LA CORRESPONDANCE

Lettre 1

Le 11 septembre 1928

Mlle Simone Routier,
Côte de la Montagne,
Québec.

Mademoiselle :

Je reçois le sonnet, extrait de votre ouvrage en préparation, que vous avez l’amabilité de m’adresser. Je vous avoue qu’il me plaît fort, par certains aspects, mais je le crois légèrement sensuel, –le mot est peut-être fort– pour publication dans un journal destiné à tous les foyers, lu par les enfants comme par les plus grands.

Vous me pardonnerez cette franchise, mais je sais que vous comprendrez. D’autre part, je serais heureux de publier d’autres pièces de vous, un peu moins ardentes dans leur subtilité, si vous me permettez de m’exprimer ainsi.

Je vous fais maintenant une manière de confidence. J’ai l’intention de faire, d’ici peu, un article assez considérable sur la poésie canadienne-française contemporaine. Vous me paraissez avoir beaucoup de talent, joint à de la culture, et je serais curieux de prendre connaissance de votre œuvre. Ne pourriez-vous pas, pour cela, me faire tenir une dizaine de pièces de vous, parmi celles qui vous semblent les plus caractéristiques de votre tempérament particulier? Cette prise de contact avec votre ɶuvre me permettrait de la signaler dans l’article en question, avec citations appropriées. Votre livre trouverait là, en sus, une réclame avancée. Je ne sais pas encore où je publierai l’article, mais ce sera probablement dans le Canada français, de Québec, ou l’Action Canadienne-française de Montréal. Je le reprendrai ensuite dans Le Courrier de Saint-Hyacinthe.

À toutes mes requêtes, j’ajoute maintenant celle-ci : donnez-moi donc quelques mots de biographie. Cela m’aidera pour vous situer dans l’ensemble de mon étude.

Vous me pardonnerez, mademoiselle, la presque impertinence de cette lettre, à vous qui m’êtes inconnue, mais vous savez que les journalistes ont l’habitude, de par leur métier, d’aller droit au but, et vous avouerez avec moi qu’il n’est rien comme de savoir ce que l’on veut, et de prendre les mesures nécessaires pour l’obtenir.

Je vous remercie d’avance de votre attention, et vous prie de croire à mes sentiments les plus respectueux.

HB/G

Lettre 2

Mercredi 12 septembre 1928

Monsieur Bernard,
S. Hyacinthe.

Monsieur Bernard,

En effet, je comprends votre scrupule et vous remercie de me parler franchement, comme aussi d’avoir ce consciencieux souci de la pensée de vos jeunes lecteurs.

Vous trouverez ci-inclus un poème à la portée de tous qu’il m’est agréable de vous adresser.

J’espère pouvoir vous envoyer sous peu les notes et poèmes demandés : je suis en ce moment à corriger les épreuves du livre et je vous avouerai que j’y ai un peu de mal.

Je n’étudie la poésie que depuis février 1927. Mais je vous dirai tout cela dans la prochaine.

Je vous remercie de votre attention bienveillante et demeure

Votre très obligée.

Simone Routier

Côte de la Montagne
Québec

Lettre 3

Jeudi 13 septembre 1928

Monsieur Bernard,

Voici en réponse à votre demande :

C’est à la suite d’une mention que la Société de poètes accordait en janvier 1927 à une de mes façons de proses rimantes (élégie à mes cheveux coupés : «Au cimetière des jours») que Paul Morin m’apprit «les mille et une lois sacrées de l’Art poétique».

J’ai commencé d’étudier les maîtres dès mon retour à Québec, à la fin de février 1927. En quelques mois j’avais l’embryon d’un recueil. Je le portai à Paul Morin puis à M. Édouard Montpetit qui dirent y voir de belles promesses mais une expression encore entravée par les chaînes du travail, et que d’ailleurs il fallait y apporter plus de temps.

C’est donc en mai de cette année seulement que satisfaite –relativement– de mon travail je le rapportais à Montpetit. Et c’est sur ses encouragements véhéments et ceux de Messieurs Victor Doré et Robert Choquette que je viens de le livrer à l’éditeur.

J’ai désiré que ma poésie s’astreignit aux règles les plus sévères de la rime, de la césure, des hiatus et cela sans que la phrase en apparaisse cahotée mais coule facilement comme une prose épurée et musicale.

