Lettres échangées, 1929-1930

Ces lettres furent publiées en 2005 aux Éditions David sous le titre Conversation poétique et sont conservées dans les deux fonds d’archives suivants:

FHB= Fonds Harry-Bernard, Archives nationales du Québec à Montréal

FAD= Fonds Alfred-DesRochers, Archives nationales du Québec à Sherbrooke

 

Lettre 1

FHB 298/045/007

12 janvier 1929

 

Cher Monsieur,

Vous trouverez, ci-inclus, un bon de poste de 25 sous, pour lequel vous m’enverrez, s’il vous plaît, 5 exemplaires de votre édition d’hier, 11 janvier.

J’ai la manie de collectionner, pour l’édification de mes descendants, tout ce qu’on dit en bien et en mal de ma plaquette. Et comme j’ai trois enfants, après trois ans de mariage, il me faut prévoir les besoins de l’avenir en entassant plus de samples que pour les nécessités du présent!

Je vous remercie bien de ce que vous avez dit de mon Offrande. Ce qui m’a le plus amusé, c’est que vous m’apparentiez à Baudelaire, que j’ai peine à sentir à cause de son incohérence. On n’a plus qu’à m’affilier à Rostand, pour que le cycle soit complet!

Et l’on a sans doute raison. La psychologie appliquée enseigne que nous détestons ceux dont les défauts ressemblent aux nôtres. Mais, ma foi! je préfère qu’on m’attache aux écoles qui ne me disent rien qu’à celles dont les œuvres m’extasient. Il y en a un si grand nombre qui m’ont fait disciple intégral de Leconte de Lisle – qu’ils n’ont jamais compris, s’ils l’ont lu – parce que j’en faisais mes délices, que je bienviens (comme dit Ronsard) les diversions.

À propos de Ronsard, c’est à mon sens, l’auteur avec qui j’ai le plus d’affinité, pourtant, nul n’a encore vu la filiation. Je me délecte de ses œuvres complètes depuis que Garnier les a rééditées (1924). Tous les auteurs des XVe et XVIe siècles me sont aussi chers. J’ai cette idée que c’est en eux, plutôt que dans la littérature française contemporaine, qu’il faut chercher le salut. Comme nous, ils luttaient pour la création d’une littérature vraiment nationale; comme nous, ils devraient colleter avec un vocabulaire rétif; comme nous, ils avaient un matériel inépuisable où puiser, mais souffraient d’inanition faute de savoir où regarder.

À voir leurs échecs, nous pouvons apprendre quoi éviter. Car, pour nos mentalités (pardon, M. Henri d’Arles) latines, il n’y a que les  négations qui enseignent. Chez un auteur de chez nous, il arrive excessivement rarement qu’on souligne la partie qui devrait être développée et qui existe déjà dans l’œuvre. Mais on trouve fort bien ce qu’il n’y a pas et l’on demande que l’absent devienne le core de l’œuvre future.

C’est, pour les âmes faibles, un état de chose fort décourageant. La littérature englobe, du moins comme je la comprends, tous les autres arts. Un littérateur peut être un artiste-peintre, peintre-décorateur, orfèvre, musicien, sculpteur, etc. S’il est miniaturiste, on lui demandera de peindre des fresques. Pourtant, on trouvera immoral de demander à un peintre qui fait sa vie en fignolant des fesses de mérétrices, de peindre des Enfants-Jésus. Pourquoi exiger la standardisation des thèmes poétiques? Les beaux-arts ne se réduisent pas à la musique, à l’architecture, ou à la peinture exclusivement.

Il y a une autre objection, à mon point de vue, à normaliser les motifs d’inspiration, tant dans leur essence que dans leur facture. C’est qu’avec cela, nous avons eu et nous continuerons d’avoir surtout des œuvres factices. On ne fera accroire à personne que nous soyons la race ni chair ni poisson, éprise de métaphysique, qu’on a littérairement décrite – sauf quelques exceptions, jusqu’ici. Nous sommes une race dont la vie la plus intense, dont l’unique vie, en moyenne, oserais-je dire, est la vie PHYSIQUE. Vous devez en savoir quelque chose par vos livres, qui n’ont pas été lus par un centième de nos populations, malgré leur haute valeur morale et littéraire.

L’écrivain qui refuse de voir son peuple tel qu’il est est factice et fautif envers lui-même d’abord, puis envers son pays, à qui il offre des exercitations, pour employer un mot du XVIe siècle, au lieu d’œuvres vraiment inspirées, les seules qui demeurent.

Notre race a comme caractéristique première la force physique, brutale même. Et cette constatation, c’est un américain, Geo.F. Jowett, qui l’a faite dans cinq ou six magazines et dans un livre, où il nomme notre province : « Quebec, the craddle of Strong Men ». J’aurais aimé qu’un critique littéraire canadien voie mon « terroirisme » dans la force sans épithète de mes vers. Nul ne l’a vu. Pourtant, s’il est quelque chose que j’aime dans mes vers, c’est leur sincérité d’inspiration et leur brutalité d’expression. Je n’ai jamais eu peur de deux « qui » ou de trois « que ».

Bon, sans rancune! et Saluts!

P.S.S.V.P : adressez journaux à 20 rue Georges, Sherbrooke

Alfred DesRochers

Lettre 2

FHB 298/045/007

[vers le 15 janvier 1929]

 

Cher Monsieur,

Si vous êtes « un gars sans cérémonies », je vous invite à venir souper avec moi, lors de votre  « prochain » voyage à Sherbrooke!

Confortablement assis sur un den-set de $ 35., le dos tourné à un commencement de bibliothèque, où il y a surtout des vieux journaux et rien que des auteurs orthodoxes, nous causerons littérature, en fumant du bon tabac et en lampant du vin… Canayens tous deux, au cours de la soirée qui suivra.

Et nous nous séparerons, plusieurs heures plus tard, convaincus l’un l’autre que nous nous sommes mutuellement convertis… vous croyant que j’accepte vos idées intégralement et moi, que les miennes ont enfin trouvé quelqu’un qui puisse les apprécier.

Alors, c’est au revoir que je vous dis,

Alfred DesRochers

Lettre 3

FHB 298/045/007

Le 17 janvier 1929

 

Cher monsieur Desrochers,

Vous êtes bien aimable. J’accepte par anticipation, mais ne sais encore, malheureusement, quand cela sera.

Il est bien entendu, d’autre part, que vous serez toujours bienvenu à Saint-Hyacinthe, et chez moi, s’il vous arrive de vous balader dans notre région, ou dans nos entours, comme dit votre ami Henri d’Arles.

Je vous avoue que je n’ai pas les idées arrêtées que vous paraissez vouloir me prêter. En vérité, je voudrais, malgré mes travaux antérieurs, n’appartenir à aucune école, ne nourrir aucun préjugé. Je suis un homme qui cherche, non un monsieur qui croit posséder la vérité, littérature canadienne parlant, et la veut imposer au reste de l’univers.

Je suis toujours prêt à accueillir la lumière avec plaisir, d’où qu’elle m’arrive.

Je vous remercie encore une fois, et vous serre la main.

[H.B.]

Lettre 4

FHB 298/045/007

[début février 1929]

 

Cher Monsieur Bernard,

Je viens de lamper la première « bouteille » (pour continuer la métaphore) de votre capiteux article sur la jeune poésie, et je succombe au plaisir de vous en féliciter. Je vous enverrais bien un autre bon de poste pour que vous m’envoyiez cette première partie et les autres qui suivront, mais je crains que vous me le retourniez.

Alors, pour piquer au plus court et ne plus manquer vos articles, je prends une décision héroïque : placez-moi sur votre liste d’abonnement, à partir du 1er février et adressez-moi la facture chez-moi, 20 rue George. Vous adresserez le journal à cet endroit aussi.

Je ne me souviens pas au juste de quoi je vous avais parlé dans ma dernière lettre, mais en réponse, vous m’assurez que vous n’avez aucun préjugé. Ça, je ne l’ai [sic] jamais douté, à moins que nous acceptions la définition de Jules Lemaître : « J’appelle préjugé l’opinion des autres, quand je ne la partage pas »… qui est peut-être la bonne. Et à ce point de vue, il n’est pas un créquien d’homme qui n’a pas de préjugés. Saluts.

Alfred DesRochers

Lettre 5

FHB 298/045/007

Le 5 février, 1929

 

Cher monsieur Desrochers,

Je regrette de n’être pas seul propriétaire du Courrier de Saint-Hyacinthe. Cela vous eût certainement valu un abonnement de faveur. Dans les circonstances, je suis votre avis, et fais agrémenter de votre nom notre liste d’abonnés. Et je vous remercie.

Je ne puis, toutefois, faire dater que du 8 courant, l’édition du 1er février se trouvant épuisée. Par manière de consolation, je puis bien vous dire, s’il ne s’agit que de l’article sur La jeune poésie, que le dit article a paru à Montréal, dans la livraison de décembre 1928, de l’Action canadienne-française. Vous pourrez facilement vous procurer cette livraison de décembre.

Je dois dire que je n’ai pas même mentionné votre Offrande dans mon étude. Le livre y aurait eu sa place, mais mon travail fut terminé bien avant la publication de votre livre. Vous ne m’en voudrez donc pas trop.

Je vous remercie encore une fois de votre amabilité, et vous prie de me croire, comme toujours, votre tout dévoué.

[H.B.]

Lettre 6

FHB 298/045/007

Sherbrooke, 2 mars 1929

 

Cher Monsieur,

Si j’atteins jamais à la célébrité d’un Paul Claudel, j’écrirai, moi aussi, mon mythe! Ce sera le discord dans le ménage de « Pécune et Pica », comme pendant aux fameux Animus et Anima.

Je fais mes délices, chaque samedi après-midi, de vos chroniques, dont je ne partage pas toujours la manière de voir, mais que, tout Béotien que je sois, j’apprécie grandement. Pourtant, je ne vous ai pas encore fait parvenir le montant de mon abonnement. Mais cette semaine je fais un effort spécial, et je vous inclus mon chèque.

Je vous dis que je ne partage pas toujours vos manières de voir. Ça vous laisse indifférent? Tant mieux! Quand je dis penser autrement que vous, je m’exprime plutôt mal. J’ai absolument les mêmes idées que vous. Notre littérature doit être avant tout canadienne et catholique; c’est dans la manière de voir « canadien et catholique » que nous différons.

Le catholicisme a un principe dualiste, et il me semble qu’on a parfaitement raison de parler du catholicisme de Baudelaire, de Barbey d’Aurevilly de Paul Bourget, d’Henry Bordeaux, et le reste. Mais qu’un Canadien risque leurs thèses ou leurs idées, on le décrète immédiatement païen.

J’ai offert mes premiers vers aux Vierges folles. Le symbole était catholique. Et sans catholicisme, on ne peut expliquer la délectation morose. Chez les païens essentiels, le plaisir du remords est inconnu. On n’a qu’à lire Martial, Ovide, Properce, Tibulle, Anacréon, et tous les minores latins et grecs pour s’en rendre compte.

Des païens au Canada, nous n’en avons qu’exceptionnellement, et ce ne sont pas des purs. Même, à mon sens, le paganisme intégral ne peut maintenant exister qu’objectivement. On peut être un païen descriptif, comme Leconte de Lisle, on ne peut être païen lyriquement, parce que depuis vingt siècles l’Évangile a imprégné le monde de ses enseignements. Il y a de mauvais catholiques, hélas! et c’est tout.

L’exotisme, à mon point de vue est aussi et même plus canadien d’essence que le terroirisme intégral. Vous vivez parmi nous, vous le savez : depuis la négresse du side-show jusqu’aux  cadillacs américains, c’est ce qui vient loin de nous que nous aimons. Une littérature nationale doit, suivant mon raisonnement, peindre autant « l’intérieur » d’un tempérament que l’extérieur de l’individu.

Vous ne comprenez pas ce que je veux dire? Alors je me clos le bec. À quand le voyage à Sherbrooke?

Alfred DesRochers

 Lettre 7

FHB 298/045/007

Sherbrooke, 8 avril 1929

 

Cher Monsieur Bernard,

La diversité des goûts, dont nous avons déjà discuté et qui m’a paru bien des fois inexplicable, me semble enfin la meilleure chose pour que tout soit au mieux dans le meilleur des mondes.

C’est ainsi que les juges de la Société des poètes ont accordé le premier prix à une jeune fille de Saint-Césaire de Rouville (c’est dans votre district, je crois) pour un allongement sur les souvenirs du jeune âge, le deuxième à un aveugle de Victoriaville ou d’Arthabaska, pour une rimaillerie de 100 vers, supposés humoristiques – deux pièces que ni vous ni moi n’aurions eu peine à faire sans nous secouer –, et enfin, vous avez décroché le troisième prix avec votre poème Que j’aime le changeant visage (c’est du moins le titre qu’on a lu en public), le seul à mon goût qui méritait une récompense, parce qu’il y avait de la forme et de la pensée.

Mais c’est ici qu’intervient en ma faveur cette diversité de goût que je ne puis toujours m’expliquer. Car le troisième prix n’est offert par d’autre que votre admirateur. Ainsi ma lyre est donnée à un écrivain dont j’aime le genre et pour un poème qui me satisfait. J’aurais été désolé de récompenser l’un ou l’autre des poèmes couronnés, car, à mon humble ou orgueilleux avis, c’est un encouragement à la banalité et à tous les vices littéraires que je voudrais voir extirpés de notre littérature.

Vous recevrez donc par colis le « diplôme » qui vous sacre officiellement poète – j’espère que vous n’en deviendrez pas pour cela « poète officiel » – […] et la médaille que je vous offre avec un plaisir plus grand que je ne pourrais dire.

Votre poème a été très bien lu par Mlle Marcelle Aubry, mais j’ai cette déformation de ne pouvoir apprécier un poème qu’à la lecture. J’espère donc que vous voudrez me l’envoyer au plus tôt. Et si vous étiez sport, vous le feriez imprimer sur papier de luxe, avec belle bordure et ornements, pour qu’on l’encadre… Si vous faites ça, mettez votre autographe en travers et je proclamerai partout que vous êtes le plus chic type au monde.

Saluts, et vœux de persévérance – ou d’impénitence dans le domaine poétique,

Alfred DesRochers

Lettre 8

FHB 298/045/007

Le 9 avril 1929

 

Cher monsieur Desrochers,

Je suis très heureux que votre lyre devienne la mienne. Comme vous avez beaucoup de talent, j’espère que cela m’en vaudra un peu, un jour ou l’autre.

Je vous avoue que je ne sais que penser de ce concours. J’y ai pris part, un peu sans m’en apercevoir, et je me demande parfois si je n’aurais pas aussi bien fait de m’en abstenir?

Quant à mes vainqueurs, je n’ai pas raison de les jalouser. Je les félicite de leur succès. Il fut sans doute mérité, puisque les juges en ont ainsi jugé. Ou les concours de ce genre sont sérieux, ou ils ne le sont pas; ou les juges sont compétents, ou ils ne le sont pas. Dans l’affirmative, j’imagine que ce qu’ils ont fait est bien fait. Dans la négative, je me demande si j’ai, pour ma part, vraiment mérité ma, votre, notre lyre de bronze?

Mais cessons de badiner que je vous conte l’histoire de mon poème. Sachez d’abord que je ne fais pas de vers, habituellement. Il y avait même une dizaine d’années que je n’avais pas aligné de rimes, quand l’idée m’en vint. J’étais allé à Lévis, accompagné du notaire Wilfrid Guérin, de Montréal, pour faire une petite visite à Ferdinand Bélanger, rédacteur à l’Action catholique et notre ami commun, alors malade. Chez Bélanger, nous parlâmes de toutes sortes de choses, entre autres de poésie. J’avais déjà commis certaines machines, dans la prime jeunesse, et je promis à Guérin, un peu en m’amusant, de lui tourner quelque chose à brève échéance. C’était sur l’automne, l’an dernier. Je me mis un jour à l’œuvre et, peu à peu, réussis à mettre debout trois pièces. J’avais le tout dans un tiroir, et quand vint votre concours, j’en pris une et l’adressai à M. Désilets. Vous savez le reste.

C’est donc, un peu par hasard, que je pris part au concours des poètes. Je n’en suis pas fâché, puisque cette lyre de bronze raffermira notre amitié.

Vous pensez bien que je ne ferai pas imprimer mes octosyllabes. Ma fatuité, si grande soit-elle, ne va pas jusque-là. Je vous enverrai cependant la pièce, et je ferai pour vous ce que je ne fais jamais pour personne : je l’écrirai à la main. Ce qui, entre nous, n’est plus une petite entreprise.

Je vous laisse là-dessus. Je me demande si je ferai encore des vers. Il y a tant de choses qui mangent mon temps.

Sincèrement,

[H.B]

P..S. Pourriez-vous me faire tenir, un jour ou l’autre, ces poèmes qui méritèrent lyre d’or et lyre d’argent?

