Chapitre 1: Les années de jeunesse
Si je naquis à Londres en 1898, comme le répandent les dictionnaires biographiques, ce fut accidentel ou presque. Ma mère y habitait avec son mari, ce qui explique. Après un an, plus ou moins, la famille se transporta en France, d’abord à Soissons, où naquirent ma sœur France et le petit dernier Émile, aussi blond que les autres ne l’étaient pas, puis à Paris, et c’est à la France que nous devions notre formation première. Elle nous marqua à tel point qu’il fallut réagir en sens opposé, dès notre retour définitif au pays. Je parlais alors si bien le français, m’a-t-on raconté, que c’était plaisir et joie de m’écouter. Ce ne fut pas le cas à l’école où je m’évertuai à parler le plus mal possible, pour qu’on cessât de moquer un accent jugé inacceptable. Ma sœur passa par les mêmes épreuves, qui revenait en pleurant du couvent, parce qu’on l’y accusait de dire « blond » ce qui était blanc, ou vice-versa. Le jeune frère ne souffrit pas le même martyre, parce que gardé à la maison, mais sa langue se corrompit à son insu, au contact des aînés. Les choses se tassèrent peu à peu, dans la mesure où chacun des trois réussissait à prononcer ses mots à moitié, ayant l’air de les avaler, ou de les laisser tomber comme des fruits piqués de vers, d’une bouche paresseuse et molle. Chacun tenta aussi, dans nos conciliabules à trois, d’épater les autres par les impropriétés, idioties et grossièretés, anglicismes, barbarismes, acquis au fil des jours, pour l’enrichissement du vocabulaire commun. De sorte qu’il fallut, quinze ans plus tard, travailler d’arrache-pied pour acquérir l’ombre de ce que nous possédions en notre bas âge, et n’avions su garder.
Après ses années de jeunesse au Manitoba, sa vie prude de jeune fille janséniste qui s’ignore, transplantée à Montréal, ma mère se maria en 1897, à la suite d’une manière de devinette que lui posa son prétendant, lequel la courtisait sans en avoir l’air, croyant que personne ne lisait dans son jeu. Il lui demanda à brûle-pourpoint, croyant qu’elle serait décontenancée, ce qu’elle répondrait s’il lui offrait de l’épouser. Elle dit qu’elle accepterait et ce fut lui l’étonné. De ce moment les choses se précipitèrent : bague de fiançailles et jonc, bans à l’église Saint-Jacques, adieux aux amis, renoncement aux plaisirs du monde – le fiancé ayant vingt-neuf ans –, achat de deux billets de paquebot pour Liverpool en attendant le ciel soleilleux de Londres et ma venue, non moins brillante. L’heureux époux et père se rendait en Angleterre, s’y substituant à son employeur new-yorkais, qui y exportait du mil de qualité récolté dans la province de Québec, et l’envoyait outre-mer surveiller les arrivages.
Je fus élevé au foin, comme les chevaux. Dans ce sens que mon père et sa famille comptaient pour vivre sur le commerce de ce fourrage. Commencée en direction de la Nouvelle-Angleterre, avec Boston pour centre de distribution, l’exportation du produit québécois s’étendit à New-York, aux villes américaines du sud-est, puis aux pays d’Europe. À vingt-cinq ans, mon père était une manière d’expert qui en valait d’autres, cantonné dans un domaine particulier, pour lequel une grange remplie jusqu’aux nids d’hirondelles du faîte, ne cachait pas de secrets. Il passa les trois-quarts de sa vie active à courir les campagnes pour admirer un mil jeunet sur le champ, apprécier les trèfles destinés aux troupeaux laitiers, visiter des tasseries sentant bon la fenaison de juin, acheter, vendre, expédier ou rejeter des ballots apportés aux voies d’évitement du chemin de fer, s’il supposait des roches à l’intérieur ou pour d’autres raisons. Cela dura jusqu’à l’avènement de l’automobile et la disparition graduelle des bêtes de trait. Vint le jour où même les vaches cessèrent de s’emplir la panse de foin enrichi de trèfle rouge, fleurs sauvages, moutarde jaune et autres mauvaises herbes, leur nouvelle diète se composant de maïs ensilé, luzerne et chou de Siam, voire de collets de betteraves à sucre et l’auteur de mes jours dut admettre que son métier – le seul qu’il possédât à fond – lui éclatait entre les mains, comme un pétard. Force lui fut de se trouver une autre occupation, mais ses enfants arrivaient à l’âge de se débrouiller seul, ce qui lui apporta un soulagement dont il ne parla point. À Boston, qu’alimentait en foin la région de Saint-Hyacinthe, il ne reste de son commerce que des pigeons gris, acclimatés pour nettoyer les rues d’un crottin fumant, plus malpropres que ne le fut jamais la gent chevaline.