Paul Morin (qui n’a vu que les quelques premières pièces) a dit que les deux premiers vers de «soirs» étaient parfaits, et il ajoutait : je dis PARFAITS! le premier quatrain est «admirable et musical».

Montpetit qui parcourut le manuscrit en entier trouva la «Lettre» la pièce la plus personnelle et d’une valeur tout à fait particulière les «Pastiches», comme aussi la « Ballade ».

Entre autres choses, Robert Choquette dit que j’avais «le don du rythme». Voilà pour les vantardises.

Je vous inclus avec quelques-uns de ces poèmes les deux de L’Adolescent qui justifient le titre du volume. L’adolescent est en effet un plâtre «modelé de ma main»; mais une copie (d’après modèle) à part peut-être l’expression; je n’insiste donc pas.

De tout temps j’ai fait du dessin, de la peinture comme un peu de violon, pour quelques concerts même en 1919 et 20; mais cela en amateur bien simplement sans m’astreindre à aucune école. (J’ai abandonné le violon à la suite de la disparition de mon professeur : Léon Goulard, Belge, élève d’Isaye, après deux ans d’étude seulement.)

Je dois sans doute vous dire aussi que L’Evénement du 20 juin dernier parlait en grosses lettres du «beau succès de mlle Routier qui venait de remporter le prix à un concours d’essai de critique littéraire organisé par La Patrie de Montréal (Critique de Grand Louis L’innocent de Marie LeFranc et de La Pension Leblanc de Robert Choquette) se rangeant première des nombreux concurrents.»

Mon prochain volume sera un recueil de Nouvelles qui en est encore à son très début et dont je ne livrerai le titre que très plus tard.

Ainsi que vous le voyez les poèmes de L’Immortel Adolescent prennent leurs divisions du coffret de mosaïque :

– « Fauves entrelacs » comprend les poèmes amoureux d’une petite romance qui dans la sombre apothéose finit dans la tristesse.

– « La flore exubérante » contient tous les poèmes divers parlant de l’enfance, des débuts de la jeunesse et de cette âme nouvelle que la souffrance a façonnée et que l’immortel Adolescent reconnaît être sienne, dans le dernier poème, puisqu’elle est encore la Jeunesse et le Rêve.

Pardonnez le décousu de cette lettre que je dois faire un peu à la hâte, je vois à me relire que je suis un peu sortie du sujet qui pouvait vous intéresser. Ne m’en voulez pas : je serai plus concise lorsque le temps me le permettra.

J’espère au moins vous avoir avec tout cela apporté ce que vous désiriez et saurez sans doute épurer vous-même.

Je vous remercie encore maintes fois et presse votre main,

Votre très obligée,

Simone Routier
Côte de la Montagne,
Québec.

Lettre 4

Jeudi 13 septembre 1928

Mlle Simone Routier
Côte de la Montagne,
Québec.

Mademoiselle,

Je publierai votre poème dans Le Courrier de cette semaine. Mais puisque vous aimez la franchise, je vous dirai qu’il n’a pas, loin de là, la qualité du premier. Si je voulais être pédant, je m’attarderais aux assonances remplaçant la rime, aux épithètes inexpressives, (sombre, énorme) à la répétition peu harmonieuse : ou, où dans le troisième vers, etc.

Mais j’espère que vous m’avez réservé, pour une autre fois, ce que vous avez de meilleur et, je l’attends avec patience.

Je vous remercie de l’attention accordée à mes requêtes multiples, et vous prie de croire à mes sentiments les meilleurs.

[HB]

Lettre 5

Jeudi 13 septembre 1928

Harry Bernard,

Je veux espérer que votre article sur mon travail ne paraîtra pas avant la fin de septembre. Je pourrais ainsi froisser ceux de qui je refuse toute préface ou réclame précédant le volume ou sa venue

J’ai désiré qu’il se présente absolument par lui-même et protégé de personnes en particulier. Vous comprenez l’idée?

Je vous demande cela par acquit de conscience (moi aussi!) puisque je viens de supporter un débat esquintant à ce sujet avec un jeune «poaîte» animé d’une sainte ardeur au sujet d’un article préparé.

Excusez cette nouvelle intrusion. Votre signature m’a intéressée, je me fie à votre goût, à vous, entièrement.

Bien à vous,

Simone Routier.

Québec

Lettre 6

Vendredi 14 septembre 1928

Monsieur Bernard,

Je dois reconnaître mon inélégance à répéter «ou où» au troisième vers.