Que j’aime le changeant visage…

Que j’aime le changeant visage,

Autour de moi, du paysage;

 

Le scintillement d’un clocher

Imprévu, dans le jour léger;

 

Que j’aime, au tournant d’une route,

Un troupeau nonchalant qui broute;

 

Dans la lumière et la fraîcheur,

L’éclair bleu d’un martin-pêcheur;

 

Que j’aime les brumes légères

Se levant parmi les fougères,

 

Parmi les aulnes, les bruits d’eau,

Comme un impalpable rideau;

 

Que j’aime, vers le crépuscule,

L’odeur des branches que l’on brûle;

 

Dans le soir humide, énervant,

La plainte de l’engoulevent;

 

Que j’aime les sons, les silences,

Les douceurs et les violences,

 

Les dénuements, les floraisons,

Que nous promettent les saisons;

 

Tous les traits qui font le visage

Mobile et frais du paysage!

 

Contre les pierres trébuchant,

J’aime à me perdre dans un champ;

 

Jusqu’aux genoux dans l’herbe haute,

De val en val, de côte en côte,

 

J’aime à retrouver, frémissant,

Mon cœur perdu de paysan;

 

Près du sol brun qui me fascine,

Je me sens reprendre racine;

 

Je vais, je glisse dans les pas

De morts que je ne connais pas;

 

D’eux tous qui furent mes ancêtres,

Gens aux simples désirs champêtres,

 

Dormant, silencieux et froids,

Dans l’ombre indulgente des croix.

 

Foulant cette glèbe qu’ils aiment,

Je me sens des gestes qui sèment;

 

Comme eux, tourné vers l’horizon,

J’attends que lève la moisson;

 

Comme eux, je ne respire à l’aise

Que debout sur ma terre glaise,

 

Terre des friches, des sillons,

Où se faufilent des rayons;

 

J’y suis chez moi, je me redresse,

Je m’abandonne à la caresse

 

Du jour, du soleil et du vent,

Dans le paysage vivant;

 

Je la connais, je la réclame

Pour l’apaisement de mon âme;

 

Pour mon pauvre corps résigné,

Las d’avoir beaucoup travaillé;

…………………………………..

Car toute peine s’oblitère,

Au contact de la bonne terre.

À vous, Alfred Desrochers, homme que je n’ai jamais vu, et qui paraissez devoir être un de mes meilleurs amis,

H.B.

Saint-Hyacinthe,

ce 9 avril 1929

Lettre 9

FHB 298/045/007

ce 15 avril 1929

M. Alfred Desorchers

 

Cher monsieur Desrochers,

Un mot seulement, pour vous remercier de mes diplôme et médaille, que j’ai reçus il y a déjà quelques jours.

J’espère que je resterai digne de vous, dans l’avenir, en prose comme en vers.

À part de ça, c’est le calme plat. J’espère toujours d’aller à Sherbrooke, où je devrai faire connaissance avec plusieurs collègues, que je connais par lettres, comme vous, mais que je n’ai jamais rencontrés.

Je vous serre la main. Meilleures amitiés.

[H.B.]

Lettre 10

FHB 298/045/007

Sherbrooke, 25 avril 1929

 

Cher Monsieur Bernard,

Quand vous viendrez à Sherbrooke B et j’espère que ce sera prochainement B, vous allez rencontrer de chic types dans la personne de MM. Goyer, Robidoux, Hains, etc. si vous ne les connaissez pas déjà. Mais si vous passez par le bureau de publicité, vous y verrez le plus fichu de malotru que vous ayez encore rencontré : Votre Humble Serviteur (Nous abusons des capitales, aux annonces).

En effet (c’est la locution conjonctive d’obligation, n’est-ce pas) ça ne prend rien moins (ô ces tournures classiques) qu’un malotru pour ne pas avoir accusé réception plus tôt de votre poème qui est superbe. Mlle Aubry l’avait fort bien dit mais ces vers couplés, si masculins d’allure, ont besoin d’être lus pour être goûtés pleinement. Laissez un gaillard qui a passé sa jeunesse à étudier la prosodie de préférence aux convenances vous en féliciter de toute la force de ses muscles d’ancien sportif.

En recevant votre première lettre j’ai pensé de vous écrire (j’y ai pensé bien des fois depuis aussi) immédiatement, pour vous recommander de compléter le blasphème poétique et vous dire d’avouer franchement que vous aviez trop de moyens de perdre votre temps, sans pratiquer la poésie…  C’était ça, n’est-ce pas l’idée que vous aviez en tête, quand vous disiez : «Je ne sais pas, il y a tant de besognes qui rongent mon temps!…»

Lecteur passionné de Léon Bloy et de bien d’autres gueulards, hélas! je me laisse parfois aller vers l’absolutisme et je me demande s’il ne vous sera pas tenu compte, au jugement dernier, d’avoir été infidèle à la poésie B cette sœur de la mystique B vous qui aviez de si beaux talents pour ce genre littéraire, vous qui savez peut-être mieux que d’autres de quelle effarante anémie souffre notre poésie nationale.

Car enfin, on a beau refuser de se prendre au sérieux, il y a des limites et quand on voit la production efféminée de notre poétique, il faut, quand on est pourvu de latissimi dorsi, se redresser  l’échine un peu! Quand, diable! se rendra-t-on compte que, depuis une quinzaine d’années surtout, il est surgi un certain public lecteur «masculin» et qu’il est temps qu’on songe à ce public, si l’on ne veut pas se vouer irrémédiablement à la femme… Je suis loin d’être misogyne, mais il me semble que chaque chose doit être à sa place. Nos auteurs sont effarouchés du moindre mot un peu mâle, mais, avec ça, on se prépare une littérature de  «lingerie»…

Et, à mon sens, il s’en vient une réaction, dont je vois les premières manifestations, dans certains recueils poétiques ayant pour auteurs de toutes jeunes filles, c’est qu’écœurées par les vers invertébrés que la plupart des poètes masculins leur servent depuis une génération, les femmes vont exploiter à leur guise le terrain que nous n’osons pas aborder. Je ne sais pas si je m’exprime clairement, mais ce que je veux dire, c’est que nous allons voir avant longtemps l’éclosion d’une série d’œuvres féminines où le sentiment féminin l’emportera sur le jugement masculin et qui ira probablement plus loin que toutes les hardiesses de Chauvin, Bastien et, si je puis me classer parmi les poètes, L’Offrande aux vierges folles.

Quiconque suit un peu le mouvement littéraire sait que depuis quelques années, les livres les plus hasardés ont pour auteurs des femmes ou mêmes des jeunes filles. À preuve, ce Fruit de Solitude (The Wells of Loneliness), que la censure anglaise vient d’interdire et une couple d’autres qui ont eu cette publicité dernièrement. En France, aux États-Unis, la même chose s’avère de plus en plus, et au Canada, je pourrais vous citer des vers ayant pour auteurs de toutes jeunes filles, qui sont infiniment suggestifs, mais d’après la méthode féminine.

Et ceux qui ont du talent, comme vous, qui pourraient faire des vers masculins, c’est-à-dire des vers où «pieux et malheureux» ne s’emploieraient pas indifféremment, suivant les besoins de la mesure, des vers où il y aurait de la pensée, des vers où pourraient se traduire la tendresse qui chante au cœur de l’homme véritable, ses rêves virils, sa pensée profonde, etc., ceux-là se récusent, sous prétexte qu’il y a d’autres moyens de perdre son temps!

Si vous ne saviez pas que je suis abstème, vous pourriez croire que je suis «chaudasse» en vous écrivant, ce soir; mais vous le savez, et je ne crains rien. C’est simplement de la fêlure. J’ai écrit à Georges Boulanger, notre bibliothécaire de la S.P.C.F. (S’ils Peuvent Commencer, Foutre! sous-entendu : à en être des poètes…) pour lui demander copie des pièces primées, mais je n’ai pas encore eu de réponse. Aussitôt reçues, vous les aurez les fameuses pièces, et pour une fois, je suis sûr que nous allons être d’accord : vous allez trouver que vos vers valent infiniment mieux que ceux de vos concurrents… Et nous ne désespérerons plus l’un de l’autre…

Alfred DesRochers

P.S. Je vous donne, par les présentes, droit de corriger toutes les fautes de syntaxe et orthographe que contient cette lettre. Chargez ça au Remington de mon voisin, ou à mon Underwood.

Lettre 11

FHB 298/045/007

Sherbrooke, 20 juin 1929

 

Cher Monsieur Bernard,

Votre étude sur « L’idée baudelairienne au Canada », dans Le Canada français de mai, vient de me tomber sous les yeux, et j’espère que vous allez la publier dans le Courrier, pour le bénéfice de vos abonnés qui collectionnent de la documentation –  dont je suis.

Mais dussé-je vous paraître importun une fois de plus, je ne puis résister à la tentation de vous  « conter ça ». Quel diable! Pourquoi ne publiez-vous pas un recueil de vos vers. Je n’en connais que deux ou trois pièces. Ce « Changeant visage du paysage », un  « Soir » un peu verlainien  et « Trois petits rats ». Elles sont du genre que j’aime et que je voudrais voir dominer dans notre production poétique. Mais vous vous retranchez derrière le prétexte de la surabondance de travail pour nous empêcher d’en connaître davantage. Vous savez aussi bien que moi que la seule façon ou mieux le seul temps où l’on puisse bien écrire en vers, c’est quand le vers sert à fuir le réel, par conséquent quand on a tellement de travail qu’il nous faut une détente, si l’on n’est pas un professionnel de la poésie. Pour ma part, j’ai écrit quelque 800 vers depuis le premier de janvier. Je vais les publier en plaquette à l’automne, pour offrir en étrennes à mes amis, à Noël.

J’ose espérer que vous n’y verrez pas d’influence baudelairienne, cette fois-ci. Je vous ai déjà dit que, en tant que j’étais concerné, je ne croyais pas avoir été influencé par Baudelaire. Et relisant hier mon Ronsard, j’ai trouvé une infinité de poèmes baudelairiens avant la lettre. Si vous en avez le temps, et même ça vous paierait de le prendre, relisez la Complainte qu’il adresse à la Reine, au commencement de ses poèmes. Tout le dégoût de l’action et de l’état présent y est magnifiquement décrit ou décrié.

Mais, pour ne pas vous enlever une minute de plus de ce temps libre que je voudrais vous voir consacrer à la poésie, je ne vous ferai pas de rasage sur Ronsard. Je me tais et vous réinvite à venir passer une soirée dans ma tabagie.

Au revoir…

Alfred DesRochers

Lettre 12

FHB 298/045/007

7 août 1929

 

Cher Monsieur,

Il n’y a que les montagnes qui ne se rencontrent pas! Nous devons, par conséquent, nous considérer comme deux « sommets » puisque nous n’avons pu nous rencontrer… Au moment où vous veniez chez-nous, j’allais à Rock-Forest, pour les derniers préparatifs d’un voyage en vos parages. Dimanche, nous sommes allés à Saint-Aimé et je me proposais de passer par Saint-Hyacinthe, pour vous saluer en passant. Prévoyant que vous ne seriez pas chez-vous, j’ai changé mon itinéraire. J’ai parcouru une soixantaine de milles de chemin qui m’ont arraché des vocables sonores. Si j’avais encore dans les journaux la foi que je leur portais autrefois, je vous prierais d’écrire un éditorial sur l’importance des chemins carrossables. Hélas, c’est une autre illusion morte. Je vous en veux de ne pas m’avoir au moins téléphoné durant la soirée de samedi. Je suis arrivé une dizaine de minutes après votre appel, à ce que m’a dit ma mère, et j’ai attendu vainement un téléphone de vous toute la soirée. Quand j’irai à Saint-Hyacinthe, je vous prouverai qu’il faut avoir plus de ténacité et si vous ne voyez pas ma binette, c’est que vous serez hors de la ville. Mon métier de publiciste m’a appris le secret de get your man.

Saluts,

Alfred DesRochers

Lettre 13

FHB 298/010/014

Sherbrooke, 8 octobre 1929

 

Cher Monsieur Bernard,

Parlant de vous, l’autre jour, avec une jeune poète de mes connaissances, celle-ci me demanda :  « Le comprenez-vous Bernard, vous? » À cela, j’ai répondu : « Je le comprends parfaitement; seulement nous avons, lui et moi, des idées trop semblables sur trop de sujets pour que nous puissions jamais nous entendre ». Et l’envoi de votre volume me renforce cette opinion. Comme vous, je déplore « l’indifférence de la masse, chez-nous, pour tout ce qui est littérature, art, idées » (Essais critiques, page 125). Et, en action, comme en vers, je pousse l’illogique jusqu’à ne pas reculer devant l’accomplissement qui correspond à mes idées. C’est pourquoi je suis baudelairien et possesseur de votre volume depuis le lendemain de sa parution, 28 septembre.

Pourtant, bien que je possédasse déjà votre livre, ça m’a fait plaisir de voir que vous me l’offriez. Et je vous en remercie. Naturellement je ne l’endosse pas en bloc. Je trouve curieux, par exemple, que Blanche Lamontagne reçoive 13 pages de texte quand Jovette Bernier (envers qui vous venez d’être souverainement injuste) n’ait que deux lignes. Vous devez avoir lu Tout n’est pas dit, un soir que vous avait rasé la confrérie des quêteux de publicité; car vous ne l’auriez pas expédié avec tant de désinvolture, une désinvolture qui, en fait, frise le manque de conscience. On dirait que vous n’avez pas lu le livre. Vous avez ma réponse dans Paragraphes,  un recueil de critiques que je prépare sur les jeunes d’après-guerre. Vous y êtes étudié au point de vue « créateur », où vous avez les fleurs que vous méritez, et au point de vue critique, où vous recevez un peu de tabac. Naturellement, ces restrictions se rapportent à l’exemplaire que j’ai acheté : « C’est un droit qu’à la porte on achète en entrant ».

Quant à la copie que vous me donnez si gracieusement, je n’ai d’autres remarques à faire à son sujet que celle-ci : « Si je n’avais que la qualité d’harmonieux, pour me consoler, je ne ferais rien. Le silence de la critique officielle d’une part et la mise à l’index d’autre part feraient que l’Offrande serait ma première et dernière publication. » Malheureusement, j’ai la fatuité de croire qu’un vers est autre chose qu’un flux de syllabes, et je continue, hélas! à rimer.

Alors, c’est merci, et, naturellement, sans rancune,

Lettre 14

FHB 298/045/007

Sherbrooke, 13 octobre 1929

 

Cher Monsieur Bernard,

Depuis ma dernière lettre, d’un ton un peu impertinent à l’accoutumé, j’ai reçu un billet d’Albert Lévesque, qui me dit que vous avez jeté un coup d’œil sur À l’Ombre de l’Orford et que vous en avez dit du bien. Je vous en suis, croyez-le, très reconnaissant. J’ai fait ces vers un peu par gageure, et je doute parfois de leur valeur, bien que je les aie ouvrés avec la même conscience littéraire que L’Offrande aux vierges folles.

Je publierai, au cours du mois, un résumé de l’étude que je  prépare sur vous, comme critique littéraire. J’inclus le résumé en question. J’ai tâché de faire en sorte que tout en faisant les restrictions que me dictait ma conscience littéraire, si on peut dire, je n’entachasse  pas ma conscience tout court, en écrivant des choses qui nuisent à la vente du volume.

Si tout le monde était comme moi, il n’y aurait pas tant de précautions à prendre : il suffit qu’une œuvre soit éreintée pour que je l’achète. Mais nos imbéciles de contemporains sont si compliqués…

J’attendrai quelques jours pour publier l’article et si je ne reçois pas de vos nouvelles d’ici, mettons le 24, je passerai l’article aux linotypistes pour publication le 26.

Avec le renouvellement de l’expression de ma gratitude (tant de « génitifs » ne vous semblent pas obscènes, j’espère), je vous prie de croire que vous avez en moi,

Un admirateur,

Alfred DesRochers.

 Lettre 15

FHB 298/045/007

le 16 octobre 1929

 

Mon cher Desrochers,

Un mot à la hâte, en réponse à vos deux aimables lettres.

Pour ce qui est de l’article soumis, je vous laisse entièrement libre de dire ce que vous voudrez. Je prise trop la liberté dans la critique pour essayer de vous imposer des limites. Je crois seulement que votre paragraphe commençant par : « Si l’on s’étonne qu’un jeune n’ait pas porté une attention… » ne rend pas justice à mes intentions. Je n’ai jamais entrepris de donner une image fidèle de toute la littérature contemporaine. Vous remarquerez d’ailleurs que mes études portent sur des idées générales, bien plus que sur les écrivains eux-mêmes. Il y a d’abord les cinq premières, qui sont des études d’ensemble, exposant quelques idées qui me semblaient intéressantes. Et il en est un peu de même pour l’étude sur Blanche Lamontagne, qui traite du mouvement régionaliste chez nous; de celle sur Dantin, où il est question de la critique en général, presque autant que de Dantin lui-même; de celle sur Roquebrune, où je me suis attardé à de longues considérations d’ordre historique; de celle sur Fournier, où j’ai essayé de ranimer une époque de notre formation intellectuelle.