Muée en Parisienne temporaire, pas plus Française que l’avant-veille, ma mère fut, à la belle époque, le type à peu près parfait de la bourgeoisie moyenne, ni trop argentée ni démunie, un peu boulotte parce qu’elle mangeait trop et mal, s’étonnant d’engraisser. Elle lisait le Petit journal avec ses illustrations en couleurs, les feuilletons populaires de l’époque, applaudissait au théâtre Sarah Bernhardt, Réjane et les frères Coquelin, ce qui ne l’empêchait pas de préférer Le Maître de Forges à Cyrano de Bergerac, Michel Strogoff au Malade imaginaire. On ne discute des goûts ni des couleurs.
Séparé à l’amiable de son patron américain, qu’il retrouva par la suite, mon père partit représenter en France un négociant anglais nommé Underwood, à l’instar des machines à écrire, qui achetait lui aussi, entreposait, vendait du foin et de la paille. Ce qui explique que mes frère et sœur naquirent à Soissons sur le sol de France, et pourquoi l’on m’envoya au Collège Rollin.
À Paris, ma mère recevait chaque jour, sous la forme de fascicules, des romans comme La Porteuse de pain, Patira et Jean Canada, que je n’avais pas la permission de lire, parce que jugés trop avancés pour mon âge. Quand on découvrit pour moi le Jeudi de la jeunesse, ma satisfaction fut telle que j’en négligeai La Fontaine. J’y appris entre autres choses l’existence des Peaux-Rouges du Canada, mais les questions à leur sujet exaspéraient ma mère, que l’on surveillait d’une fenêtre à l’autre et à laquelle on demandait, vu sa qualité de Canadienne, pourquoi elle ne portait pas de couverture sur les épaules ni de plumes sur la tête.
Elle m’emmenait l’après-midi, quand une bonne la remplaçait à la maison, à l’un des nombreux théâtres de son quartier. Elle portait de longues robes, trop serrées à la taille, qui froufroutaient en balayant la poussière de la rue, agrémentées de manches gigot et de dentelles ajourées, et elle ne mettait le pied dehors, par beau ou mauvais temps, sans un sombrero fleuri du diamètre d’une ombrelle, qui cachait la scène à ses voisins de l’orchestre. Ceux-ci pestaient en se poussant du coude, sans provoquer la moindre attention chez elle ni le soupçon d’un regret. Seules les domestiques et quelques ouvrières sortaient en cheveux, mais pas une femme de qualité ne l’osait, et elle n’était pas de celles qui commenceraient. À la menace de pluie, même lointaine, elle protégeait du dôme d’un parapluie celui du chapeau tant redouté, et j’aurais donné les théâtres du monde entier pour ne pas entendre maugréer contre ce nouvel objet de supplice, qui mouillait le plancher et les sièges d’alentour, quand il pleuvait pour de bon.
Fière de son intérieur 1900, où les horribles meubles style « nouilles » le disputaient aux statuettes de vague biscuit et aux plâtres d’art, elle résumait à table les mélodrames qui l’émouvaient le plus. Pour les enfants, disait-elle. Mon [père] écoutait, l’air abattu, se plaignant de migraines qui lui mettaient le crâne en morceaux. Entre la poire et le roquefort, dont elle ne se lassait pas, elle revivait La Grâce de Dieu et Les Deux orphelines, surtout ce Maître de forges que Georges Ohnet (Hénot, de son vrai nom), dut transformer en roman pour qu’on l’acceptât à la scène. Logée au 13 de l’avenue Trudaine, elle ne soupçonna jamais que l’auteur et son héros demeurait au 14, presque en face. Je me demande ce qu’on aurait pu craindre, si elle l’avait su. Je l’imagine derrière ses rideaux, dans l’espoir de le voir passer. Quand j’appris moi-même ce passionnant voisinage, elle dormait au cimetière depuis une douzaine d’années.