Quant à «énorme» ne me faites pas de peine. J’y tiens énormément. Remarquez, vous verrez si les petits en dormant ne font pas soudain de grands soupirs; intuition des souffrances à venir, dirait le pessimiste.

Je vous remercie.

Dites encore ce que vous pensez, c’est très intéressant et utile.

Cordialement,

Simone Routier

Québec

Lettre 7

Samedi 15 septembre 1928

Monsieur Bernard,

Au sujet de cette quinzaine de poèmes, je ne sais si vous serez offensé de la liberté que je prends de vous les envoyer –brouillons– tels qu’ils sont au lieu de les copier au propre ainsi qu’il siérait que je le fasse.

Vraiment je ne vois pas d’ici assez longtemps le long instant qui me permettrait de refaire ces copies. Et j’en ai de promises un peu partout.

J’y vais bonnement avec vous puisque votre premier geste m’y a engagée. J’espère que vous ne jugerez pas de ma propreté par ces feuillets raturés que je n’osais même pas offrir à l’éditeur.

Je suis cordialement

Votre très obligée,

Simone Routier

P.S. Je dédommagerai votre patience à déchiffrer en vous adressant un exemplaire du volume bientôt…

Lettre 8

Lundi 17 septembre 1928

Mlle Simone Routier,
Côte de la Montagne,
À Québec

Mademoiselle,

Je vous remercie sincèrement des poèmes envoyés, aussi de la confiance que vous voulez bien témoigner, en la circonstance, à un inconnu.

J’ai parcouru, rapidement il est vrai, vos vers. Je vous répète ce que je vous ai dit déjà: que vous avez énormément de talent, joint à une culture littéraire assez rare chez les personnes de votre âge, toujours plus prêtes à s’amuser, ce qui est d’ailleurs de leur âge, qu’à chercher les secrets de la prosodie française.

Sauf erreur, je crois que vous aurez, dès l’apparition de votre livre, le même genre de succès rapide que Robert Choquette, il y a deux ans, qui est un lyrique de grande envergure. N’en déplaise à votre modestie, j’ajouterai que vous êtes plus avancée que lui dans le sens de la poésie moderne, d’expression vive, précise, réaliste même. Souvent livresque, Choquette a tout particulièrement de la peine à se libérer des influences romantiques, notamment celle d’Hugo, qu’il semble avoir subies avec délectation.

Ceci dit, mademoiselle, en toute sincérité, sans aucune flagornerie de ma part, ni même le désire de vous être simplement agréable.

Passons maintenant aux choses dures.

Pour ce qui est de la pièce «Clarté bleue», je vous dirais de la biffer de votre ouvrage, si j’avais l’ombre d’un conseil à vous donner. Je crois qu’elle dépare l’ensemble; je la trouve faible, un peu partout dans la forme comme dans le fond. Je vous explique un peu ma pensée, sur un feuillet séparé. D’autre part, si je vous fais de la peine, mettez que je n’ai rien dit.

Maintenant, tandis que nous y sommes, je vous signale deux fautes, sans doute inaperçues, dans votre texte. Dans la pièce « Chers héritages », septième vers, mettre : deux siècles et demi, et non demie. Mais alors l’hiatus « demi, avec », il faudra retoucher. Dans : «Élévation», 17e vers écrire : «laisse-moi», non «laisses-moi». Dans la même pièce, écrire «lis» et non «lysx, orthographie vieillie. Dans l’expression, parfois, comme aussi dans certaines finales, il y a de la faiblesse; ainsi, dans L’Immortel adolescent, vous admettrez avec moi que les dernières strophes sont loin d’avoir la vigueur, le fini, le rendu des premières. «Ah! l’angoissant problème!» est même d’une effarante banalité. Même pièce encore, le vers «Sans elle, je sais bien, mon atelier nu» est boiteux. Il lui manque un pied au second hémistiche. Dire, par exemple : mon grand, ou mon bel atelier nu. Mais je vous laisse le choix de l’épithète, vous qui savez si bien les mots.

Il y aurait peut-être d’autres petites choses à vous dire, mais je ne voudrais pas trop dépasser les limites d’une lettre convenable. Et j’ai déjà peur d’avoir passé celles de la discrétion. Mais veuillez ne voir, dans mes remarques les plus pédantesques, que le seul désir de vous être utile.

Il va sans dire que j’attendrai votre livre avec plaisir, que je le lirai, que j’en parlerai. Quant à mon article, je ne sais quand il paraîtra, ni où. Mais il faudra bien que vous m’accordiez la permission de vous citer un peu, quelles que soient les circonstances.