J’ajoute que, si je n’ai parlé longuement de Désilets ou des autres que vous nommez, c’est que les circonstances ne s’y prêtèrent pas. Désilets n’a rien publié depuis que la fantaisie m’a pris de m’amuser à de la critique. Quant à Mlle Lemieux, son second volume n’avait pas été publié quand j’écrivis l’étude sur « La Jeune poésie », pas plus d’ailleurs que votre recueil des Vierges folles. Je dis la même chose de Mlle Bernier, que je ne puis, malgré la meilleure volonté du monde, envisager comme un poète d’envergure. Je n’ai pas de parti pris, croyez-moi, et je me défends d’être injuste envers qui que ce soit, mais le Tout n’est pas dit m’a été un amer désappointement. Je m’attendais à quelque chose d’un peu solide, d’après ce que j’en avais appris, et j’ai trouvé du romantisme à l’eau de rose, des vers mal fichus, une prosodie aussi molle qu’est tourmentée la syntaxe qui l’accompagne. Il y a bien, ça et là, de beaux vers, mais qui sont isolés parmi de la prose rimée et de la sentimentalité populo. Je ne comprends vraiment pas votre engouement, vous qui faites si bien les vers, qui avez du sens critique plein vos poches, et qui êtes artiste au point de mettre de l’émotion et de la beauté dans l’égorgement d’un cochon.

Et cela me ramène à votre Orford, pour lequel je vous félicite chaleureusement. J’ai dit à Lévesque, qui est un de mes amis intimes, d’inclure coûte que coûte votre volume dans ses éditions. À la condition, bien entendu, que vous ne soyez pas intraitables ni l’un ni l’autre sur le chapitre des traités. Votre petit livre n’est pas le chef d’œuvre définitif, mais il est solide, vivant, dru. Vous avez aussi du souffle, mon cher ami, ce qui n’est pas commun chez les poètes canadiens. Quand Mlle Bernier fera des vers comme vous, je la porterai aux nues. Car un vers, ce n’est pas une phrase quelconque où se comptent douze pieds selon la métrique française. Cela, vous le savez d’ailleurs mieux que moi.

Je m’aperçois que je vous ai tapé deux grandes pages, moi qui vous promettais un mot. Je m’excuse donc de ma prolixité. Je vous remercie encore une fois de la bonne sympathie accordée à mon petit livre, qui est, croyez-moi, une chose sincère.

Et j’attends avec hâte l’Orford, pendant de L’Offrande, où il y a peut-être des anglicismes, ou plutôt des termes anglais (shantymen, etc.,) qui font couleur locale mais que je n’aime pas, et des qualités plus qu’ordinaires.

Je répète que je vous aime comme un frère, parce que vous savez construire un alexandrin.

Sincèrement,

[H.B.]

Lettre 16

FHB 298/047/007

Sherbrooke, 19 octobre 1929

 

Mon cher Bernard,

Vous pouvez vous préparer à recevoir le coup de pied de la mule du Pape, en l’occurrence, une analyse de votre livre par Jovette. Cette analyse qui n’en est pas une paraîtra probablement sous peu dans L’Evénement où vous pouvez compter de bons ennemis. Au fait, vous avez fait un peu exprès. Vous avez, dans votre « Jeune poésie canadienne » poussé une pointe peu aimable aux Boissonneault mère et fils. Charles-Marie n’est peut-être pas Leconte de Lisle; mais il a fait des progrès appréciables et votre coup d’épingle (ou de cantorique) pénètre peut-être plus loin qu’il ne faut.

En tout cas, je vois le sourire ineffable qui épanouira votre figure de romancier, en lisant l’article de Mlle Bernier. Ça va être un coup d’œil dans la psychologie féminine. Vous me dites ne pas comprendre mon engouement pour les vers de Mlle Bernier. Autrefois, j’avais votre intransigeance; mais aujourd’hui je ne veux avoir de sévérité que pour moi-même. À quoi ça sert d’être « honnête » en littérature? On est pris pour un lecteur d’anthologie. J’ai pour critère, à présent, de n’apprécier les vers qu’à travers mes amitiés. Je travaille présentement à un livre où je dis du bien de tous ceux de ma génération, celle d’après-guerre. Et je sais que je suis ridicule parfois, mais mon unique but, c’est de faire prendre les jeunes au sérieux. Je pense que jamais au Canada, le génie créateur n’a atteint le niveau qu’il a actuellement. Pourtant, jamais la critique n’a été moins enthousiaste. Clovis Bernier, pour Ce que disait la flamme et Au large de l’écueil recevait des pages et des pages d’éloges de Camille Roy et ses satellites. Vos romans qui valent mieux à mon sens –  bien que je ne sois pas expert en la matière – n’ont pas eu le quart de l’attention qu’eurent ces livres. On dirait qu’il y a une conspiration pour empêcher le talent des jeunes d’être reconnu, alors qu’« ils » sont en mesure de faire quelque chose. Ce n’est pas quand on a « suri » de vivre qu’on peut produire une œuvre vivante, c’est quand les nerfs ont encore toute leur sensibilité. Aussi je veux donner de l’encensoir à tout le monde et « inhiber » mes dégoûts.

À propos d’À l’Ombre de l’Orford, vous recevrez cette plaquette au cours de décembre. J’ai décidé d’en revenir à ma première idée – c’est toujours la meilleure – de l’éditer à seule fin de l’offrir en étrennes à mes amis, pour le jour de l’An de grâce 1930. D’après mon expérience, ne lisent les vers que ceux qui en font et ne les apprécient que leurs auteurs. Alors à quoi ça sert de forcer des centaines de « snobs » à gaspiller de l’argent pour les livres canadiens. Qu’ils achètent du Dekobra et qu’ils s’amusent. Moi, je taperai tout juste mes fournisseurs, pour rentrer dans mes déboursés. Le tirage sera de 150 exemplaires, 75 pour mes amis et 75 à vendre. Pas de librairie. Vente par circulaire. Pas d’entrefilets de presse. Simplement l’application du talion à ceux qui m’exploitent.

Et vous, quand colligez-vous vos poèmes? J’attends avec impatience l’instant où je pourrai ouvrir les vannes de mon enthousiasme pour les célébrer.

Bon, je ne vous rase pas plus longtemps,

Saluts,

Lettre 17

FAD boîte 1, 1.014

novembre 1929

 

Je vous remercie sincèrement. Je crois que votre Orford est une belle réussite. – Je vous admire et vous envie de savoir si bien faire le vers. Et il va sans dire que je parlerai de vous avec plaisir, pour ne pas dire enthousiasme.

[H.B.]

Lettre 18

FHB 298/045/007

Sherbrooke, 8 décembre 1929

 

Harry Bernard est un bon sport! aussi, je lui reconnais le droit de partager son opinion!

Je le remercie de la plus que sympathique étude qu’il a consacrée à ma dernière plaquette et j’espère l’en remercier de vive voix, dimanche prochain, 15 décembre, si lui-même et le C.N.R. n’y ont pas d’objection.

Je vais à Montréal samedi; retour dimanche. Si les trains le permettent, j’arrêterai à Saint- Hyacinthe, pour aller jaser un brin. Albert Lévesque m’a dit tant de bien de vous que j’ai hâte de vous connaître.

Quelle est votre adresse?

Bonjour,

Alfred DesRochers

20, rue Georges

Sherbrooke

Lettre 19

FHB 298/045/007

Sherbrooke, 11 décembre 1929

 

Cher… Sympathique,

Je vous attends. Je reviendrai de Montréal dans la nuit de samedi à dimanche. Je ne me proposais de coucher à Montréal que pour arriver à Saint-Hyacinthe durant la journée du dimanche. J’étais même indécis si je n’irais pas coucher à l’Hôtel Ottawa. Alors, mon problème est simplifié! J’achèterai une bouteille de vin avec l’argent épargné. Allez dire ensuite que je suis poète… moi qui suis l’essence du pratique!

Et quand j’irai à Saint-Hyacinthe – car j’irai, je suis l’entêtement personnifié B je n’aurai pas d’habit à queue  –  pas même de smoking ni de Shakespeare!

Alors, je vous attends avec des inédits. Vous n’aurez pas besoin de vous faire la barbe, je vous raserai!

Bonjour,

Alfred DesRochers,

P.S. Si vous voyez Désilets, à Québec, saluez-le de ma part.

Lettre 20

FHB 298/045/007

1er février 1930

 

Mon cher Bernard,

Il me semble que je vous avais promis copie de l’étude faite sur De Livres en Livres

où je parlais de vous, en passant. Je vous l’adresse donc. Vous verrez en même temps quel est le journal dont je fus le fondateur. J’ose croire qu’il n’est plus au standard que je lui avais fixé.

J’ai mis de côté trois copies de votre interview sur le régionalisme. Plusieurs interviewés demandent des exemplaires extra. Les voulez-vous? Il est probable que Choquette vienne passer la fin de semaine chez-moi, le 15 février. Aurais-je le plaisir de vous recevoir ce soir-là? Je vous attends.

Bonjour,

Alfred DesRochers.

Lettre 21

FHB 298/045/007

Sherbrooke, 8 mars 1930

 

Cher Bernard,

Avant que je l’oublie encore, voici mon chèque pour renouvellement à votre journal.

La question des remaniements à la Tribune est une vieille histoire qui remonte au moins d’avril passé, alors que certains intéressés à la Tribune acquirent (?) le contrôle du Soleil. Goyer devait prendre la charge du city-desk au Soleil, et je devais le remplacer à la rédaction, ici. Il était aussi question que Robidoux devienne assistant de Harvey. M. Fortin devenait gérant de la « chaîne » qui devait aussi comprendre la Patrie, le Canada et le Nouvelliste. Lamothe devenait assistant-gérant de la Tribune, etc. etc. Bref, c’était la fable de la fermière et le pot au lait. Le seul changement qui se soit fait n’était pas prévu : mon « élévation » au poste de gérant de la publicité. Depuis certain jour du mois de décembre, il semble que tous ces beaux projets soient définitivement à l’eau et que nous soyons stablement installés à la Tribune. Voici ce que j’en sais. Mais il apparaîtrait que des relations brisées se renouent… Il n’y a rien d’officiel. C’est tout ce que je sais.

Ma femme et moi nous proposons d’aller en vos parages un peu après Pâques. Durant le Carême, nous ne faisons pas de sorties.

Et quand vous en aurez le temps, envoyez-moi, comme vous me l’avez promis, les premiers chapitres de votre roman en cours.

Moi, je viens d’entreprendre la « fabrication » en série de la suite des demeures et des routes, deuxième partie d’À l’Ombre de l’Orford.

Et je vous quitte pour aller dîner.

Au revoir,

Alfred DesRochers

Lettre 22

FAD boîte 1, 1.014

[18 avril 1930]

 

Ceci est bien difforme, informe et malforme. Il ne faut pas par là juger du récit et de l’auteur. J’ajoute que toutes les conversations ont été refaites en parlure d’habitant. C’est le conseil de tous mes amis, et je l’ai suivi avec joie. Vous venez quand?

H.B.

Lettre 23  

FHB 298/045/007

Sherbrooke, 21 avril 1930

 

Cher Bernard,

Reçu votre manuscrit samedi, cinq minutes avant mon départ pour Montréal. Je n’ai pas encore eu le temps d’en lire une ligne. Je me mets dedans, ce soir, et je vous en dirai mes impressions prochainement. Il se peut que j’aille même vous les conter de vive voix le 3 ou le 10 mai.

J’ai passé la soirée de samedi chez Pelletier en compagnie de… Valdombre. Tenez-vous bien! Ce lutteur à mains plates va vous « éreinter » prochainement, à ce qu’il a dit, pour vos Essais critiques. C’en est un autre qui prétend que vous ne connaissez pas Baudelaire. À entendre Harvey et Valdombre parler de Baudelaire, je suis en train de croire que vous avez raison de me ranger parmi les baudelairiens… À mon avis, ils sont plus loin de comprendre Baudelaire que vous et moi n’en êtes [sic]. Nous en reparlerons, à la lumière des « Mauvais Maîtres ».

D’ici là, je vous dis bonjour

Alfred DesRochers

Envoi 24

Version retouchée publiée dans « Les Cantons de l’Est littéraire » supplément littéraire de La Tribune, le samedi 27 août 1932, p. 3.

[fin avril 1930]

 

Comme accablés…

Comme accablés de leur immense dénuement,

Les champs qu’on a fauchés reposent doucement

Dans la sérénité pensive du silence.

Ils vont tant regretter la royale opulence,

La tiédeur des matins, la mobile beauté,

Que leur versait hier, comme à plaisir, l’été,

Qu’ils font bien de vouloir dormir avec le sage,

Le clair, l’harmonieux et grave paysage.

La nuit est chaude encore, et des nuages bas

Estompent l’horizon mais ne le chargent pas.

Les ormes pâlissants que la rouille tachette,

Allongeant sur le sol une ombre violette,

Veillent sur le sommeil réparateur des champs,

La paix des animaux, des maisons et des gens.

La brume qui se lève est mauve, l’herbe jaune,

Et grisâtre, près du ruisseau, la touffe d’aulne.

Puis la lune cuivrée avive le décor

D’une clarté poudreuse où palpite de l’or.

Les coqs, croyant au jour, chantent; un chien aboie,

Et la campagne a comme un tremblement de joie,

Tant la douceur éparse est grande, et pénétrant

Le parfum de moisson qui flotte sur le rang.

Lettre 25

FHB 298/045/007

1er mai 1930

 

Cher romancier-poète,

En deux mots : im-possible d’aller à Saint-Hyacinthe cette semaine. C’est la semaine du loyer, alors, comme on est business-man, on n’emprunte pas d’argent pour les voyages…

Édouard Hains devait organiser une soirée des hygropathes chez lui, aussitôt que les routes seront ouvertes définitivement. Nous nous proposons d’aller à Granby et Saint-Hyacinthe du même voyage. Nous passerions le samedi soir chez Hains et une partie du dimanche chez-vous, si ça ne dérange pas vos projets d’automobiliste. Si Hains n’organise pas sa soirée prochainement, nous irons au cours de mai, le 10 ou le 17, peut-être même rien que le 24. Dites-moi quelle date vous convient le mieux.

Parlons littérature. Je suis rendu à mi-chemin dans la lecture du roman. Je vous remettrai mes notes en même temps que le livre. J’aime fort ce procédé de composition par rétroaction. Jusqu’ici, je trouve le roman très très intéressant et, en autant que j’en puisse juger, fort bien écrit. Mais je n’ai jamais su au juste ce que c’était que de la belle prose. L’Homme Qui Va… qu’on proclame l’œuvre en prose la mieux écrite au Canada, contient des apostrophes qui me tombent dessus… Nous en reparlerons.

Vos vers me plaisent et je crois ici être plus en mesure d’en dire du bien en connaissance de cause. D’abord, j’en aime le « déhanchement », c’est-à-dire la variété du rythme. Je remarque une faute de prosodie tiédeur n’a que deux syllabes et vous lui en donnez trois :

La ti-é-deur des jours, la mobile beauté.

Je griffonne aussi quelques annotations que je ferais, en me relisant, si j’étais l’auteur de ces vers. Et, pour résumer mon impression, vous me mettez « en m… » de ne pas livrer aux 78 personnes qui savent lire dans la province, des vers de cette qualité. Quand j’irai vous voir, nous en reparlerons.

D’ici là, en bon socialiste, je chôme, le 1er mai. Au revoir.

Alfred DesRochers

P.S. Vous mettez ces vers au Concours S.P.C.F.? Il le faut pour assurer l’avenir!…

Lettre 26

FAD boîte 1, 1.014

26 mai 1930

 

Que devenez-vous, mon cher poète?

Je vous attends chaque semaine, avec la patience d’un ange.

Vous n’avez pas même répondu à mon dernier communiqué, ce qui est inconcevable, pour ne pas dire révoltant.

Je continuerai donc, jusqu’à nouvel ordre, à vous attendre.

Excepté le dimanche, 8 juin.

Car j’ai l’intention, sauf imprévu, de me chauffer au soleil de Boston, du 6 au 9 du mois prochain.

Dans la suite, on sera à votre disposition, à moins que ce soit le contraire.

Advenant le contraire, vous serez averti dans les formes.

R.S.V.P.

L’habit n’est jamais de rigueur.

Sincèrement.

Et vous serrant les pattes de devant.

Envoi 27

FAD boîte 5, 3.202

[été 1930]

 

Ô mon fils

Ô mon fils bien-aimé qui ne seras jamais,

Orgueil prématuré de ma grave jeunesse,

Toi qui me prolongeais déjà, toi que j’aimais

Avant que mon latent désir ne se connaisse.

 

Ô mon robuste fils, que n’auront pas connu

Mes mains, mes yeux de chair et ma superbe d’homme;

Toi qui m’auras trompé de n’être pas venu,

Que toujours je souhaite et qu’en mon cœur je nomme.

 

Je t’aurais tellement choyé que tu serais

Devenu comme l’ombre et l’écho de moi-même;

J’aurais pétri ton âme avec les soins discrets

Que met le pur artiste à finir un poème.

 

Je t’aurais révélé le sourd labeur des champs,

La saline saveur du vent qui désaltère,

Et pourquoi, dans la gloire auguste des couchants,

On ressent la fierté d’être né de la terre.

 

Pour te distraire de l’effort quotidien,

Je t’aurais dit le sens et la rumeur des livres;

Et qu’en face de tel décor virgilien,

Les jeunes hommes sont comme des hommes ivres.

 

Je t’aurais dit qu’il faut aimer dans le terroir,

Dans l’air chargé de miel et de senteurs champêtres,

Et la rivière où la campagne a son miroir,

Tout ce qui nous rattache à l’âme des ancêtres.

 

Je t’aurais dit qu’il faut bénir Dieu chaque jour

De nous avoir donné ce pays qu’est le nôtre,

De l’avoir fait plaisant et rude tour à tour,

Plus généreux que tous et pareil à nul autre.