J’eus une fois si peur, dans un théâtre où je l’accompagnais, que je fus pendant quelque temps à ne plus vouloir la suivre en ses sorties. Si j’oublie la pièce qui me secoua de frayeur, j’ai comme un vague souvenir que c’était le Michel Strogoff de Jules Verne et d’Ennery, où les Tartares brûlent au fer rouge les yeux du comédien sacrifié dans le rôle-titre. Horreur digne du Grand-Guignol, qui peut-être n’existait pas à l’époque, car je ne l’entendis jamais nommer.
Un après-midi de soleil, j’allai avec ma mère voir une représentation qu’on disait unique, et je crois que c’était au sous-sol des Grands Magasins du Louvre – ce qui n’est pas sûr – non loin du Théâtre-Français, avant le triste monument de Musset pointant du doigt vers une pharmacie, comme s’il revenait de sa dernière cuite. Je m’engouffrai après elle dans un réduit sans fenêtre, où il faisait noir comme dans un four. Resté debout, craintif et méfiant, prêt à fuir s’il le fallait, j’aperçus tout à coup sur un écran de sept ou huit pieds de haut, dans une obscurité telle qu’on n’y voyait pas le bout de son nom, des hommes et des femmes qui marchaient si vite, sans pourtant courir, que je me sentais essoufflé pour eux.
Sauf erreur, c’était un des premiers essais publics des frères Lumière, inventeurs du cinéma, ou d’Edison leur concurrent, avant mon entrée en classe en 1904. Ce fut aussi mon initiation au septième art. À Montréal, quelques années plus tard, quand je me présentai au Ouimetoscope de la rue Sainte-Catherine, je me sentais déjà familier avec le spectacle qui m’attendait. Je n’avais pas dix ans.
À trente ans, mon père portait visage glabre et moustache d’un noir d’ébène, selon la mode prévalant en Angleterre, comme en témoigne une photo du temps. Sans paraître le soupçonner, il y brille d’un éclat particulier, seul Canadien français mêlé à une centaine de Londoniens, dont quelques-uns montrant barbiche en l’honneur du jovial Édouard VII, qui ne devait accéder au trône qu’en 1901, âgé de cinquante-neuf ans.
Passé en France deux ans plus tard, il y arbore une barbe en pointe et soyeuse, en avance de trois-quarts de siècle sur les velus d’aujourd’hui. Il en était aussi fier que d’un appareil photographique encombrant et compliqué, avec pied, objectif, soufflet, viseur, ample voile noir sous lequel il cachait la tête et les épaules, tandis que femme et enfants, les amis, des visiteurs arrivés d’Amérique, tenaient la pose dans un calme plus apparent que réel, chacun craignant qu’il ne manquât son coup. Ce qui nous vaut maintenant une documentation iconographique sans égale. Il va sans dire qu’il nous recommandait de surveiller un oiseau qui ne se montra jamais, tantôt jaune et tantôt bleu, dont il se désintéressait à chaque changement de plaque sensible.
C’est grâce à lui que je puis m’admirer à treize mois, vêtu d’une robe comme une fillette et flanqué d’un chien noir, dans le jardin fleuri d’un paysan de ses amis, au Plessis-Belleville; de six ou sept mois plus âgé, en compagnie de ma grand-mère maternelle à Upton, d’un autre chien et de deux cousins, encore affublé comme une fille et les cousins de même; avec large tourmaline et col de matelot, comme il convient sur le pont d’un navire filant vers New-York; en uniforme de chasseur, avec dolman bleu ciel et saluant à la militaire, le moins mal possible; portant au cœur de l’été, dans notre jardin de Soissons et sans justification raisonnable, une sorte de collerette blanche et raide, empesée à souhait, en même temps que des guêtres de cuir boutonnées sur le côté, qui me montaient à mi-cuisse, me blessaient et me rendaient ridicule, cependant que ma mère y voyait le fin du fin, le dernier cri du chic, ce que je n’arriverai jamais à accepter, même aujourd’hui. Les guêtres me firent trop souffrir.