Je vous remercie encore une fois de l’attention que vous voulez bien m’accorder, et tout particulièrement des documents historiques, ou biographiques.

Veuillez me croire, sans les formules obligatoires, aussi inélégantes que souvent fausses.

Votre tout dévoué

[HB]

Lettre 9

Jeudi 20 septembre 1928

Harry Bernard,

Je vous remercie pour le mot du 17. Vos remarques me sont très précieuses.

Il est bien agréable (même sans votre consentement) de vous entendre m’augurer un succès comparable à celui de Choquette. Monsieur Victor Doré (directeur général de la Commission des Écoles Catholiques) il y a quelques mois, m’avait dit ce que vous avez ajouté, me laissant sceptique cependant!

Choquette a un souffle tellement puissant. Mes subtilités et raffinements de petites peines ou joies me semblent bien peu de chose à côté. Je me fais l’effet d’une fleur de serre, des villes, un peu anémiée près de lui qui a la vigueur et la solidité du chêne, dans sa pensée comme dans ses mots.

Au sujet de votre travail de mosaïque sur la «Clarté bleue» je ne puis m’empêcher de vous dire la comparaison qui me vient à l’esprit : un carreau sur le ciel bleu, enfoncé d’un léger coup de poing et qui en fait des stalactites cubistes et merveilleuses –sur le ciel bleu toujours.

Je le retranche sans chagrin, comparaison prolongée : il apportera peut-être un peu d’air au volume. Il est le vingt-septième poème que, depuis les débuts, j’enlève à l’Adolescent comme indigne de son immortalité!

Je vous suis bien reconnaissante de me dire ces choses maintenant et non officiellement, trop tard.

L’intérêt consciencieux que vous voulez bien porter à mon travail me dédommage de mon petit lot d’ennuis que je ne puis m’éviter.

Je vous inclus une anonyme que je devrais éviter à la propreté de vos doigts et de votre regard mais à mon désir de vous épargner une des petites laideurs de l’humanité vient s’ajouter celui plus véhément de vous faire voir d’une façon tangible que vos solides encouragements ne sont pas intempestifs.

Je sais m’être fait quelques ennemis lorsque j’ai refusé d’être membre de la Société des Poètes pour la sécurité de mon travail qui était encore à ses débuts et sûrement pas encouragé des miens. Pourtant je ne puis me figurer aucun de ses membres prenant un tel trouble de sottises. Le mieux est évidemment de ne plus y penser.

Au sujet de «Où l’Adolescent parle enfin» au 9e vers veuillez lire : « T’eut porté » « Tout un leurre masquant l’active vérité ».

Laissez paraître votre article quand bon vous semblera, je vois que le parti contraire ne s’embarrassera pas de fausses pudeurs.

Je n’aurai pas le volume avant la mi-octobre.

Encore une fois, merci de votre cordialité.

Je presse votre main

Simone Routier

Lettre 10

Vendredi 21 septembre 1928

Mlle Simone Routier,
Côte de la Montagne,
À Québec,

Mademoiselle,

Je vous réponds tout de suite, au risque de vous importuner avec cette correspondance en train de devenir volumineuse.

Je maintiens ce que je disais, rapprochant votre travail de celui de Choquette. Mais puisque vous m’y amenez, j’ajouterai aujourd’hui des précisions. Je crois bien que l’auteur d’À travers les vents a plus de souffle que Vous, peut-être plus d’envergure. En d’autres termes, il voit plus grand, plus vaste. Mais il a aussi les défauts de ses qualités. Comme je vous l’ai dit, il est accablé par l’influence des grands romantiques, particulièrement Hugo; il a souvent un mouvement parent du sien, ses images flamboyantes et aussi ses mots creux. Le titre même de son recueil ne vous rappelle-t-il pas les Quatre vents de l’esprit? N’empêche que l’homme a énormément de tempérament, et qu’il est susceptible de donner, avec beaucoup de travail, et aussi une culture générale plus sûre, de belles œuvres.

Quant à votre manière, elle est plus sobre, elle embrasse un monde moins vaste que la sienne. Elle est aussi plus disciplinée, plus affinée, plus précise. C’est même pour accentuer encore la tendance dans ce sens que je me permettais les quelques indications de ma dernière diatribe.