Envoi 28

FAD boîte 1, 1.014

[fin août 1930]

 

Verts nombreux de mon pays

Verts nombreux de mon pays

Verts des champs, verts des taillis;

 

Velours de l’herbe première,

Baigné de chaude lumière;

 

Chairs gluantes des bourgeons,

Lis d’eau s’ouvrant près des joncs;

 

Impatience des pousses,

Peluches fraîches des mousses;

 

Verts des forêts, verts de l’eau,

Bruissements du bouleau;

 

Chevelures des vieux saules,

Fiers des nids sur leurs épaules;

 

Rameaux pesants des noyers,

D’ombre et de soleil noyés;

 

Splendeur unique et diverse,

Que le bel été nous verse;

 

Par vous, dans le jour bleui,

Que j’ai le cœur réjoui!

 

Il n’est rien de comparable

À toi, robe de l’érable;

 

Rien de comparable à vous,

Dans le crépuscule roux,

 

Sombres nuances des formes

Où se complaisent les ormes;

 

Il n’est rien de plus vivant

Que la plainte, dans le vent,

 

De plus humain que la plainte

Des sapins, quand le soir teinte

 

D’or, de mauve, de carmin,

La poussière du chemin!

 

Ô fougères, folles herbes !

Ô tiges qui serez gerbes;

 

Verts noirs des pins odorants,

Dressés auprès des torrents;

 

Pâles feuilles vernissées,

Dans l’air tiède balancées;

 

Buissons, massifs, entrelacs,

Feuilles en cœur des lilas;

 

Vignes aux grimpantes vrilles,

Pleines d’oiseaux et de trilles;

 

Verts des prés, verts des jardins,

Verts des bosquets citadins;

 

Innombrables clartés vertes,

Par nos campagnes offertes;

 

Paysages de chez nous,

Je voudrais dire à genoux,

 

Les subtiles symphonies

De vos teintes réunies;

 

La douce fragilité

De votre instable beauté;

 

Votre attirance éternelle,

Et l’espoir qui vibre en elle!

 

 

Parce que c’est le mois…

Parce que c’est le mois où la plaine est fleurie,

Je voudrais de beaux vers pour la Vierge Marie.

 

Des vers que les élus répéteraient en chœur;

Où j’aurais mis, un soir, le meilleur de mon cœur.

 

Des vers où chaque rime aurait une louange

Pour la mère de l’Homme et la reine de l’ange.

 

Des vers subtils, comme au matin l’azur du ciel,

Embaumant le lilas, la résine et le miel.

 

Des vers où se jouerait la lumière des cierges,

Pour la plus humble et la plus parfaite des vierges;

 

Pour elle, la servante effondrée à genoux,

À qui l’Ange annonça : « Le Verbe est avec vous »

 

Pour elle, rayonnant de grâces infinies,

Dont la magnificence est dite aux litanies.

 

Pour elle, notre joie et l’étoile des mers,

Et l’asile au retour des servages amers.

 

Pour elle, patience et douceur qui relève,

Et dont le cœur reçut sept blessures du glaive.

 

Pour elle, je voudrais des vers comme jamais

N’en firent les brillants poètes que j’aimais.

 

Des vers plus ouvragés qu’une ancienne guipure,

Des vers fluides et vivants comme une eau pure;

 

Des vers nouveaux, des vers fleuris, des vers légers,

Frais comme la blancheur des matins enneigés;

 

Des vers où chaque mot serait un mot qui prie,

Parce que c’est le mois de la Vierge Marie.

Lettre 29

FHB 298/045/007

3 septembre 1930

 

Cher Bernard,

Je viens de relire, hier soir, le manuscrit de votre roman. Je l’ai encore plus goûté qu’à la première lecture, le printemps dernier. Superbe. J’aime la conduite de ce roman, qui est certainement le mieux charpenté des romans canadiens que j’ai lus. Votre Robertson est un vrai Anglais… et vous nous le rendez sympathique. Je n’ai remarqué que des négligences insignifiantes que vous devez avoir éliminées dans la version définitive. J’en ai noté quelques-unes sur une page que j’inclus. Vous employez aussi le mot « conifère » où j’aimerais mieux voir un sapin, une épinette, un pin ou un cèdre. Mais c’est affaire de goût. Ce qui importe pour moi, dans un roman, c’est qu’il « avance » et nous « entraîne ». Votre roman a ces deux qualités. Je regrette que le sort ne m’ait pas encore fourni l’occasion d’accepter votre invitation, mais j’ai la réputation d’avoir une bonne mémoire et je garde votre invitation pour plus tard. Mes hommages à votre femme, à vous. Mes félicitations et le vœu que vous écriviez d’autres poèmes, comme celui du fils qui n’est pas venu, et des romans comme celui que je viens de lire.

Alfred DesRochers

Lettre 30

FHB 298/045/007

ce 4 septembre, 1930

 

Mon cher Desrochers,

Je vous remercie de votre lettre, mais trouve exagérés les éloges qu’elle contient. Je ne crois pas que mon roman soit un tel chef-d’œuvre. J’ai même à son sujet de fortes craintes que vous auriez comme moi si vous connaissiez, aussi bien que moi, tous les dessous de l’ouvrage.

Je vous demande de croire, toutefois, que le roman, tel qu’il paraîtra fin d’octobre, ne ressemble que de loin au texte que vous venez de me retourner. C’est le même fond, sans doute. Mais le tout a été remanié quatre fois, je crois, depuis que je vous ai envoyé mon manuscrit. La version finale n’est pas parfaite, mais elle est plus serrée, plus nerveuse, plus finie. Du moins, c’est mon impression. Ce sont mes lecteurs qui jugeront, en définitive, et je n’ai qu’à attendre leur verdict. Le « conifère » dont vous parlez a disparu. Je prends note de vos autres remarques, et verrai si j’ai corrigé ou non, depuis.

Vous ne m’avez pas donné votre avis sur deux pièces de vers que je vous ai fait tenir : Verts nombreux de mon pays et Parce que c’est le mois où la plaine est fleurie. Ces deux pièces m’intéressaient assez, au point de vue de la prosodie et de la précision dans le détail. J’aurais aimé à connaître votre sentiment. Je ne sais trop si je publierai jamais des vers. J’ai la matière, en ébauche, d’environ la moitié d’un volume. Si vous veniez, je vous ferais voir le meilleur, le dessus du panier. Je vous attends toujours. Je vous salue,

[H.B.]

Lettre 31

FHB 298/045/007

5 septembre 1930

 

Mon cher Bernard,

Il me semble bien avoir accusé réception des deux poèmes que vous dites, et de vous en avoir dit tout le bien que j’en pensais. J’aime beaucoup ces deux poèmes, celui en l’honneur de la Vierge, surtout. Si j’en étais l’auteur, il n’y a que deux mots que je changerais, et encore ce n’est pas sûr. Au lieu de « servages amers », je mettrais « voyages amers » et au lieu de « effondrée à genoux »,  je mettrais « affaissée à genoux. » Pour le reste la conduite de ce poème est une parfaite réussite et ces vers sont bien près d’êtres fluides et vivants comme une eau pure. Les Verts nombreux de mon pays sont des vers nombreux et bien faits. Seulement, le distique à rime plate en vers de sept ou huit pieds ne m’a jamais plu. Le vers français, comme je le comprends, sauf dans la chanson populaire, doit avoir une certaine tendance à l’éloquence. Il lui faut une rondeur et ces rythmes sont incompatibles avec la rondeur. Le distique court ne me semble approprié qu’à des thèmes exprimant l’épuisement. Or quand on entonne un thème à la nature reverdissante, il me semble qu’il faut un mouvement large.

Ce n’est pas le désir qui manque d’aller vous visiter, cher Bernard; c’est l’occasion. Je suis marié, j’ai trois enfants, alors c’est plutôt difficile de se trimballer. Je garde toujours votre invitation et j’espère que je pourrai l’accepter, un de ces dimanches d’octobre ou de novembre. D’ici au 18 octobre, nous sommes à préparer un numéro spécial de 110 pages qui nous absorbera corps, âme et temps.

Et faites donc encore des vers comme ceux au fils qui n’est pas venu. C’est plus que de la belle poésie, c’est de la maudite belle poésie, pour employer le superlatif consacré du journalisme. J’ai montré ces vers à Dantin et à quelques amis, dimanche dernier, et tous sont de mon avis. Ces vers planent très haut et sont parmi les meilleurs, sinon les meilleurs de toute notre littérature versifiée. Ce me faisait de la peine de ne pouvoir vous inviter à cette réunion, à cause de vos principes.

Bonjour

Alfred D.

Lettre 32

FHB 298/045/007

6 septembre 1930

 

Mon cher Desrochers,

Je vous remercie encore une fois. Vos remarques m’éclairent sur moi-même, sont de nature à m’être utiles. Je ne promets pas de me rendre à toutes vos exigences, mais sachez que je tiens toujours compte de mes critiques. Je prends le pour et le contre, et j’essaye de prendre pour moi ce qui me paraît le meilleur. Votre suggestion : « affaissée » au lieu d’« effondrée », me paraît excellente. D’autre part, je préfère « servages » amers à « voyages ». « Servages » me paraît beaucoup plus expressif, dans le domaine des passions. Quels servages les sens et les passions ne nous imposent-ils pas?

Quant aux distiques, vous avez raison et je n’ai pas tort. Affaire d’appréciation, de goût. Beaucoup de grands poètes, sans rapprochements, ont pratiqué ce genre. Peut-être en passant, cependant, et c’est vous qui auriez raison. D’ailleurs, je n’ai pas l’intention d’en prendre l’habitude. Je me suis permis deux ou trois tours de force; voilà tout. Maintenant qu’ils sont faits, je les garde.

Quant à mes principes, je ne comprends pas bien. D’abord, je n’ai pas tous les principes qu’on me prête, et Dieu merci. Au surplus, ceux que j’ai, j’ai la discrétion de ne pas en raser ceux qui ne pensent pas comme moi. J’espère que je n’ai offusqué aucun de vos amis.

Je vous salue,

Sincèrement,

[H.B.]

 

J’ai vécu satisfait

J’ai vécu, satisfait, ma vie avec les morts,

Avec eux dont la voix, hautaine et cadencée,

Prolongeant dans le livre un peu de la pensée,

Savent rester vivants quand ils n’ont plus de corps.

 

J’ai travaillé dans l’ombre et la fraîcheur des chambres,

Poursuivant, obstiné, le sens profond des mots

Où se fond la splendeur des ors et des émaux,

Et la fatigue saine a coulé dans mes membres.

 

Le rêve et le réel tour à tour m’ont soumis

Aux déchirures de leur double fantaisie;

L’âme trop tôt sensible en moi s’est endurcie,

Mais les poètes doux me sont restés amis.

 

Esclave parmi les esclaves que nous sommes,

J’eus des heures de joie et des heures de fer;

Je fus naïf, j’ai bu la honte, j’ai souffert,

Et j’ai cherché l’amour comme les autres hommes.

 

L’amour à peine m’a laissé son souvenir;

La douleur m’a broyé le cœur entre ses meules;

Ma chair et ma pensée ont frémi d’être seules

En face des regrets qui seront l’avenir.

 

Si je n’ai pas encor sombré, c’est grâce au livre,

Qui m’enseigna l’art de vouloir et de lutter,

Le plaisir de comprendre et la mâle beauté

Des somptueux dédains qui permettent de vivre.

 

L’angoisse, le dégoût, le doute m’ont tenu,

Mais le livre a toujours refait ma quiétude;

Il m’a distrait de ma croissante solitude,

Et du bonheur humain que je n’ai pas connu.

Lettre 33

FHB 298/045/007

7 septembre 1930

 

Mon cher Bernard,

Voici d’autres vers comme je me reproche à certains jours de n’en pas écrire. Voici des vers qui narguent les modes passagers, parce qu’ils sont de l’humanité :

Ma chair et ma pensée ont frémi d’être seules

En face des regrets qui seront l’avenir.

Voici des vers qu’il est criminel de laisser dormir en tiroir, quand la critique proclame qu’il n’y a pas de poètes canadiens. Bernard, au nom de votre B et de notre B amour de la beauté, ne gardez pas plus longtemps ces vers pour vous. Perdez de l’argent, s’il le faut, mais lancez au visage de nos abrutis de contemporains le cri d’une âme que leur lâcheté, leur matérialisme, leur cochonnerie n’ont pu abolir. Vous avez donné et vous donnez encore à votre famille tout ce dont elle a besoin; vous ne la priverez de rien s’il vous en coûte pour éditer ces vers; vous avez le droit de le faire, et non seulement le droit, mais aussi le devoir. Il y a assez longtemps qu’on vous entoure d’une réputation de « pisse-vinaigre » incapable d’autre chose que de tomber. Montrez donc une bonne fois que, quand vous exigez des autres la discipline intellectuelle, vous avez commencé par vous soumettre à ses règles et prouvé qu’elle est essentielle à l’édification d’une œuvre durable.

Maintenant, à propos de Dantin et de la soirée : vous savez l’histoire de cet homme et vous savez à l’emploi de qui vous êtes. J’ai cru que c’était vous épargner un dilemme que de ne pas vous y inviter. Personnellement, je crois que Dantin vaut mieux que tous ses détracteurs et vous savez que je ne suis pas de ceux qui vous blâment d’agir comme vous agissez. À mon point de vue, il est impossible de ne pas être logique en tout avec soi-même; et que si l’on rejette l’échelle des valeurs éthiques, on ébranle du même coup celle des valeurs esthétiques. Vous avez mon admiration complète. Un homme comme vous n’a pas besoin de sympathie, d’après le peu que je sais de votre histoire, c’est de l’admiration qui est notre amour, à nous les hommes. Et vous avez la mienne. Et peut-être, certain jour, apprendrez-vous sur mon compte quelque chose qui donnera une plus grande signification à l’admiration que je vous porte.

Continuez à faire de beaux vers, Bernard. L’alchimie existe. Transformez la pierre de la souffrance en l’or du poème.

Alfred D.

Lettre 34

FHB 298/045/007

[8 septembre 1930]

 

VARIATIONS SUR UN THÈME D’HARRY BERNARD

J’ai vécu, satisfait, avec ceux qu’on dit morts,

Ceux-là qui, d’une voix hautaine et cadencée,

Ont su livrer au rythme un peu de leur pensée

Et survivre à la chair transitoire des corps

 

Une fatigue saine a coulé dans mes membres

À poursuivre le sens intime de leurs mots,

Et j’ai vu la splendeur des ors et des émaux

Briller, grâce aux livres aux pénombres des chambres.

 

Le rêve et le réel tour à tour ont soumis

Ma jeunesse à leurs jeux et l’ont prise pour cible;

Trop tôt s’est endurcie en moi l’âme sensible,

Mais les poètes doux me sont restés amis.

 

Comme d’autres forçats aux bagnes où nous sommes,

J’eus des heures de joie et des heures de deuil;

Je fus naïf, j’ai su les doutes et l’orgueil;

J’ai cru trouver l’amour comme les autres hommes.

 

Ce n’est plus qu’un défunt lointain, un souvenir;

Ma douleur a déjà les rides des aïeules.

Ma pensée et ma chair frémissent d’être seules

En face des regrets qui seront l’avenir.

 

Si je n’ai pas encor sombré, c’est grâce au livre

Qui m’enseigna l’art de vouloir et de lutter,

Le plaisir de comprendre et la mâle beauté

Des somptueux dédains qui permettent de vivre.

 

L’angoisse, le dédain, le doute m’ont tenu,

Mais le livre toujours refait ma quiétude,

Et sa présence encor hante ma solitude,

Image du bonheur que je n’ai pas connu.

(Essence ?)

Mon cher Bernard,

Vous me pardonnez cette impertinence? J’aime tellement ces vers que je voudrais les avoir faits. J’ai un poème d’inspiration semblable, que je vous inclus, mais comme il est faible. Les seules suggestions que je trouve à vous faire, les voici : je n’aime pas « déchirure », il faudrait « déchirements » au moins. Le premiers vers de la 4e stance n’a pas le rythme des vers bernardiens, trouvez mieux. Enfin, votre finale me semble faible. Imagination? En tout cas, s’il était des suggestions dont vous pourriez profiter dans ma variation, allez-y.

[AD]

Lorsque le poids du jour affaiblit nos genoux,

Une heure de somme en délivre,

Mais lorsque c’est l’ennui qui s’écroule sur nous

Il n’est de repos qu’en un livre.

 

Ah je comprends pourquoi les moines de jadis

Liaient au pupitre de chêne

L’antiphonaire qu’ils sertissaient de rubis,

Avec les mailles d’une chaîne,

 

Et qu’ils n’en approchaient jamais qu’en se signant

Le front, la bouche et la poitrine

Où se conservait la doctrine.

 

Car le livre est l’ami qui ne trahit jamais,

L’ami qui dit nos peines

Et nos désirs et notre joie, avant qu’on ait

 

C’est bien diable, j’ai oublié ces vers qui remontent à 1923 ou avant. Je chercherai dans mes paperasses, si ça vous intéresse. Il y avait une quarantaine de vers, sans un seul adjectif. Tour de force, comme j’en ai tant fait dans ma vie.