Au moment où Zola, peu après l’affaire Dreyfus, se désintéresse du roman pour s’adonner à la photographie, mon père emprunta la même voie, qui ignore son nom et ne lirait pas un de ses livres, même le plus épicé et recommandé comme tel. Son attirail le suit à la campagne comme à la ville, et c’est dommage qu’il ait négligé la scène de mœurs pour le portrait de famille. Il aurait pu combiner l’une et l’autre et faire d’une pierre deux coups, comme l’histoire des lapins de la mère Wyrsch, par exemple, en fournit un jour l’occasion.
Son ami Louis Wyrsch, dont le nom à l’allemande cachait un Suisse naturalisé français, gardait dans un coin de sa cour de ferme, au Plessis-Belleville près de Paris, un clapier aux multiples compartiments, à portes grillagées, derrière lesquelles haletaient en grimaçant, retroussant le nez, lapins mâles et lapines, lapereaux de tailles et de couleurs variées, que je rêvais de tenir en mes bras et caresser, mais qu’on ne me permettait pas d’approcher. Un dimanche que la fermière parlait cuisine et recettes avec ma mère, pendant que les maris tentaient d’apprécier un cru de l’automne d’avant, je m’esquivai en douce vers le clapier, que je vidai de ses habitants en quelques minutes, sans pouvoir en serrer un contre moi, petit ou gros, leurs griffes m’entrant dans les chairs et m’obligeant à les lâcher.
Quand on s’aperçut du désastre, je pleurnichais entouré de deux cents bestioles affolées de liberté, les familles mêlées, les jeunes cherchant leurs mères, les mâles levant un nez méprisant – c’est le cas de le dire – sur les feuilles de laitue qu’on leur tendait, dans l’espoir de tromper leur vigilance et les saisir par les oreilles. Par bonheur pour tous et chacun, la cour de la ferme s’entourait d’un haut mur de pierre, de sorte que les lapins ne pouvaient s’échapper vers les champs. Madame Wyrsch dit qu’il n’y avait pas de quoi pleurer ni se pâmer, qu’elle rétablirait l’ordre en un tournemain, mais je ne fus félicité de personne.
J’appris à lire à Paris, il y a belle lurette, et je le sais encore. On y apprenait là-bas comme au Québec, mieux ou plus vite, ou de la même manière. Mes parents habitant Montmartre ou aux confins – les limites de la Butte m’étant imprécises –, on m’inscrivit au Collège Rollin, aujourd’hui lycée, presque en face de l’appartement familial, au 13 de l’avenue Trudaine. Ce numéro a son importance, comme on le verra tout à l’heure. Je n’avais que la chaussée à traverser pour arriver au collège, mais ma mère m’accompagnait deux fois par jour jusqu’à la porte d’entrée, me prenait aussi à la sortie, pour que personne ne me volât en route. C’était en 1904 et je n’avais pas six ans et demi. À la maison, je racontais ma journée, ce que j’avais appris en classe et dans la cour de récréation, y compris les sottises coutumières, ce qui ne m’attirait pas de compliments. Mes frère et sœur – un de chaque espèce– écoutaient avec yeux ronds comme des pièces de cinq francs, pleuraient quand on m’imposait le silence. Ils ne comprenaient pas pourquoi, ni moi non plus.
Au collège, les élèves de première avaient trois livres entre les mains : un de lectures, alors qu’ils ne savaient ni « a » ni « b »; une histoire de France composée surtout d’images; un recueil abrégé des fables de La Fontaine. Ils recevaient aussi des leçons de solfège, une fois la semaine ou deux, de sorte qu’on apprenait ensemble à lire les mots des livres et les notes des portées musicales. Ce qui avait ses avantages et ses inconvénients. La mémoire étant la faculté d’oublier, ce que nous savions d’instinct, chacun retenait ce qu’il voulait et pas davantage. Nous nous dépêchions à lire pour percer le secret des fables qui nous intriguaient, parcourir en vitesse le livre de lectures des camarades de seconde, plus passionnant que le nôtre. L’histoire de France constituait une merveille de simplification. Une page montrait un homme dans la force de l’âge, assis sous un arbre et vêtu d’une robe comme une femme, avec une légende d’une ligne : « Saint Louis rendant la justice à l’ombre d’un chêne » Pas un mot de plus. Au bout d’un mois, je connaissais les sacrifices des Druides, Vercingétorix et le vase de Soissons, le paladin Roland et la victoire de Roncevaux, les rois fainéants, Jeanne d’Arc brûlée vive à Rouen, après avoir bouté les Anglais hors de France. Des images du genre, j’en avais plein la tête.