Où vous vous rapprochez de Choquette, c’est par le lyrisme. Vous avez l’un et l’autre le tempérament lyrique, ce qui manque le plus à nos poètes, habituellement. Dans la manière de voir les choses, cependant, et dans l’expression, vous n’avez que des affinités lointaines, et c’est très bien.

Je regrette que vous soyez si loin. Toutes ces choses, je pourrais vous les dire mieux, et vous les faire bien mieux comprendre si je pouvais, votre texte en main, le déchiqueter en votre présence, vous indiquer ce que je trouve bien ou moins bien, et vous expliquer le pourquoi en cours de route. Je trouve, à certain moment, que vous avez un tel talent qu’il est bien dommage de publier votre livre avec certaines taches qu’il serait si facile d’effacer. D’autre part, il ne vous faut pas trop viser à plaire à tout le monde, à votre père, comme dit La Fontaine, et aux journalistes impertinents. À cette aventure, vous risqueriez de retrancher vingt-sept autres pièces, sinon plus, à l’Adolescent, qui ne serait plus immortel, car il serait alors défunt ou presque.

J’ai pris connaissance de la découpure de L’Événement. Elle devrait vous amuser, plutôt que vous froisser. Puisque l’on vous parodie, c’est que vous existez, que vous êtes. On ne s’attarde pas à parodier les nuls et les insignifiants. Si vous connaissez votre correspondant, dites-lui qu’il n’est pas sans facilité, ni sans un bon vocabulaire à disposition, et qu’il ferait mieux de travailler sérieusement pour son compte.

Me permettez-vous, maintenant, quelques questions? Où en est votre livre, au point de vue de l’impression? En avez-vous fini avec les épreuves? Serait-il trop tard pour faire encore des corrections de détails?

S’il n’est pas trop tard, me permettriez-vous quelques suggestions?

Je termine sur ce. Je vous demande aussi pardon du peu de propreté de la présente. Mais je vous écris à la course, en attendant le train. Je pars pour Montréal, où je rencontrerai probablement Choquette. Si oui, vous pouvez être certaine qu’il sera question de vous.

Meilleures amitiés,

[H.B.]

Lettre 11

Lundi 24 septembre 1928

Monsieur Bernard,

Je vous remercie d’être aussi patient avec moi.

J’espère que mon livre ne vous décevra pas, il y a notamment de ceux que vous n’avez pas vus le poème «passants» qui est celui auquel je suis le plus attachée. Vous direz peut-être que ce volume fut fait dans un espace de temps relativement court, peut-être! Mais moi seule sait tout le travail qui y a été apporté et combien de strophes et de strophes retravaillées et retravaillées ont été sacrifiées, et je me demande si j’y ai toujours gagné mais je sais que la critique ne peut s’empêcher de considérer un livre comme un premier brouillon.

Je regrette entre autres –maintenant que les épreuves sont bouclées– un poème, «Jahel» tiré de la Bible, qui contenait 200 vers environ et qui m’avaient donné bien du mal avec leurs fameux noms propres, mais Montpetit m’a dit qu’il le trouvait un peu Victor Hugo!

Et cependant, me disait-il, libre à vous de le laisser, si vous enlevez pour le goût de tousY je me demande ce que deviendra le livre, aucune œuvre humaine n’est parfaite. Paul Morin au début m’avait conseillé d’enlever sept et huit poèmes «dignes de Léopardi peut-être mais non de moi!» Choquette m’a demandé d’enlever aussi les cent vers du «Petit ballon» (que j’aimais énormément) comme trop retouchés et devenus impersonnels et confus. Comment rester soi-même au milieu de tout cela. Et les lettres que je reçois chaque matin, depuis que les journaux publient un peu, sont pour la plupart très gentilles mais si contradictoires. C’est un peu décevant.

Mais maintenant que le livre est sous presse je crois que j’ai fini d’y penser et n’occuperai maintenant ma cervelle que de celui à venir dans quelques années!

Je ne suis pas arrivée à temps pour retrancher «Clarté bleue» : le déchiffrage des poèmes et de la table des matières étant terminé, j’y ai pourtant changé une épithète, pas énorme croyez-moi bien.

Dommage que je n’aie pas eu votre critique plus tôt; pour certains autres poèmes elle m’aurait sans doute été très précieuse.

Tâchez de ne pas trop me tomber dessus dans votre critique.