Envoi 35

FHB 298/045/007

[9 septembre 1930]

 

VARIATIONS SUR UN THÈME DE BERNARD

J’ai vécu, satisfait, ma vie avec les morts. (x)

Ces morts qui d’une voix hautaine et cadencée

Ont su livrer au rythme un peu de leur pensée

Et survivre à la chair passagère des corps.

 

Une fatigue saine est entrée dans mes membres

À poursuivre le sens intime de leurs mots,

Et j’ai vu les splendeurs des ors et des émaux

Grâce aux livres, briller aux pénombres des chambres. (x)

 

Le rêve et le réel tour à tour ont soumis

Ma jeunesse à leurs jeux et l’ont prise pour cible,

Trop tôt s’est endurcie en moi l’âme sensible,

Mais les poètes doux me sont restés amis.

 

Comme d’autres forçats aux bagnes où nous sommes

J’eus des instants de joie et des heures de deuil;

Je fus naïf, j’ai su les doutes et l’orgueil,

J’ai cru trouver l’amour comme les autres hommes.

 

Ce n’est plus qu’un défunt lointain, un souvenir;

Ma douleur a déjà les rides des aïeules;

Ma pensée et ma chair frémissent d’être seules

En face des regrets qui seront l’avenir.

 

Si je n’ai pas encor sombré, c’est grâce au livre,

Qui m’enseigna l’art de vouloir et de lutter,

Le plaisir de comprendre et la mâle beauté

Des somptueux dédains qui permettent de vivre.

 

L’angoisse, le dégoût, le doute m’ont tenu,

Mais le livre a toujours refait ma quiétude;

Et sa présence encor hante ma solitude (x)

Essence du bonheur que je n’ai pas connu. (x)

Jovette, malgré le mal que vous pensez de ses vers, raffole des vôtres. Je les lui ai montrés, et lui ai dit que je les avais tellement aimés que j’en avais fait des variations. Les vers soulignés sont ceux qu’elle préfère aux vôtres. Elle n’aime pas mes variantes marquées d’un (x).

Alfred  Desrochers

Lettre 36

le 9 sept. 1930

FHB 298/045/007 et FAD boîte 1, 1.014; le poème est seulement dans le FAD boîte 5, 3.202

 

Mon cher Desrochers,

Je vous remercie, mais c’est étrange comme je ne puis comprendre votre enthousiasme. Il y a, dans la pièce que je vous ai adressée, de pas mauvaises choses, mais le tout me semble encore si imparfait, si peu fini. Je m’en aperçois encore mieux, après les suggestions que vous me faites. Je n’accepte pas en bloc toutes vos réparations. Il y en a quelques-unes que je ne puis admettre du tout. Elles sont peut-être selon votre tempérament, non selon le mien. Et je voudrais bien garder un peu de personnalité. Mais j’avoue que d’autres indications me révèlent tout un horizon nouveau, et j’ai honte de n’y avoir pas songé moi-même. Il est fort probable qu’avec votre permission je vous volerais quelques vers ou quelques tournures, que j’essaierais au moins de les accommoder à mes sauces.

Puisque vous ne venez pas à Saint-Hyacinthe, il est possible que je me rende à Sherbrooke, un jour ou l’autre. Invitez-moi ou non, mais j’irai vous voir. J’ai d’ailleurs un livre à vous rapporter, ce qui justifiera partiellement mon voyage. Je vous inclus une autre pièce, pour vous faire exercer votre œil critique ou votre bile. Ne craignez pas de sabrer. Je ne prends d’ailleurs que ce qui me va. Je vous admire fort, comme vous savez, mais nous sommes de tempéraments assez opposés. Vous aimez la manière un peu ronde, sonore, à grandes périodes, et je voudrais être le poète le plus simple du monde, chez qui rien ne sentirait l’effort, ni la recherche de l’effet ni la fanfare. En un mot : un poète éminemment latin, où la beauté serait douceur, simplicité, sobriété, atticisme. Mais c’est trop beau, et ce n’est qu’un rêve impossible. C’est pourquoi, jusqu’à nouvel ordre, je garde mes vers dans mes tiroirs. Apprenez que j’ai trente-deux ans, que je fais des vers depuis quinze, et que je commence seulement d’avoir une idée vraie de ce que je voudrais réaliser; que je me trouve, après avoir tout étudié dans le détail les poètes de toutes les écoles, que je me trouve, dis-je, à peine préparé pour faire des vers passables et utiliser les ressources innombrables de la prosodie française.

Mais je vois que je suis en train de verser dans l’orgueil, sous couleur de jouer l’humilité. Je n’aime pas beaucoup à parler de ces choses. J’ai toujours peur qu’on ne me comprenne pas. Je suis l’homme le plus inquiet du monde, le plus insatisfait. Je veux cent choses et ne sais pas ce que je veux. Et j’ai presque honte de vous avoir écrit tout ceci. Mettez que je n’ai rien dit. Je déchirerais, si j’avais le temps de refaire ma lettre.

Je vous serre la main,

[H.B.]

 

 J’ai manqué de pleurer

J’ai manqué de pleurer devant le paysage

Où j’avais tant de fois rafraîchi mon visage;

Dans l’éperdu silence où j’aimais reposer

Mes membres las et mon rêve trop peu fixé.

J’ai manqué de pleurer parce que, l’autre automne

À l’heure où la campagne éclatante se donne

Des brutes à figure humaine avaient tué

Le charme agreste auquel j’étais habitué.

Les beaux arbres que j’aime au bord de la rivière,

Ceux de l’enclos rustique et ceux de la clairière,

Orgueil, parure et joie ensemble du pays,

Les uns fils du coteau, les autres du taillis,

Mes frères par l’amour d’un même territoire,

Dont je connaissais l’âge aussi bien que l’histoire;

Tous, l’érable où le prisme a mis son coloris,

Les bouleaux dont l’écorce avive le jour gris,

Et ces géants rugueux que sont les sveltes ormes,

Gisaient brisés, tordus, pêle-mêle et difformes;

J’ai failli sangloter alors, comme un enfant,

Au lieu même où j’avais été heureux souvent,

Heureux de l’air, du ciel vaporeux, de l’averse,

Des beautés qu’un matin trop intense nous verse,

Parce que, torturés dans leur âme et leur corps,

Les arbres, mes amis les meilleurs, étaient morts.

Harry Bernard

Lettre 37

FHB 298/045/007

Sherbrooke, 10 septembre 1930

 

Mon cher Bernard,

Il ne vous faut pas méprendre sur le sens de mes Variations. Ce ne sont nullement des corrections que j’ai voulu faire, je vous le disais dans ma lettre. C’est un poème que j’aurais tellement aimé avoir écrit que je me suis permis de changer les vers qui auraient détonné dans ma manière; mais sans vouloir par là inférer que ma version fût meilleure que la vôtre.

S’il y a un homme au Canada qui soit pour la liberté dans le choix du thème et du traitement, vous devriez savoir que c’est moi. Je crois comme Gourmont qu’un écrivain n’a d’autre excuse pour écrire que de « S’ÉCRIRE SOI-MÊME ». Or la manière d’exprimer ses idées compte autant que les idées qu’on exprime. Nous avons, d’après ce que j’ai pu voir, des tempéraments aux antipodes. Il est fatal que nos idées le soient aussi dans la majorité des cas. Mais j’ai passé, moi aussi quinze années de ma vie – toute ma jeunesse trop sage!–  à étudier la prosodie, et je me crois en mesure de goûter la beauté dans les vers autant qu’homme au Canada, même si ces vers sont faits d’après une formule diamétralement opposée à celle que je préfère pour mon usage personnel.

Et avant de vous dire tout le bien que je pense de votre dernier poème, laissez-moi commencer une controverse sur un point de votre lettre. Vous ne serez pas un poète latin, en suivant votre idéal présent, mais un poète anglais écrivant en français, un peu comme Simone Routier. La langue latine, comme la langue française et un peu la langue grecque, sont, d’après ce que mes lectures personnelles m’ont permis de constater, des langues essentiellement philosophes. Pour moi, les écrivains se divisent en deux catégories, suivant la faculté qui domine : poètes ou philosophes. Le gréco-latin est pour les philosophes; le saxon et l’oriental, pour les poètes. Mais, comme sous la peau tous les hommes sont un peu pareils, les Gréco-latins ont inventé un moyen pour combiner leurs sentiments et leurs expressions : l’éloquence, qui participe à la fois de la poésie et de la philosophie. Et je vous avoue que dans tous les majores latins, grecs ou français, je ne vois pas la poésie à l’état pur où je la trouve dans certains et même la plupart des poètes anglais que j’ai lus, ou dans les traductions de poèmes orientaux.

La clarté, la logique sont qualités philosophiques; l’imagination, l’enthousiasme sont qualités poétiques. À part Homère et Eschyle, chez les Grecs, où trouvez-vous, sauf exception Ronsard, et encore, à venir aux romantiques, dans toute la production versifiée gréco-latine et française, un poème d’un grand poète où l’imagination et l’enthousiasme l’emportent sur la logique et l’eurythmie? Virgile, Horace, Catulle, Tibulle, Properce, Sophocle, Aristophane, Pindare, l’Anthologie? Tous ces écrivains en vers sont des philosophes. On ne trouve la poésie pure en quantité plus grande que les autres qualités que chez les minores grecs, latins ou français. Et c’est pourquoi, moi, qui suis petit-fils d’une sauvagesse, je crois écrire plus dans la tradition latine que vous ne le faites. Mais des goûts et des couleurs, on ne discute pas. Je devrais être payé pour le savoir.

Et maintenant, parlons de votre poème. Ici, je ne ferai pas de variations, justement parce que je n’aurais jamais pensé à l’écrire. Vous ne me direz pas, Bernard, que ce poème admirable soit dans la tradition gréco-latine. Mais relisez-le. VOUS n’êtes qu’un « accident » en ce poème. Vous dites que vous ferez ceci ou cela, mais c’est uniquement pour avoir la volupté, que je comprends si bien, de humer votre pays. La tradition classique, c’est que l’homme est le centre de l’univers. Tout ce qui n’est pas d’un intérêt immédiat et plus, utile, à l’homme ne mérite pas mention. Vous ne trouverez pas une description pour le plaisir des yeux dans tous les classiques. Anacréon chantera la rose, le cheval, etc., comme Horace, comme Virgile, parce qu’ils sont utiles à l’homme; mais vous ne les verrez pas entonner le thème de la nature prise en soi, thème romantique, donc nordique. Ce n’est que depuis – ironie des idées – que les Gréco-latins ont appris par philosophie que l’homme n’est qu’une partie de la nature et non sa fin qu’ils ont vu la poésie de la nature, et encore est-ce à travers l’atavisme utilitaire. Mais je suis mauvais philosophe, pire encore que poète, et je n’ai pas même l’éloquence de me tirer d’affaire. J’abandonne donc la discussion convaincu que j’ai parfaitement raison – et vous aussi.

En tout cas, si vous vous sentez en veine de discussion, certaine fin de semaine, laissez-le moi savoir quelques jours à l’avance, et j’essaierai de faire venir Albert Pelletier – un rude discuteur, qui ne partage à peu près pas une de mes idées – et nous prouverons qu’en dehors de la politique, pour s’entendre, il faut avoir des opinions contraires. Et si l’idée de discuter vous prend trop vite, eh bien, ressoudez-moi sans tambour, et vous aurez à peu près toutes les chances de me prendre à la maison ou au bureau, d’ici le 18 octobre.

Je vous dis bonjour et vous répète encore que j’aime vos vers à la folie; mais que parmi vos vers, ce sont justement ceux où vous êtes surtout « humain », c’est à dire dans la tradition gréco-latine, que j’aime – que je suraime le plus.

Indiscutablement votre admirateur,

Alfred DesRochers

P.S. Si vous en avez le temps et le goût, corrigez mes fautes d’orthographe et de syntaxe. Moi, je n’ai pas le temps ni le goût de le faire.

Lettre 38

FHB 298/045/007

15 septembre 1930

 

Mon cher Desrochers,

Je me demande si ma dernière lettre comportait des termes ou des raisonnements de nature à vous déplaire? Votre réponse me semble un peu le fait d’un homme froissé. Peut-être aussi que je me trompe, et je le souhaite grandement. J’ai fait des comparaisons entre nos tempéraments respectifs, nos manières de voir, mais mon intention était de faire le tout en bonne part, sans la moindre arrière-pensée de vous blesser. Je faisais une constatation de faits, sans plus. Et veuillez croire que je vous admire sincèrement, dans votre personne comme dans votre œuvre, de m’être si entièrement différent. Le monde, qui est déjà si plat, ne serait pas viable si nous avions tous l’allure de gens sortis d’un même moule, comme des briques.

Je me demande aussi si je n’ai pas écrit, dans ma dernière lettre, trop de sottises. Veuillez croire que mon intention n’était pas de faire un manifeste. Je crois que nous nous abusons de tenter de faire des classifications et des catalogages. Votre argumentation sur la poésie, latine et anglo-saxonne, a du sens, mais l’on pourrait employer les mêmes arguments, et les mêmes mots, pour prouver à peu près le contraire. Ceci n’est pas un coup de Jarnac, et vous êtes prié de ne pas vous offusquer. En somme, le plus sage, pour vous comme pour moi, n’est pas de travailler avec des œillères, avec l’intention de faire exactement ceci et cela, pour rester dans une voie étroite sur le compte de laquelle on s’est peut-être mépris. Il faut travailler selon son goût, son tempérament, ses tendances, et aussi l’inspiration de l’heure. C’est encore le meilleur moyen d’atteindre à l’originalité, et c’est là ce qui compte. En dehors de cela, que je sois gréco-latin, ou autre chose, cela importe assez peu, en somme. Il faut que je sois moi, comme il faut que vous soyez vous. C’est dans cette formule que nous trouverons l’un et l’autre le salut. Ne croyez-vous pas?

Je ne me suis pas mépris sur le compte de vos variations. Je crois qu’il y a du bon dans votre manière de voir, et de faire, encore que certaines choses chez vous ne me plaisent qu’à moitié. Je vous demanderais seulement de me laisser vous emprunter ce qui me paraît de première qualité dans vos vers. Je marierais vos suggestions à mes propres conceptions, et essaierais ainsi d’arriver à un résultat plus parfait que ne me permettent mes seules forces.

Pour ce qui concerne mes vers, essayez donc d’être de la plus entière discrétion du côté d’Albert Pelletier. C’est mon intention de transcrire pour lui une quinzaine de pièces, et de les lui soumettre par l’entremise de Lévesque. Il ne saura nullement de qui vient le paquet. Je prise fort le jugement de Pelletier, et je voudrais avoir ainsi de lui une opinion tout à fait désintéressée, et nullement préjugée ou préconçue. Si vous lui avez montré déjà quelques pièces de moi, dites-moi lesquelles, afin que je ne les lui envoie pas. Donc, entendu : silence.

J’irai à Sherbrooke à la première occasion. J’essaierai de vous faire savoir quand. Si je vous arrive à l’improviste, vous me prendrez quand même.

Je vous serre la main

[H.B.]

Lettre 39

FHB 298/045/007

Sherbrooke, 16 septembre 1930

 

Mon cher Bernard,

MERVEILLEUX! Moi, qui par principe, élague toutes les épithètes métaphysiques de mon vocabulaire, je suis forcé d’employer celle-là pour qualifier votre dernier poème. Une demi-douzaine de ces poèmes et Charles ab der Halden serait forcé d’avouer que les poètes canadiens savent faire les vers d’amour. Ce poème est PARFAIT. Au nom de tous les seins, pardon de tous les saints, n’y touchez pas. Et vous allez me le copier à la main, sur un papier que je vous enverrai, ces jours-ci, pour que je le fasse encadrer et le suspende en ma bibliothèque. Et ce n’est pas un non que je veux.

Vous me connaissez peu, Bernard, sans quoi, vous auriez constaté que votre dernière lettre m’avait causé le plus grand des plaisirs. Mais dites donc, il faut que les idées de quelqu’un ne soient pas banales, pour que je m’emballe à leur sujet et que j’entreprenne une discussion à fond de train. Ma façon de témoigner mon intérêt à une personne, c’est de l’« ostiner ».

Il y a une demi-douzaine de personnes, à peu près dans la province, avec qui j’ai plaisir à correspondre et vous êtes du nombre, les autres étant Coderre, Pelletier, Valdombre, le R.P. Lamarche et Lucien Rainier. Mais c’est absolument parce que chacune de ces personnes pense le contraire de ce que je pense que j’ai tant plaisir à causer avec elles. C’est entendu que toute argumentation peut servir des deux côtés. Voltaire l’a prouvé, en adaptant la dialectique des Jésuites à des fins toutes autres que celles pour lesquelles cette dialectique avait été inventée.

Je n’ai jamais montré, en autant que je me souvienne, de vos vers à Pelletier. Toutefois, au cours d’une discussion chez Pelletier, l’hiver dernier, je me souviens d’avoir proclamé que vous étiez à peu près le meilleur poète de la jeune génération, et j’ai appuyé mon affirmation du verdict de la S.P.C.F. Je vous assure qu’il faut un mérite intrinsèque peu ordinaire à un poème pour que les juges soient forcés de le reconnaître.