Les fables de La Fontaine me fascinaient davantage, celles-là surtout qui mettent en scène des animaux parlant comme des humains, ce que j’acceptais comme convenable, logique, commode, sinon vraisemblable. Emporté d’enthousiasme, j’aurais adressé la parole au premier roquet aperçu dans la rue, mais je savais que les bêtes ne parlent pas hors des livres, ce que je jugeais injuste. J’aurais eu tant de choses à leur dire, et combien de plaisir à les écouter. Au vrai, l’auteur des fables me paraissait plus digne d’admiration que Vercingétorix ou Jeanne d’Arc, et je ne lui reprochais qu’une trop apparente facilité. Longs ou courts, rimés sans art apparent, ses vers paraissaient si simples, d’un tour si aisé, que je me sentais capable d’en écrire de pareils, sinon de meilleurs.
J’en étais si persuadé que je m’y essayai, et je garde le souvenir d’un essai manqué, dont le premier vers se lisait comme suit : « Un chien, refusant sa pâtée…! » Je ne m’aventurai pas plus loin. Le mot chien m’appartenait, non la pâtée, empruntée au Bonhomme. Le terme ne s’employait pas chez mes Canadiens de parents, qui ne possédaient d’ailleurs ni chien ni chat. Malgré d’incroyables efforts, jamais je ne trouvai une rime à pâtée. Après un vers de huit pieds, ressemblant à de la vulgaire prose, j’abandonnai la poésie pour des occupations plus terre à terre. Plus tard, quand on me demandait d’où me venait le goût d’écrire, je répondais : de La Fontaine. Ce qui était plus vrai qu’on ne le croyait.
Un an plus tard, l’art d’écrire me joua un autre mauvais tour, mon père décidant que je me fendrais d’une lettre dépareillée au sien, soit mon grand-père au Canada, pour le jour de l’An à l’horizon. Il s’agissait de démontrer aux grands-parents, paisibles dans leur retraite d’Upton en pays de Bagot, jusqu’à quel point je pouvais être intelligent, avancé pour mon âge, doué pour les lettres. Par chance que je ne racontai à personne l’aventure du chien levant le nez sur son dîner, car une version manuscrite, dédicacée et paraphée de ma main, en aurait été expédiée incontinent en Amérique. Faute de poème, il fallut me rabattre sur une lettre conventionnelle et traditionnelle, qui me coûta plus de crayons mâchouillés et de sueurs qu’à Flaubert une page de Madame Bovary, ce qui n’est pas rien. J’y consacrai mes loisirs de plusieurs semaines, en marge d’études plus ou moins absorbantes, ce qui finit par donner une quinzaine de lignes tremblées à l’encre noire, sur papier aminci à vingt endroits par la gomme à effacer, quelques barbeaux mineurs et les fautes que mes parents ne virent pas, ou qu’il ignorèrent, se disant que le destinataire, gros sensible à la larme facile, lirait avec des yeux embués et ne les verrait pas non plus. Je ne garde pas souvenance que le grand-père m’ait répondu, et je lui voue une reconnaissance qui ne s’éteindra point.
L’aventure européenne ne pouvait durer. L’heure du retour sonna et il était temps, les exilés commençant d’aimer trop leur pays d’adoption. Non seulement les habitudes canadiennes se perdaient en nos entours, mais le fils aîné ne répugnait pas à l’idée d’une carrière militaire dans la cavalerie, à cause des chevaux. Si lnait qu’un jour son père ne mourût sans lui, dans son ermitage d’Upton. En neuf années de séjour dans le vieux monde, il partit trois fois pour l’Amérique avec sa suite. La dernière, il ne prit pas de billets de retour. Il s’installa à Montréal, où il commença par manger le plus clair de ses économies. Le grand-père ne décéda que quatre ans plus tard en 1910, peu après le roi d’Angleterre, disant que le petit Édouard l’attendait en haut.