Comme je vous l’ai dit, ce sont des suggestions sans en être que je fais en marge de vos poèmes. Comme vous je pense que la vie ne serait pas viable si chacun pensait de même façon. Quand un thème m’intéresse, je tente de le refaire à ma façon. Je fais souvent la chose pour Jovette, qui est à préparer, avec les Masques déchirés un recueil transcendant. Lucien Rainier fait souvent la même chose pour moi. Ces amusements éclairent les poèmes qui y sont soumis d’un jour souvent nouveau.

Et arrivez-moi quand vous pourrez. Il se peut que je m’absente le 27 septembre.

Alfred D.

Votre opinion sur les vers ci-inclus.

 

Abjection

Je vous apporte, ce soir, la gerbe de mes orgueils

Pour que votre main l’effeuille.

 

J’ai trop longtemps lutté seul contre la vie et le sort

Pour que je résiste encore.

 

Je ne puis plus me leurrer, je ne puis plus vous mentir,

Le mot ne peut plus suffire.

 

Vous êtes plus forte enfin que les rancœurs du passé

Que le doute et la pensée.

 

La raison me dit en vain ce que sera le futur :

Sa voix n’est qu’un sourd murmure.

 

Et je viens jeter, ce soir, en votre cœur trop divers,

Tout mon passé solitaire.

 

Je sais que vous oublierez, mais l’amour me chante au cœur

Que l’instant vaut mieux que l’heure.

 

Je sais que je ne serai pour vous qu’un amant de plus :

Mes fiertés sont révolues.

 

Moi qui marchais toujours seul, tel Isaac Laquedem,

Pour ne pas être deuxième,

 

Je sais que je ne suis plus qu’un jouet entre vos doigts,

Et ma honte fait ma joie.

 

Mon cœur a des secrets

 

Mon cœur a des secrets si lourds!

C’est un écrin trop frêle :

Le poids des joyaux qu’il recèle

En perce le velours.

 

J’ai déjà perdu quelques jemmes [sic],

Ne pouvant porter seul

– Car je suis las comme un aïeul –

De savoir qu’Elle m’aime.

 

Chère, quand aux soirs d’abandon,

Je trouve une autre étreinte,

Je m’arrête, interdit, de crainte

De crier votre nom.

Lettre 40

FHB 298/045/007

le 17 septembre 1930

 

Mon cher Desrochers,

Si rien de fâcheux ne survient, j’irai à Sherbrooke samedi, 20. J’espère que je vous y trouverai. J’arriverai probablement en auto, de sorte que vous ne m’attendrez à aucune heure précise. En cas de non-lieu, je vous avertirai.

Je ne sais que faire de vos nouveaux compliments. Vous avez l’air de me trouver des chefs-d’œuvre partout. Cela flatte ma vanité, mais je me demande parfois si vous êtes aussi bon critique que poète? Si vous saviez comme je trouve de choses détestables dans les pièces que vous admirez. Nous en reparlerons.

Vos deux poèmes comportent de belles choses, fort belles même. Mais je vous demande de ne pas prostituer votre talent dans le vers de 14 et les rimes  B assonances. Pour moi, on ne doit pas sortir des mètres classiques, qui permettent, à qui sait bien les ressources de la prosodie française, toutes les audaces et toutes les réussites. Vous connaissez assez ma manière pour savoir que je ne tiens pas au grand alexandrin inflexible du XVIIe. Mais que d’effets de beautés, n’eut-on réalisés avec le vers de douze pieds moderne, aux coupes variées, aux rythmes alternés, si l’on sait user du ternaire, du déplacement subit de la césure, de l’enjambement, même très audacieux,

Je m’arrête, interdit, de crainte

De crier votre nom.

Voilà une idée vraie, profonde, dite en peu de mots, et que tous les hommes humains comprendront. C’est si vrai. Mais je vais à Sherbrooke, et nous examinerons ensemble vos autres vers.

Je termine ici, je suis pressé.

Sincèrement,

[H.B.]

Lettre 41

FHB 298/045/007

Sherbrooke, 18 septembre 1930

 

Mon cher Bernard,

J’assistais, hier soir, à l’ouverture de l’hôtel New Brunswick, à Richmond – ce qui explique que je pourrai frapper la mauvaise lettre sans vous scandaliser. Et j’ai reçu de vous une lettre ce matin – ce qui explique pourquoi je prends une chance d’écrire ainsi.

Je vous attends pour samedi, le 20. Et si vous ne pouvez venir, je mettrai ça sur le dos du sort. Mais tâchez.

Si vous ne le savez pas encore, je vous le dis : je ne m’emballe pas facilement sur les vers canadiens. Et quand je vous dis que vous êtes le plus habile artisan du vers français chez nous, je le pense. Les poèmes que vous m’avez fait voir dernièrement sont, avec certains poèmes de Beauregard, les meilleurs que j’aie lus chez des écrivains laïques. Lucien Rainier (l’abbé Melançon), dans ses Stances de la saison mystique, vous enfonce toutefois.

Je ne trouve pas de choses détestables dans ces poèmes de vous; seulement, je comprends parfaitement que vous en puissiez trouver. J’ai montré quelques inédits à Dantin qui les trouvaient très bons, alors que moi-même j’en étais dégoûté. L’écrivain seul connaît l’abîme qui sépare l’inspiration ou le rêve de l’exécution.

Mes vers de 14 pieds sont des exercices de métrique. Mais je me demande pourquoi, le vers 7-7 n’est pas admis en notre versification, quand le classique 6-6 classique – et celui de Régnier et Beauchemin l’est. J’en suis venu à la conclusion qu’il n’y a pas, en français, de vers de plus de 7 syllabes, parce que c’est la limite du nombre de syllabes qu’une bouche française peut proférer sans arrêt. Du moment que nous alignons plus de sept syllabes, nous faisons des vers libres de diverses mesures.

Le vers classique se compose de 2 vers de 6 syllabes. Le vers, à mon point de vue, se reconnaît au rythme qui en émane. Quand j’aligne des distiques de 14 pieds, je fais simplement des vers de 7 pieds dont deux ne riment pas, comme dans tant de chansons populaires. Le rythme, toutefois, est beaucoup plus empesé que le 12 pieds moderne et je le sais. Seulement, je crois que de temps à autre, un artisan des vers peut se permettre de ces amusements, comme aussi l’assonance, la contre-assonance même. Je vous ferai lire du Tristan Derème, si vous ne le connaissez pas, et du Charles Derennes,  pour vous montrer qu’il y a quelque chose à tirer de ces procédés. Mais je vous attends pour tout cela.

Bonjour. À samedi.

D’autres vers de 14 pieds inclus. Dans la petite pièce de l’autre jour, j’enlève le 2e quatrain, qui ne disait rien et ne valait rien.

Alfred D.

 

 Ce soir, je voudrais ouvrer des vers d’une douceur telle

Qu’ils sembleraient le duvet que la fauvette a sous l’aile;

 

Des vers ayant le velours soyeux et mat de la rose

Et du creux de votre épaule où mon souvenir se pose;

 

Des vers tendres et câlins comme les mots que vous dites;

Des vers qui vous berceraient de cadences inédites;

 

Et ces vers seraient pour vous, pour vous seule, pour vous seule,

Comme les mots d’un enfant à sa chevrotante aïeule

 

Vous avez été pour moi celle dont le geste lie

Toute la beauté du rêve à la grandeur de la vie.

 

Je sais maintenant pourquoi je vous connus en automne,

Car si les parfums des fleurs unis à votre personne,

 

Épars, avaient voltigé dans l’air envoûtant de l’Île,

Je sens que je serais mort de cet émoi volubile.

Lettre 42

FHB 298/045/007

Sherbrooke, 12 octobre 1930

 

Mon cher Bernard,

Ci-inclus poème inachevé. Votre opinion dans sa candeur native.

J’aime mieux l’arrangement de vos distiques, tel que dernière version. Faites-moi lire d’autres inédits.

Je cesserai de n’être pas sérieux quand j’aurai constaté que la vie est une chose sérieuse. Jusqu’ici, mon expérience m’a prouvé le contraire. Et comme selon les deux juifs fameux, Spinoza et Einstein, tout est un, pour être en conformité avec la vie, il ne faut pas être sérieux, sauf avec son patron.

L’idée d’un voyage à Québec vous sourit-elle encore? Si oui, je suis prêt le 18 ou le 25 à votre choix. Je paierai la gazoline et l’huile, vous paierez le chauffeur et les… « blow-outs! » Arrivez le vendredi soir. Nous partirons dans la matinée. Si Madame Bernard vient, Madame DesRochers embarquera probablement.

Si vous étiez resté chez vous samedi le 4, j’allais vous voir. J’ai téléphoné et l’on m’a dit que vous étiez à Montréal jusqu’au lundi suivant.

Mes hommages à Madame Bernard,

Alfred D.

P.S. Si nous allons chez Harvey un samedi ou l’autre, envoyez-moi un mot au plus tôt. D.

Lettre 43

FHB 298/045/007

14 octobre 1930

 

Monsieur :

La Tribune publiera le 8 novembre, à l’occasion de son 20e anniversaire, une volumineuse édition spéciale, où l’on passera en revue l’histoire des Cantons de l’Est au point de vue économique, industriel et même intellectuel.

M. Louis Dantin, le critique réputé, a bien voulu écrire pour cette édition une sympathique étude sur les écrivains originaires de l’Est ou qui y vivent présentement. Nous avons formé le projet d’éclairer cette étude d’une série d’inédits des auteurs cités, dont vous êtes.

Vous nous obligeriez donc beaucoup en nous faisant tenir, si possible, avant le 25 octobre, un inédit de vous, ayant trait, préférablement à nos Cantons.

Ce faisant, vous rendrez le plus grand des services au soussigné et contribuerez à faire connaître une qualité assez ignorée de notre population : l’amour des choses de l’esprit.

Veuillez croire, cher monsieur, à notre vive gratitude pour le service que vous nous rendrez.

Bien à vous,

Alfred DesRochers

La Tribune, Sherbrooke

AD/GC

P.S.: Dantin note que vous vivez juste en dehors des Cantons de l’Est, mais que vous avez situé l’intrigue de deux de vos romans dans  les Cantons de l’Est. D.

Lettre 44

FHB 298/045/007

le 15 octobre 1930

 

Mon cher Desrochers,

Je n’ai pas grand temps pour vous écrire l’article demandé. Et je n’ai pas non plus de sujet. Mais que diriez-vous, pour la Tribune, d’un extrait du prochain roman? Je vous inclus donc quelques pages, accompagnées d’une note d’introduction. Je crois que cela serait, plus qu’autre chose, de nature à intéresser vos lecteurs. Si l’extrait ne vous convient pas, dites-le moi simplement. Je vous en adresserai un autre.

Je le regrette, mais je ne crois pas pouvoir me rendre à Québec ce mois-ci. J’attends de la visite cette semaine, et je m’absente probablement, le 25. Ce sera partie remise. Je vous attends toujours ici. J’étais absent le 4 dans la journée, mais de retour chez moi pour la soirée. Je me demande qui vous a si mal renseigné?

J’ai lu vos vers avec plaisir Il y a du bon, de l’excellent. Mais comme toujours, des passages que je ne trouve pas très sérieux. Un peu de prose rimée, me semble-t-il. Pardonnez ma franchise, mais je ne veux que votre bien. J’ajoute que votre finale est parfaite.

Je vous inclus une autre version des distiques. Aussi une lettre d’Harvey sur les dits. Vous me retournerez cette lettre.

Je vous salue,

[H.B.]

Lettre 45

FHB 298/045/007

[16-17 octobre 1930]

 

Mon cher Bernard,

Ci-inclus lettre d’Harvey et – pour vous horripiler – d’autres jeux littéraires.

Mon voyage à Saint-Hyacinthe est remis au mois de novembre. Je vais à Québec samedi prochain. Je combine un voyage d’affaire avec une veillée chez Harvey et une après-midi chez Germain Beaulieu

Merci de l’extrait, qui paraîtra avec son préambule.

Je sais qu’il y a de la prose rimée en mes vers; il y en a d’involontaire et de volontaire. Ces vers font partie d’un journal-roman. Je tente aussi d’enlever un peu de ronflant à mes vers qui ne se prêtent pas du tout au genre sentimental.

Les distiques sont excellents. Je ne trouve pas de remplissage, mais une adolescence de sentiments que je trouve exquise. Je ne songerais jamais à écrire de tels vers, mais je suis assez éclectique pour les « aimer ». Et je les comprends. Nous en reparlerons, quand je serai moins embesogné.

Alfred D.

 

Contrerimes

À la manière – un peu – de P.-J. Toulet.

Ton pareil, lecteur détestable,

J’ai voulu, à mon tour,

Boire l’âpre alcool de l’amour

Qu’on disait délectable.

 

J’en bus tant que ce fit pitié :

Je me rendis malade.

Je m’en remets avec la fade

Near-beer de l’amitié.

 

Les feuilles mortes qu’on balaie

Sur le seuil des maisons,

À mon amour et mes chansons,

Ne sont-elles pareilles?

Quand le ciel de juin le soleil

Criblait de feux torrides,

J’ai pensé remplir mon cœur vide

D’un amour sans pareil.

 

Mais vint la saison des moissons :

L’espérance est pareille

Aux feuilles mortes qu’on balaie

Sur le seuil des maisons.

Alfred DesRochers

Lettre 46

FHB 298/045/007

[20 octobre 1930]

 

Mon cher Bernard,

Voici des quatrains que j’ai bâclés, ce soir, après avoir fait quelques annonces. Tu ne pourras pas toujours m’accuser d’avoir trop de souffle. Tu vois que j’ai pratiqué les coupes diverses, dont nous avons tant parlé aujourd’hui, et que j’ai mis des seins à la rime. Si tu n’aimes pas l’hiatus de « pu appuyer », remplace ce dernier verbe par « reposer » et si tu détestes « qui aurait » remplace par « dont j’aurais ».

Et si tu trouves qu’à part une couple de vers, tout cela ne vaut pas les chars, tu auras sur ces quatrains absolument la même opinion que j’ai.

Et envoie-moi d’autres vers que je t’en dise du bien ou du mal selon le cas.

Je suis tout à toi, comme dit la romanche.

 

Quatrains

Pour certaine Dame de ma connaissance

– I –

Le souvenir vaut seul que l’on vive. Si l’heure

Qui passe ne paraît me présenter qu’un leurre,

Je prends tout ce qu’elle offre et vis en l’avenir,

Et le présent acquiert l’aspect du souvenir.

– II –

Je me suis mis le pied droit sous la cuisse gauche.

Renversé dans ma chaise à bras, l’œil clos, j’ébauche

Un poème où je chante enfin comme je veux

Sa chevelure noire où sont des blancs cheveux.

– III –

Les yeux mi-clos, la pipe aux dents, je vois en rêve

Celle qui aurait fait ma joie un soir, et l’heure brève

Où, son corps s’enfonçant en de moelleux coussins,

J’aurais pu appuyer ma tête sur ses seins.

– IV –

J’ai toujours eu l’orgueil, de ne suivre personne

Et la peur d’arriver deuxième. Quand frissonne

Ma chair devant l’amour, j’ai peur de rencontrer

Une troisième bouche au bord de mon baiser.

Alfred DesROCHERS

Lettre 47

FHB 298/045/007

Sherbrooke, 21 octobre 1930

 

Mon cher Bernard,

J’avais déjà songé de suggérer la publication de la Terre Vivante au patron, comme feuilleton; mais l’occasion manquant, je ne lui en ai jamais parlé. J’aurai prochainement cette occasion, j’espère, et pourvu que ton tarif ne soit pas plus élevé que celui de la Société des Gens de Lettres, je suis à peu près sûr que ça va marcher. Seulement, La Tribune est une entreprise d’affaires, tu sais, et de ce temps-ci, il faut pratiquer la « plus stricte économie ».

L’opinion de Harvey ne s’appliquait qu’aux distiques. D’ailleurs, il ne faut pas s’en faire. Il faut se dire que chaque individu a son tempérament avec ses réactions et qu’un poème trouvé infect par un homme de bon goût, d’après l’acception courante, sera trouvé admirable par un autre, d’un bon goût non moins admis. Ma philosophie là-dessus, c’est le refrain de ma ballade :

Vive la rime, et bren! pour les critiques.

Je prends de ce qu’ils disent ce qui fait mon affaire et j’écris pour mon plaisir. Ton livre A LE DROIT ET MÊME LE DEVOIR de naître. Plus il sera éclectique, mieux ce sera. Ce nous consolera des « menstrues de ces pubères » comme dirait Valdombre, toujours pareilles.

Et je suis sûr que des poèmes comme celui au fils qui n’est jamais venu ou celui des livres enchanteront Harvey, comme tous ceux pour qui la pensée est la raison d’être de la littérature. Les autres plairont à ceux que le sentiment délecte. Et tu satisferas ainsi tout le monde et ton père, c’est-à-dire que chacun te reprochera de n’avoir pas écouté à l’exclusion d’autres tel ou tel sentiment qui hantent tes contemporains.

Je t’enverrai d’autres contrerimes un de ces jours. Je ferai tes commissions à Harvey et sur ce

Saluts

Alfred D.

P.S. Dis-moi franchement. Ces derniers vers que tu m’envoies n’ont pas été écrits pour « répondre à un besoin intime? » Il leur manque cette étincelle, il me semble. Il me semble aussi que le poème gagnerait à être résumé à 3 stances. Tel quel, il me fait l’effet d’un pastiche de Maurice du Plessys.