Montréal lui ayant mal réussi, mon père alla retrouver le sien à Upton, pour l’aider à liquider des affaires qu’il songea d’abord à redresser. C’était pour moi la campagne et ce fut le paradis terrestre.
Les champs et les bois, les bouquets d’arbres çà et là, la rivière et les ruisseaux abondaient en merveilles. Je me couchais à plat sur le sol dans la prairie ou je triais de menues fraises pointues, et j’avais comme des tentations d’embrasser la terre. Je comparais les marguerites blanches aux jaunes, que je voyais pour la première fois. Je mâchais de l’oseille sauvage et du pain d’oiseau qui ont un goût suret. Je découvris ensemble, les apercevant de près, les moineaux gras et ronds, allongés d’une queue courte et mince, raide comme un crayon; les chardonnerets jaune et noir qui nichent parmi les épines des cenelliers; les goglus aux raies jaunâtres, se balançant aux tiges du foin mûrissant. Il y avait encore les grives, qui se laissent mourir en cage; les étourneaux noirs aux reflets de bronze; les butors et les hérons plantés sur une patte, immobiles au bord de l’eau; les corneilles bruyantes que mon père abattait avec un fusil à double canon, les attirant avec de la viande avancée; les siffleux au printemps, les éperviers et les alouettes, les geais bleu de ciel et les martins-pêcheurs, les hirondelles de falaise et les autres, d’un bleu-noir. Je n’en finissais pas d’apprendre leurs noms et de les identifier.
Il y avait encore les framboises juteuses et parfumées, que j’allais chercher à l’extrême bord de l’étang, boueux et glissant, malgré la défense de mes parents; les pissenlits dentelés pour les salades du printemps; les bermudiennes, herbes aux yeux bleus; les linaires veloutées, aux deux tons de jaune, si bien nommés par les Anglais, butter-and-egg plants.
Je me garde d’oublier les grenouilles géantes, sommeillant parmi les joncs, dont on mange les cuisses charnues; les rats musqués à tête triangulaire, percée d’yeux luisants; les lièvres rares, timides et circonspects, qu’on apercevait à la condition de se tenir immobile, sans même cligner de l’œil; les belettes aussi peureuses, d’un brun ambré qui deviendraient blanches à l’hiver.
Je pêchais au ver dans l’eau sombre de l’étang, y capturant là des gougeons de la longueur du doigt et des carpes à cochon de six pouces, que le chat tigré de ma grand-mère dévorait à belles dents et crus, s’il attrapait le premier l’hameçon qui les tenait. Le soleil brûlait, l’air était doux, le ciel gris perle, et des demoiselles aux minces ailes bleues se tenaient en équilibre sur le bouchon de ma ligne, ma canne de jonc, parfois mes mains, si je ne bougeais pas. Je me rappelle les lilas et leurs feuilles en cœur, les érables offrant des points d’étoiles dans les leurs, les peupliers qui tremblent avec un bruit d’eau remuée, les ormes panachés, montant à l’assaut de l’azur.
À l’automne, revenant de l’école du village, lointaine et voisine du cimetière, je coupais court à travers les champs, plutôt que de suivre les trottoirs de bois longeant les rues. J’enjambais les clôtures de perches, cueillais des asters mauves et de la verge d’or, des immortelles blanches à tige laineuse, surveillant dans les pacages les taureaux qui pouvaient me foncer dessus, si j’avais du rouge après moi.
Bon vivant et bedonnant, mon grand-père était aussi un sage, dont les affaires périclitaient un peu plus chaque année. Il disait, apprenant qu’un voisin maussade lui en voulait : « Je n’y comprends rien, je ne lui ai jamais rendu service. » Ancien maçon devenu entrepreneur en construction, il avait réalisé à Saint-Hyacinthe une honnête fortune qu’il alla perdre dans la métropole, construisant à la Place d’Armes un édifice d’une dizaine d’étages. Il lui manquait la finance et l’instruction qu’il faut, l’appui des banques, pour mener à bien une entreprise de cette envergure. Revenu d’illusions que ne partageait pas son épouse, il plongea de nouveau, cette fois du côté d’Upton, pour y fabriquer de la brique, le sol s’y composant de forte glaise bleue, gluante au toucher, en quantité inépuisable. Le mot « inépuisable » est juste, mais il arrivait trop tard. Il ne pouvait prévoir la prochaine concurrence des nouvelles briqueteries de Laprairie, modernes et mieux outillées que la sienne, étayées de capitaux sans entrailles, qui allaient envahir le marché en peu d’années. Une « bricade », comme on disait alors, existait déjà à la limite ouest du village, propriété d’un nommé Deslauriers, quand il traça les plans de la sienne. Les deux périrent en même temps.
L’ère des trusts commençait, ou se continuait, qui allait écraser partout les industries familiales produisant à bon compte, employaient les jeunes hommes que l’agriculture n’absorbait point, aptes à prévenir une hausse trop rapide des produits de consommation. Ce fut la guerre-éclair, sans pitié. Quand la brique se donna au prix de 4 $ le mille, il ne fut plus question de tenir. Mon père conseilla d’en finir, à l’exemple de Deslauriers. Le grand-père se retira au village dans une maison trop vaste, construite de ses mains et d’un aide, et mon père retourna peu à peu au commerce du foin, non encore à son dernier déclin.
Si mon grand-père était optimiste et rieur, d’une bonne humeur constante, la bouteille de petit blanc à portée de la main, pour les amis comme pour lui, sa femme brillait à l’opposé. Le jour et la nuit, disait-on dans la famille. Née Alida Lecours et sortie de Saint-Antoine-sur-Richelieu, où elle croyait se rappeler un vague souvenir des troubles de 1837, elle était sage à l’égal de son époux, mais d’une autre manière. À l’heure et à l’ordre, propre comme un sou neuf, ponctuelle, pondérée, ne riant à peu près pas, elle grognait et disputait à longueur de journée. Elle était l’homme de la famille, qu’elle sauva plus d’une fois de la déconfiture. Quand son « amusard » de mari lui arrivait les poches bourrées de billets et un peu chaudasse, pour avoir touché en espèces le prix d’un immeuble et mouillé ça en route, elle s’asseyait devant lui à la table de cuisine, disant de sa voix égale : « Je vais te compter ça, pour préparer le dépôt à la banque. »
Les billets de cent dollars se succédaient, un, deux, trois, et le quatrième tombait à ses pieds. Puis le neuvième, le quinzième, et la mère préparait son bordereau avec ce qui restait, son vieux n’y voyant que du feu. Un an plus tard ou deux, le grand-père parlant d’un mirifique contrat à portée de sa main, s’il avait mille ou quinze cents dollars pour l’achat de matériaux, elle ne lui donnait pas le temps de pleurer sur lui-même : « S’il te faut mille ou quinze cents, je vais te les passer. » Il n’en croyait pas ses oreilles : « Me les passer, mais où vas-tu les prendre? » « Je te les ai volés, la belle affaire, et je te les rends. »
Par contre, elle n’était pas facile à la maison, d’autant moins que le père laissait tomber sur la catalogne de la cuisine la cendre de sa pipe, ne s’essuyait pas les pieds avant d’entrer, crachait autour de son crachoir plutôt que dedans. C’était alors des jérémiades et des leçons de savoir-vivre à n’en plus finir, mais il ne répliquait pas. Un voisin disant qu’il ne voyait point comment il s’y prenait pour l’endurer, il répondit avec un étonnement authentique : « L’endurer? Je ne sais pas ce que tu veux dire. Moi, je ne l’entends pas. »
Après le dîner du jour de l’An, qui réunissait la famille entière, il gardait les petits-enfants autour de lui, pendant que les femmes s’attaquaient à des monceaux de vaisselle, et il chantait avec eux une partie de l’après-midi, jusqu’à épuisement du répertoire et des artistes. Il se réservait le clou de la séance, avec les couplets de mon premier apprentissage :
Les tailleurs de pierre
Ne sont pas des gens fiers,
Les grands comme les p’tits,
Ça boit tous du whisky!
Y savent pas ménager
Pendant leur été
Et auront d’la misère
À passer leur hiver.
……………………………
Verse, verse, verse à crédit
Si j’fais n’bonne semaine,
J’te paierai samedi…
Je ne me souviens pas d’avoir entendu la fin de sa chanson.