 

Épilogue

Mon amour, je relis vos adieux, et je pense

Aux ineffables mots que nous nous sommes dits,

À tous ces mots dont nous bercions notre souffrance

Avant que le destin nous les eût interdits.

 

J’écoute votre voix, je revois votre geste;

Notre passé trop bref ressuscite pour moi,

Et j’oublie un instant que ce destin funeste

Tient maintenant mon rêve au creux de son poing froid.

 

Vos grands yeux d’amoureuse obsèdent ma mémoire;

J’imagine mon front frôlé par votre main;

Votre baiser persiste encor; je ne puis croire

Qu’un tel bonheur n’aura jamais de lendemain.

 

Nous nous sommes aimés d’une âme trop sincère

Pour qu’il ne nous soit plus accordé d’espérer

Et c’est un cauchemar de névrose qui serre

Mes tempes et mes nerfs, ce soir, et m’a navré.

 

C’est impossible. Non, ce n’est pas un opprobre

Que nos lèvres aient dit le désir de nos cœurs,

Ce  n’est pas criminel d’avoir, un soir d’octobre,

Deviné leur secret et leurs sanglots vainqueurs.

 

Ah! qu’avons-nous donc fait au sort, qu’il nous façonne

Plus d’amers souvenirs que n’en ont les aïeuls?

Nous ne demandions rien, nous n’offensions personne,

Nous allions sans espoirs, taciturnes et seuls.

 

Nous étions des marins blasés que rien ne tente

Et nous croyions avoir enduré tous les maux

Au cours de nos passés de revers et d’attente,

Quand la vie emmêla nos deux sentiers jumeaux.

 

Nous faisions notre deuil des vieilles espérances

Dont nous avions nourri nos vœux adolescents;

Nous n’attendions plus rien, nous étions sans souffrances :

Tout se fit hors de nous dans l’espace et le temps.

 

Nous vînmes l’un à l’autre orphelins de tendresse,

Ignorant que la vie avait mis en nos chairs,

À côté du besoin d’amour et de caresses,

La défense d’aimer ceux qui nous étaient chers.

 

D’être trop confiants fut toute notre faute :

Nous pensions qu’en s’aimant deux êtres avaient droit

De le dire au grand jour et d’aller côte à côte,

Quels que fussent leur rang, ou leur race, ou leur foi.

 

Pourquoi donc la douleur nous prit-elle pour cible,

Si notre amour était fautif, pourquoi vint-il

Comme déborde une marée incoercible,

Et pourquoi fut-il donc si grand, s’il était vil?

 

Si nous pouvions encor, dans le cou l’un de l’autre,

Pleurer en évoquant nos souvenirs heureux,

Mais de tout ce bonheur intense qui fut nôtre,

Il ne me reste rien que ce billet d’adieux.

 

« Faisons, m’écrivez-vous, comme fait la Nature

Parant la fin de ses orages d’arc-en-ciel.

Tentons de vivre sans crier notre torture.

On ne pourra briser notre amour éternel ».

 

Notre amour éternel… Je me meus dans le vide;

Vous dites éternels et nous sommes humains.

L’éternité! La vie est en nous si fluide

Qu’elle ressemble à l’eau coulant entre nos mains.

 

Pourquoi de vains serments enguirlander nos doutes?

Comment oserions-nous parler de l’avenir :

Nous avions des passés parsemés de déroutes

Et n’avons même pas su nous en souvenir.

 

Nous n’avons pourtant pas assez souffert encor :

L’incertitude en nous va maintenant monter

Pareille à ces brouillards qui nous cachent l’aurore

Au lendemain des nuits pluvieuses d’été.

 

Nos jours futurs sont gris déjà de sa menace;

Nous aurons le tourment de ne jamais savoir

Si l’espérance nous sourit ou nous grimace

Et quand viendra midi nous crierons vers le soir.

 

Ah! le doute est le fond même du cœur de l’homme;

L’ignorance toujours restera notre lot.

Nul ne pourra jamais mesurer quelle somme

De doute est dans l’éclat de rire ou le sanglot.

 

Et notre immense amour dont s’ornait la nature,

Qui donnait plus de pourpre aux roses du jardin,

Et mettait un rayon de joie à la figure

De l’obscur inconnu croisé sur le chemin;

 

Hélas! oui, cet amour qui nous prit corps et âme,

Que nous avions tissé d’extase et de serments,

Qui de moi fit un homme et de vous une femme,

Nous sentirons un jour qu’il s’use au fil du temps.

 

La vie autour de nous est une mer montante

Dont le déferlement continu finira

Par effacer, je crains, notre serment d’attente,

Et jusqu’au souvenir en nous disparaîtra.

 

Nous nous étonnerons d’avoir une âme humaine,

Un jour, en prononçant nos noms sans nul émoi,

Puis dans tout le passé, nous trouverons à peine

Quelques lignes de vous et quelques vers de moi.

Lettre 48

FAD boîte 1, 1.014

[vers le 25 octobre 1930]

 

Et de trois, mon vieux.

Cette fois, j’ai fait le sonnet dans la manière forte, presque brutale.

Est-ce que cela te va mieux que les autres?

J’ai employé, comme tu vois, des vers que je t’ai déjà soumis et qui ne me paraissaient pas dans leur cadre définitif.

Analyse-moi le tout et m’envoie ta gerbe d’orties. Ne te gêne pas plus que Mgr Secondaire.

Crois-tu que je devrais envoyer mes sonnets au concours de la Société des Canayens poètes?, dont tu es?

J’ai peur de scandaliser ces messieurs.

Le concours de cette année exige des sonnets.

Mais j’ai peur qu’on me préfère quelque pièce bébête, où une jeune lymphatique étalera son cœur ulcéré, son amour déçu, sous la caresse douce de la brise, dans un jardin noyé d’azur.

Mes saluts.

 

Depuis que j’ai connu...

Depuis que j’ai connu ta nuque parfumée,

Le collier souple et froid qu’arrondissent tes bras,

Je me promène dans un rêve, mon aimée,

Où tu m’auras soumis comme tu l’entendras.

 

Que j’aie encore un peu ton profil de camée,

La fraîche nuit de tes cheveux, et tu pourras

Savourer dans ton cœur de pirate et d’almée,

L’abjection où désormais tu me tiendras.

 

Mais ne clame trop tôt ton triomphe facile,

Quand tu me vois courbé, réfractaire et docile,

Sur la bouche hypocrite où je bois mon remords.

 

Car je sais jusqu’au fond l’artifice et la feinte,

Le leurre déguisé de la plus noble étreinte,

L’enchantement et le mensonge de ton corps.

 

Veuille ne pas verser…

Veuille ne pas verser de larmes inutiles,

Accepte tel qu’il est l’insensible univers;

Les travaux sont menteurs et les peines futiles,

Rien ne vaut la douceur des bois et des beaux vers.

 

Ne regrette l’argent ni le faste des riches,

Sois content du plaisir qu’apporte la saison;

Sois satisfait du champ étroit que tu défriches,

Et du soleil baissant sur ton humble horizon.

 

Sois modeste, pour que la plèbe ne soupçonne

Rien de ce qui rayonne en ton âme de fort;

Tends la main, sois clément, ne méprise personne,

Et marche sans trembler vers l’appel de la mort.

 

Goûte d’un cœur épris la couleur et la ligne,

La forme pure, la cadence, la clarté;

Sois distant si tu veux, et rude, mais soi digne,

Et vis dans le désir constant de la beauté.

 

Refoule au fond de toi, comme un trésor unique,

La sensibilité dont tu fus le vainqueur;

Affecte s’il le faut le rire du cynique,

Mais ne livre jamais le secret de ton cœur.

 

Va, sans apercevoir la foule intéressée,

Cherche le plus parfait toujours et le meilleur;

Console-toi de ton néant par la pensée,

Compose pour toi seul ton monde intérieur.

 

Je m’éjouis…

Je m’éjouis d’un jour de novembre où j’irais

Dans les champs éventrés au travail des guérets.

Mon pied lent foulerait la glèbe brune et molle,

S’attarderait parfois au creux d’une rigole.

L’air fluide rirait, et le coteau lointain

Serait gros-bleu parmi les teintes du matin.

Je m’en irais, le corps pesant, l’âme légère,

Heureux de retrouver, totale et passagère,

La calme volupté d’être encore une fois

L’hôte du sol meurtri, de la pente et du bois.

Je tremperais mes mains fiévreuses dans l’eau vive,

Dont la fuite se prête aux courbes de la rive,

Et j’aurais devant la rivière le frisson

De voir fuir à nouveau la si gente saison

Hier encor si pleine et de vigueur prodigue,

Dont rien ne présageait la mortelle fatigue.

Je ne reviendrais pas le long des labourés

Que le soleil du soir vêt de reflets pourprés,

Mais je sais un sentier de vaches sous les branches,

Feutré de sable blanc, semé de pierres blanches,

Où je venais jouer lorsque j’étais enfant.

Je le prendrais, un peu lassé, mais triomphant,

Content de ma course et content de ma journée,

Les yeux remplis de mon pays pour une année.

Je me sentirais lourd d’un bonheur fait de rien,

Et mon ombre suivrait, docile, comme un chien.

Lettre 49

FHB 298/045/007

Sherbrooke, 29 octobre 1930

 

Mon cher Bernard,

Je voulais t’écrire pour te remercier de tes derniers vers et t’en féliciter. J’aurais pu écrire ces trois poèmes-là et je vais me permettre d’en faire des variantes au prochain moment libre.

J’ai passé des heures inoubliables à Québec, grâce à M. et Mme Harvey, qui possèdent la bosse de l’hospitalité à un degré phénoménal.

Harvey nous a lu un poème de lui qui est fameux à l’entendre lire. Je tiens fort à le lire moi-même et je l’ai demandé. J’espère l’obtenir et je te le ferai voir.

Nous avons parlé de toi comme écrivain. Harvey ne semble pas comprendre parfaitement ton point de vue prosodique. Il m’a même montré un brouillon de lettre qu’il se propose de t’envoyer, où il a au moins le mérite de s’exprimer franchement. « Je ne crois pas, dit-il, que Bernard doive abandonner le roman ». Je lui ai assuré que ton intention n’était nullement de te livrer exclusivement à la poésie, mais bien de t’assouplir.

Je pars pour Montréal demain matin, où je passerai la journée en courses d’affaires. Je t’ai avisé, n’est-ce pas que la publication de notre numéro spécial n’aurait lieu que le 22 novembre. Peut-être que ton roman sera alors en librairie, auquel cas, j’en ferai mention.

J’ai tout juste le temps de t’inclure une contrerime et une version non finale du poème que je te soumettais l’autre jour.

Bonjour,

Alfred D.

PS. L’histoire des quatrains, dans la Revue, serait trop longue à te conter. Nous en reparlerons peut-être un jour. La sténographe du gérant à qui j’ai montré tes derniers vers, les veut pour sa collection. Tu n’as pas d’objection?

Le titre du volume de Derennes que j’ai est La Matinée du Fauve

 

Contrerime

Quand elle avale un grain de sable,

L’huître – bien moins que toi! –

Ne va pas crier sur les toits

Son mal inguérissable.

 

De sa douleur elle fera

Une perle de lune

Pour le collier qu’ennuyée, une

Femme un jour sucera.

Réponse à la Lettre de L’immortel adolescent

Mon amour, je relis vos adieux, et je pense

À tous les mots d’amour que nous nous sommes dits,

À tous ces mots dont nous bercions notre souffrance,

Avant que le Destin nous les eût interdits.

 

J’écoute votre voix, je revois votre geste;

Notre passé trop bref ressuscite pour moi,

Et j’oublie un instant que ce destin funeste

Tient maintenant mon rêve au creux de son poing froid.

 

Vos grands yeux d’amoureuse obsèdent ma mémoire;

J’imagine mon front frôlé par votre main;

Votre baiser persiste encor; je ne puis croire

Que tous nos souvenirs seront sans lendemain.

 

« Faisons, m’écrivez-vous, comme fait la Nature

Parant la fin de ses orages d’arc-en-ciel.

Tentons de vivre sans crier notre torture,

Nul ne pourra briser notre amour éternel. »

 

Si nous pouvions encor, dans le cou l’un de l’autre,

Pleurer en évoquant nos souvenirs heureux;

Mais de tout ce bonheur intense qui fut nôtre,

Il ne me reste plus que ce billet d’adieux.

 

La vie autour de nous est une mer montante

Dont le débordement continu finira

Par effacer, je crains, notre serment d’attente,

Et jusqu’au souvenir en nous disparaîtra.

 

Pourquoi donc la douleur nous prit-elle pour cible?

Si notre amour était fautif, pourquoi vint-il

Comme déferle une marée incoercible,

Et pourquoi fut-il donc si grand, s’il était vil?

 

Ah! qu’avions-nous donc fait au sort, qu’il nous façonne

Plus d’amers souvenirs que n’en ont les aïeuls?

Nous ne demandions rien, nous n’offensions personne,

Nous allions sans désirs, taciturnes et seuls.

 

Nous étions des marins blasés que rien ne tente,

Et nous pensions avoir enduré tous les maux

Au cours de nos passés de revers et d’attente,

Quand la vie emmêla nos deux sentiers jumeaux.

 

Nous faisions notre deuil des vieilles espérances

Dont nous avions nourri nos cœurs d’adolescents,

Nous n’attendions plus rien, nous étions sans souffrances :

Tout se fit hors de nous dans l’espace et le temps.

 

Nous vînmes l’un à l’autre assoiffés de tendresses,

Ignorant que la vie avait mis en nos chairs,

À côté du besoin d’amour et de caresses,

La défense d’aimer ceux qui nous étaient chers.

 

D’être trop confiants fut toute notre faute :

Nous croyions que deux cœurs qui s’aiment avaient droit

De s’aimer au grand jour et d’aller côte à côte,

Quels que fussent leur rang ou leur race ou leur foi.

 

Mais nous nous égarions : le destin nous ramène;

Déjà nos souvenirs suscitent moins d’émoi;

Dans le passé bientôt nous trouverons à peine

Quelques lignes de vous et quelques vers de moi.

 Lettre 50

FHB 298/045/007 et FAD boîte 1, 1.014

le 5 novembre 1930

 

Mon cher Desrochers,

Je crois comprendre comment il se fait qu’Harvey entende assez mal mon point de vue prosodique. Il est notoire que Jean-Charles est un romantique de la plus belle eau, avec la plupart des exagérations du romantisme. Comme je crois être tout à fait l’opposé, après avoir passé moi-même par une crise de romantisme aiguë, vers la seizième année, rien n’est plus naturel qu’Harvey ne comprenne pas. Cela, toutefois, ne doit pas nuire à notre amitié, ni à l’intérêt que je porte à Harvey en tant qu’écrivain. Aussitôt que tu auras copie de ces vers d’Harvey, fais-m’en une copie et me les adresse. La chose m’intéresse énormément. J’ai envoyé une autre pièce à Harvey et il me l’a échenillée dans les grands prix. Il ne reste que trois ou quatre vers. Je lui [ai adressé aussi, depuis, la pièce Veuillez ne pas verser, et j’attends son verdict. Que penses-tu vraiment toi-même du morceau? Vaut-il mon onion-skin?

J’attends toujours la lettre si franche d’Harvey. Mon intention, comme tu lui as dit, n’est nullement de me consacrer à la poésie définitivement. Je crois même, avec le temps, que je ne ferai plus de vers. Ils me donnent trop de mal, et les jeunes ont pris les devants, depuis longtemps. Il est inutile de s’éparpiller. Je publierai peut-être mon recueil quelque jour, si je le puis habiller décemment, mais je n’irai pas au-delà. À moins d’imprévu. Et si je vais jusque-là, ce sera à cause de toi.

Tes contre-rimes m’amusent. C’est là de l’excellent pastiche. Je n’ai pas encore compris, toutefois, l’engouement des Français pour ce genre, qui m’a toujours paru assez faux. Peut-être que ma culture est encore trop rudimentaire. Ta grande machine s’améliore. Elle a encore le tort d’être une grande machine.  Elle se tassera peut-être, ne nous offrant que le suc.

Je ne fais plus de vers, depuis quelque temps. J’ai entrepris un autre roman, et qui marche on ne peut mieux. Du moins, à mon sens. Je voudrais que tu viennes, pour que je te montre cela. Encore une fois, j’ai tout chambardé ma technique. Je me demande toujours, à chaque nouvelle formule, si je n’ai pas découvert la vraie. Pendant ce temps, les salonnards des villes continuent à m’ignorer, et surtout à ne pas mentionner mon nom, quand ils parlent d’écrivains. Naturellement, je ne m’en plains pas. Je ne me suis jamais plaint de rien, pas plus des piqûres d’épingles de Valdombre que des foudres de Jovette.

Je me propose, avant longtemps, d’aller faire mon tour à Québec, Y a-t-il, cette année, un concours de la Société des Poètes? Je me demande si je ne devrais pas y participer? Histoire de m’amuser un peu. Je me demanderais quelle binette feraient les juges, devant telles pièces que tu sais?

J’ai écrit à Paris, commandant une bonne douzaine de recueils de vers. S’il y en a, dans le lot, qui ont vraiment de la valeur, je te les signalerai.