Mon père était catholique, comme les autres du clan, sans rien exagérer. La preuve, c’est qu’il oublia ses Pâques annuelles et d’assister à la messe du dimanche, pendant une soixantaine d’années, après quoi il prit le chemin de l’église comme tout le monde. Sa femme y mit la main, en temps opportun. Il rouspéta et tempêta autant qu’il le put, mais il n’emporta pas le morceau. Il n’avait rien contre Rome, le Pape, les prêtres, mais les pratiques de la religion de l’intéressaient pas. Il ne voyait pas la nécessité de se confesser, n’ayant volé ni tué personne. Il se plaignait aussi des étroits bancs de bois où l’on s’agenouille, qui lui meurtrissaient la peau. Il était payé pour le savoir, car il menait ses enfants à l’église pour le baptême, assistait aux premières communions, aux obsèques des parents et des amis, ne s’opposait point à ce qu’on inculquât des principes à sa progéniture.
Ma grand-mère rappelait que, dans sa jeunesse, elle ne pouvait en venir à bout. Si elle l’envoyait à confesse le samedi, elle demandait à son mari de le suivre de loin, pour s’assurer de son obéissance; mais il entrait par une porte, sortait par l’autre, et le grand-père le perdait. Ils revenaient ensemble à la maison, mais ni l’un ni l’autre ne disaient l’entière vérité en entrant. Une fois marié, il commença d’aller à la messe avec sa femme, mais cela ne dura point. En France surtout, où les fervents de son calibre ne manquaient pas. Des amis le persuadèrent d’entrer dans la franc-maçonnerie et de se joindre au Grand-Orient, mais il revint furieux de la cérémonie d’initiation.
― Quand je vis cette bande d’imbéciles, disait-il plus tard, qui se promenaient avec des tabliers de peau de cochon sur le ventre, j’en eus assez.
On ne le revit pas.
Quand il atteignit ses quatre-vingt-deux ans et que sa santé s’altéra pour de bon, ma mère décréta, un samedi, qu’il entendrait la messe le lendemain, et que ce serait de même désormais, chaque dimanche. Il n’en revenait pas, bougonna de son mieux, mais Alexandra ne désarma point. Elle tint bon et il se soumit. Profitant de l’avantage, elle annonça quelques jours plus tard qu’il aurait à accomplir son devoir pascal, le moment venu. C’était un comble, mais il n’était plus de taille à s’opposer.
― Il y a assez longtemps que tu fais le fou, dit-elle. Tu es à la veille de mourir et tu vas mourir comme du monde, non comme un renégat. Tu m’entends? Et je ne veux pas entendre parler de ton mal de genoux, ni d’autres bobos, autant d’excuses pour ne pas te montrer à la messe ni au confessionnal.
Il fréquenta dès lors l’église, aussi longtemps que son état de santé le permit, et il mourut à quatre-vingt-cinq ans près, dans les sentiments d’un chrétien exemplaire. Sa compagne d’un demi-siècle attendit le moment opportun et l’aida à se ressaisir. Il était au fond un nonchalant, une sorte de paresseux intellectuel, ou moral, qui préférait ses aises aux prescriptions des commandements.
[Pourtant, quand] on apprit à la maison que je n’endossais pas la soutane, ce fut de la consternation. Le plus désappointé fut peut-être mon père, malgré son indifférence religieuse et son areligion non agressive. Lui ne me voyait que curé, à cause d’habitudes non bruyantes, de mon goût pour l’étude, les livres, le silence. Ma mère se consola mieux, qui me rêvait surtout dans la peau d’un médecin, comme deux frères à elle. Quant à ma grand-mère paternelle, elle jouait de malheur et le disait à qui voulait l’entendre. Souhaitant, sa vie durant, un prêtre dans sa famille, j’étais son dernier espoir et je lui échappais comme les autres : un fils à elle, mort depuis plus d’un quart de siècle, qui choisit la pharmacie pour carrière; trois petits-fils dont j’étais le dernier, coulés comme lui dans le moule classique conduisant au sacerdoce, s’engageant l’un après l’autre dans des voies profanes. Elle mit du temps à s’habituer à son malheur.