Je te salue. Mes amitiés chez vous.

Quant à l’histoire des vers et de la sténo, je n’ai pas d’objections. Tu lui demanderas cependant, autant que possible, de ne pas montrer cela à tout le monde.

Je te salue,

[H.B.]

Lettre 51

FHB 298/045/007

6 novembre 1930

 

Mon cher Bernard,

Je t’adresse, tel que promis, le poème de Jean-Charles Harvey. Tu m’en diras ton opinion franche. Moi, je l’aime beaucoup, à cause de sa franchise. Il a aussi d’autres qualités qu’on n’est pas accoutumé de voir liées au romantisme.

Je t’ai dit que j’aimais tes derniers vers au point d’en vouloir faire des variantes. Ce doit t’être une preuve suffisante. Je n’ai pas le temps de faire ces variantes maintenant. Je finirais le poème par ce vers immense :

Console-toi de ton néant par la pensée.

J’enlèverais probablement les deuxième et troisième stances parce que je n’aime pas ces paysanneries. Au lieu de la beauté des bois et des prés verts, je ferais une image où je dirais que toutes les peines sont légères et futiles du moment qu’on en peut faire des vers. Ma version, en un mot aurait quatre stances. Je la ferai, un jour ou l’autre.

« Je me promène » : Il me semble que j’écrirais :

Depuis que j’ai connu ta nuque parfumée,

L’abjection où désormais tu me tiendras

Disparaît sous…

Le collier souple et froid qu’arrondissent tes bras

En tout cas, je ferai cette variante aussi. Ma technique, c’est que le premier et le dernier vers d’un poème doivent être les plus forts. Le premier, pour forcer le lecteur à continuer, le dernier pour le forcer à se souvenir. Il me semble que le vers final devrait être : « L’enchantement et le mensonge de ton corps », qui laisse dans l’esprit l’idée qu’on est c… mais qu’on le sait, et que nous y prenons notre plaisir parce que ce nous plaît et non parce que nous sommes dupes.

La SPCF organise un concours pour le meilleur recueil de 1 000 vers de ses membres. Ça finit, je crois, au 1er décembre. Écris à Désilets pour plus de détails. Médaille Cyrille Delage, je crois. Les juges sont Beaulieu, Coderre, Désilets, Hébert et Doucet. Le concours pour pièces détachées a lieu au printemps.

Je te conseille de continuer à rimer comme exercice d’assouplissement. Mais je ne te blâme pas de refuser toute concession aux salonnards. La seule excuse d’un écrivain, c’est de s’écrire lui-même, comme dit Rémy de Gourmont. Pour ma part, je suis content d’avoir écrit quelques-uns des vers les plus durs de notre littérature, parce que ces vers-là traduisaient ma pensée telle que je la voulais. Et ce me semble bien être le meilleur moyen pour obtenir des compliments. Il paraît que Choquette a parlé de nous, à la radio, cette semaine. Je n’ai pas d’appareil, et ça me tente pas d’en avoir. As-tu entendu?

J’ai résumé ma machine dans une contre-rime qui commence ainsi :

On vous force à me plaquer. Or,

…………………………

……. Souffrez que je vous fasse

Des adieux plaqués-or.

Tout est là-dedans! Résumer 20 alexandrins dans 8 syllabes. C’est un tour de force. J’ai plusieurs contre-rimes sur le métier, mais je ne les ai pas ici. Et je les fais si facilement, que je les oublie  aussitôt. Je ne comprends pas plus que toi l’engouement des Français pour ce genre, pas plus d’ailleurs que pour Rostand, Cocteau, Jacob et une infinité d’autres, y compris Rosemonde Gérard.

Pour mes étrennes de 1931, j’ai envie d’éditer une dizaine de ballades. Mais le temps me manque pour fouiller en mes cartons.

Alfred D.

Lassitude

L’homme est un dieu tombé

Lamartine

 

J’ai cherché le bonheur au sillon de ta robe,

Femme, qui parfumais mes sommeils de vingt ans.

Pour un baiser de toi j’aurais franchi le globe,

En traînant en mon sein le feu de mon printemps.

 

Mon espoir s’avivait au souffle de ta bouche,

Quand je posais ma tête à l’endroit de ton cœur;

Mon âme s’est roulée en cette ardente couche,

Pour le puissant orgueil de mon désir vainqueur.

 

Pendant les tièdes nuits d’amour que j’ai goûtées,

Alors que ton haleine errait dans mes cheveux,

Ô femme, tu me fis la face tourmentée

Et traças au fusain le contour de mes yeux.

(Et traças au fusain le tour de mes deux yeux).

 

Je garde la senteur de mille chevelures

Dans le creux de mes mains; en mon être lassé,

Des prunelles sans nombre ont gravé leurs brûlures,

Et mes sens restent lourds d’un immense passé.

 

À peine je t’avais en mes bras assouvie,

Que mon regard se détournait d’un corps dompté,

Pour un autre visage apparu dans ma vie

Et masqué d’un aspect trompeur de nouveauté.

 

Je voulais te grandir à la hauteur du rêve;

Tu restes à mes pieds, fragile souvenir,

Et par toi, je deviens désabusé, sans trêve,

Du dégoût que j’éprouve à te trop bien tenir…

 

J’ai bu ta volupté, plus douce que le lait,

Mais je t’en veux d’avoir cessé d’être lointaine,

D’avoir été réelle, alors qu’il te fallait

Demeurer illusoire en mon âme hautaine.

 

Quel est l’être cruel qui mit en ma poitrine

Ce désir qui voudrait absorber l’univers

Et dont l’infime objet, sur lequel il s’obstine,

Va finir à l’oubli, comme un cadavre aux vers?

 

Qui donc viendra jamais mettre la plénitude

En l’abîme sans fond du cœur illimité?

Qui me délivrera des viles lassitudes

Et mettra dans ma chair l’instant d’éternité?

 

Mais voici que je sens une main qui me frôle;

Un éclair de chiffon rallume en moi des feux,

Le parfum d’une tête entre dans mon épaule,

Et c’est la mort de mon dédain voluptueux!

 

Ève, mon cœur chavire en tes remous de soie!

Je ne te maudis point pour avoir succombé :

Je ne me souviens plus, tournoyant dans ma joie,

D’être le fils altier de quelque dieu tombé.

Jean-Charles Harvey

Lettre 52

FHB 298/045/007

Sherbrooke, 23 novembre [1930]

 

Cher Bernard,

J’ai reçu hier ta Ferme des pins, dont je te remercie. Je n’ai pas encore eu le temps d’en découper les pages et n’aurai pas le temps de le faire avant samedi ou dimanche prochain. J’ai grand hâte de voir les remaniements que tu as fait subir à la version que tu m’as fait le plaisir de lire.

Le « spécial » paraîtra samedi prochain. Il y en a déjà la moitié d’imprimé et je te fais tenir sous pli séparé la section qui t’intéresse le plus, je suppose. Tu recevras un exemplaire complet du journal samedi prochain.

Comment as-tu trouvé les vers de Harvey. J’ai hâte de connaître ton impression – candide –  pour voir si elle se conforme à la mienne.

Je n’ai rien rimé depuis assez longtemps, sauf un premier couplet de ballade, que je t’envoie. Tu me diras si j’ai gardé le tour.

Là dessus, je te dis encore une fois merci, en attendant que j’aie le temps de dire aux lecteurs de La Tribune le bien que je pense de toi.

As-tu lu les deux articles de Parizeau, dans La Patrie, dont le dernier, sur l’art du roman en général, me fait constater que les jeunes d’aujourd’hui, bien que je n’aie pas les cheveux blancs, sont bien connaissants à vingt-deux ans…

Bonjour,

Alfred D.

 

Ballade

Sur la beauté des amours mystiques

____

Je veux pleurer d’humbles confiteor

Près des autels frangés de valenciennes

Dont la blancheur en moi rayonne encor.

Pour retrouver les extases anciennes

Et les accords paisibles des antiennes

Dont ma jeunesse émerveillait ses soirs,

Je m’en reviens aux calmes reposoirs,

Les bras chargés de lis et de jacinthes,

Et je dédie encor mes bons vouloirs

Au seul amour sans déboires des saintes.

Lettre 53

FHB 298/045/007 et FAD boîte 1, 1.014

le 25 novembre 1930

 

Mon cher Desrochers,

J’ai lu et relu le poème d’Harvey. Il a des qualités, mais je ne dirais pas que c’est le fin du fin. Ni comme idée ni comme forme. D’abord, je crois que le poème est de pure inspiration romantique, dans le genre qui ne me va que médiocrement.

Il y a de beaux vers :

Pour le puissant orgueil de mon désir vainqueur,

Et mes sens restent lourds d’un immense passé.

Et mettre dans ma chair l’instant d’éternité

D’être le fils altier de quelque dieu tombé.

 

Pur romantisme :

Pour un baiser de toi j’aurais franchi le globe

Ce désir qui voudrait absorber l’univers

Va finir à l’oubli comme un cadavre aux vers

 

Pur romantisme, imprécision dans la pensée, vocabulaire désuet :

le globe, en mon sein, le feu de mon printemps, cœur illimité, mon cœur chavire, etc.,

Un vers atrocement fait : En traînant en mon sein le feu de mon printemps.

Lis ça tout haut!

Je m’arrête ici. Sans doute, tu garderas cela pour toi. Mais je crois que le cas de Harvey est celui de bien d’autres. Il est plus facile d’écheniller son voisin que de faire soi-même. C’est l’expérience d’Harvey à mon endroit, et la mienne à l’endroit d’Harvey. Comme le monde est drôle. En tout cas, ne dis rien à Harvey, à qui je ne voudrais pas faire de la peine. Peut-être aussi qu’il ne s’en fait pas.

L’autre grande nouvelle, c’est que Lévesque m’a confié l’impression d’À l’ombre de l’Orford.  Nous nous y sommes mis sans délai et tu auras des épreuves sous peu. Je vais essayer de te faire un livre bien fait. J’ai l’outillage, et la bonne volonté, et je crois que je sais comment un livre doit être bâti. Dans les circonstances, envoie-moi donc sans délai les pièces que tu n’as pas remises à Lévesque. J’aurais besoin de la grande machine promise. Ton premier texte, plus la « Désespérance », ne donne que quelque 128 pages. Lévesque m’a dit que tu avais quelque 600 vers en réserve. Ça prendrait le tout pour donner 160 pages, ce que me demande l’éditeur.

Depuis ma dernière, je ne rime plus. Je suis plongé dans le nouveau roman, qui marche très bien. Je voudrais te montrer ça. Tu viendras à Saint-Hyacinthe sous peu, ne serait-ce que pour voir la marche de ton volume, et je t’imposerai mes textes en même temps.

Le concours médaille Cyrille Delage ne m’intéresse pas. J’aurais simplement soumis des pièces détachées, histoire de voir se débroussailler les juges. À la radio, Choquette t’a décerné des éloges mirobolants. Il a aussi mentionné la publication de mon nouvel ouvrage : un nom, un titre.

Ta nouvelle ballade s’annonce bien. Tu as décidément la vocation. Quant à Parizeau, il n’a que dix-huit ans, paraît-il. Je ne sais si je m’abuse, mais je ne comprends rien de ce qu’il veut dire. Si j’étais son maître d’école, je lui dirais qu’il faut mettre de la clarté dans sa pensée, avant de livrer celle-ci aux journaux. Il faut aussi connaître le sujet dont on parle. Je n’en dis pas plus. Tu pourrais conclure que le dépit m’inspire.

Je te salue. Et je maudis trois fois la machine qui te transmets mes saluts. Est-elle assez salope?

TIBI

Lettre 54

FAD boîte 1, 1.014

le 1er décembre, 1930

 

Mon cher Desrochers,

J’espère que le voyage, hier, n’a pas été trop difficile. Cela m’a vraiment ennuyé de vous voir partir si tôt, vu ce fait que tes visites à Saint-Hyacinthe sont plutôt rares. Mais tu te reprendras, quand tu le voudras, sans gêne aucune.

Et voici deux choses que j’avais oublié de te dire.

D’abord, j’ai omis sous ton nom, sur la couverture de ton livre, la mention de La Société des poètes, etc.  Au point de vue de la décence typographique, cela n’est pas tolérable. Et j’espère que tu me confirmeras dans le geste que j’ai osé faire, sans intention, crois-moi, d’attenter à l’honneur de ces messieurs poètes de Québec.

Secundo : ne dis donc rien à Harvey, quand tu iras à Québec, sur mon roman en préparation. À l’exception des confidences que je peux faire à un ami comme toi, j’ai l’habitude de ne jamais rien révéler de mes projets. J’ai pour cela mes raisons, dont quelques-unes d’ordre publicitaire. Tu pourras parler de mes vers tant que tu voudras, car il n’est pas question de volume. Mais silence sur ma prose.

Là-dessus, je te salue.

Mes amitiés à madame.

Harry B.

Lettre 55

FHB 298/045/007

Décembre, le 2, 1930

 

Mon cher Bernard,

Madame et moi sommes encore sous le charme de la réception que vous nous avez accordée et nous formons partenariat pour vous en remercier, toi et ta charmante compagne, à qui tu voudras bien présenter mes hommages.

Le voyage de retour s’est fait sans encombre, mais non sans de légers dérapements. Nous sommes arrivés à Sherbrooke vers 6 heures. J’avais les bras passablement raidis de manier le volant, mais tout s’efface.

Ce soir, je me rembarque pour Coaticook, où je rencontrerai l’intellectualité de ma région après une soirée musicale, chez Mme Jeanne Bachand-Dupuis.  Albéric Bourgeois y sera, ainsi que quelques sommités de Montréal.

Et voilà pour le Formal.

Pour le Casual, je suivrai tes indications en esprit et à la lettre vis-à-vis de Harvey.

Quant au titre de membre de la Société je t’avoue que personnellement, je n’y tiens pas extraordinairement, mais ça fait un plaisir extrême à Désilets qu’on use de cette prérogative; et comme j’ai toujours été classé  Third-rate à la Société, ce m’est une douce vengeance d’arborer le titre. Maintenant, bien que je ne fasse aucun rapprochement, je ne trouve pas l’apposition d’un titre aussi abominable que tu la trouves, au-dessous d’un nom, et j’ai quelques volumes de Régnier et autres, où la mention de L’Académie française ne détonne pas, il me semble. En tout cas, c’est l’éditeur qui paie les pots cassés, c’est avec lui qu’il faut t’entendre, moi, ça me laisse froid… mais ça ferait plaisir à Désilets.

Et j’ai bonne envie de te permettre de prendre dans l’Offrande tous les vers que tu voudras pour compléter le livre, parce que j’ai relu les deux poèmes en cours, hier, et ils sont infects. Je ne crois pas pouvoir en faire quelque chose de passable. Je te demande jusqu’à vendredi soir, pour une réponse définitive. Si je me décide à fondre les deux plaquettes en une, il faudrait mettre un sous-titre à la deuxième section. J’aurai eu le temps de voir à tout cela d’ici samedi.

Bonjour,

Alfred D.

Lettre 56

FHB 298/045/007

11 décembre 1930

 

Mon cher Bernard :

Il m’a toujours paru impossible de fondre en un seul recueil mes deux plaquettes, parce qu’il ne se trouve plus à y avoir d’unité; mais c’est toi et Lévesque qui m’assuriez que ça se pouvait faire. Alors tirez-vous en!

Il me semblait que « Désespérance romantique » faisait un bon liminaire À l’Ombre de l’Orford, parce que j’indiquais que lassé des écœuranteries de la vie civilisée, je montais sur la montagne, qui n’est autre que l’Orford; de là ensuite, je regarde la vie âpre des DesRochers, que je décris.

Il ne faut pas perdre de vue non plus que cette désespérance est ROMANTIQUE, ce qui explique les parties faibles et le moitrinarisme. Quant au « ne », je me demande qui a raison. Je n’ai pas ma grammaire sous la main; mais je crois me souvenir de la règle du « ne » explétif qui dit qu’après certains verbes suivis d’un adverbe de comparaison et de « que », on l’emploie. Il me semble que : j’ai trop connu combien… pour qu’une cruauté ne m’émeuve. Si le sens était négatif, il faudrait point ou pas. En tout cas, consulte ta grammaire et si le « ne » est de trop mets :

Pour qu’une cruauté vaille que je m’émeuve.

Mais Dantin, Camille Roy et autres ont cité ce poème comme l’un des plus originaux de l’Offrande sans souligner ce « ne… ». Et je l’aime mieux.

Pour la disposition générale je crois que le plus simple serait de mettre : Désespérance, À l’ombre de l’Orford, Je suis un fils déchu, La naissance de la Chanson, Hymne, Prière et Ô Vierges folles, suivi des poèmes que tu as choisis, et plaçant tous ces derniers sous le vocable d’Offrande aux vierges folles. Autrement, je ne vois pas qu’on puisse obtenir la moindre unité. Et peut-être qu’il serait bon d’avoir un avant-propos pour expliquer la composition du livre. Si tu veux que j’aille à Saint-Hyacinthe, donne-moi un coup de téléphone.

Alfred D.

P.S. J’ai commencé la lecture de la Ferme des pins. Je t’en ferai une « apologie » avant le jour de l’An. Il y a, à ma connaissance, quelques « éreintements » en cours…