Je ne suis pas beaucoup satisfaite de la vignette qu’on me donne comme reproduction de ma sanguine, on croirait que je leur demande de me décrocher la lune, je saurai en tout cas une fois pour toutes que cette couleur, ce genre de dessin reproduit très mal. C’est un «portrait de l’auteur par elle-même» et on réussit à m’y faire loucher.

J’espère vous adresser la brochure la seconde semaine d’octobre.

Bien à vous,
Simone R.

Lettre 12

Mercredi 26 septembre 1928

Monsieur Bernard,

Maintenant que mes galettes de 192 pages sont sous presse, ainsi que je vous le disais, je regrette quelques-unes des pièces retranchées.

Vous trouverez ci-inclus deux pièces pour les publier. Je vous demanderais votre opinion candide; « Jahel » n’aurait-elle pas été passable ? L’intrusion, un de mes premiers travaux en vers et contre tous, avec quelques retouches serait-elle acceptable?

C’est que alors vous pourriez dans votre critique, tenir compte aussi de ces pièces absentes!

Vous seriez bien aimable de me retourner ces deux poèmes, je n’en ai pas d’autre copie propre!

Vous recevrez ma galette au commencement d’octobre.

Mille salutations angéliques,

Simone R.

Lettre 13

Jeudi 27 septembre 1928

Mlle Simone Routier,
Côte de la Montagne,
à Québec

Mademoiselle,

J’ai lu les dernières pages envoyées. Puisque vous voulez une opinion franche, je vous dirai que vous avez bien fait de ne pas les joindre à votre recueil, qui me paraît devoir être, par ce que j’en ai vu, de beaucoup supérieur à ces essais.

Je n’analyserai pas l’« Intrusion » en détail; j’aurais l’air méchant. Laissez-moi dire seulement que ce genre est plus que très jeune. D’ailleurs, ce théâtre de salon ne brisait-il pas l’unité d’un recueil de poèmes? Quant à « Jahel » Montpetit a eu le mot fort juste; c’est, selon une de vos expressions, très beaucoup Victor Hugo. J’aime mieux ce qui vous ressemble.

Je vous retournerai donc les poèmes et vous les garderez dans vos cartons. Plus tard, quand vous serez très vieille avec de nombreux petits-enfants, que vous aurez vidé tous les bonheurs humains, vous les lirez doucement à vos amis et vous regretterez peut-être encore, comme aujourd’hui, de les avoir gardés sous le boisseau. Vous remercierez peut-être aussi, ayant plus vécu, certains amis d’avoir parlé comme ils ont fait.

Votre livre paraîtra sûrement avant l’étude annoncée. Celle-ci va tranquillement son chemin, mais j’ai été retardé par une autre, entreprise à la dernière minute, sur un volume que je vous recommande : Poètes de l’Amérique française, études critiques, de Louis Dantin. Vous trouveriez là, car Dantin est un technicien peu ordinaire, beaucoup de petits secrets de la poétique, ainsi que mille indications utiles.

Mais pardonnez-moi de devenir, comme disent les Anglais, «personal».

Laissez-moi vous dire, en terminant, que j’admire en particulier, chez vous, ma correspondante inconnue, votre talent, qui est réel, et peut-être surtout la belle confiance que vous voulez bien me témoigner, d’une semaine à l’autre et d’une lettre à l’autre.

Vous allez, à la fin, me faire douter de moi-même, ou me rendre le plus vain des hommes. Mais je reste quand même à votre disposition.

Sincèrement vôtre,

[HB]

Lettre 14

Lundi 1er octobre1928

Monsieur Bernard,

Je vous avais fait, à grands coup de plumes, une illustration cubiste, pleine d’atmosphère, d’une jeune canadienne en octobre, grippée alors je suis certaine qu’elle aurait attiré toute votre compassion.

Le hasard, la Providence, ou je ne sais quoi, en aura décidé autrement : figurez-vous qu’on m’a chipé le dessin.

C’est cruel, n’est-ce pas de vous dire cela. C’est afin de vous rendre l’ennui que vous me faites d’être venu si tard me dire les incorrections.

Et puisque l’humeur fiévreuse me réveille ces instants, je vous envoie aussi quelques poèmes qui devront effleurer votre pudeur puisque « Les Colliers » l’ont fait.

Je ne me rends pas au Soleil depuis quelques jours, aussi le volume est retardé à cause de la vignette qui ne me satisfait pas. Ah les femmes!

Good bye et Thank you,

Simone R.

Lettre 15

Mardi 2 octobre 1928

Mademoiselle,

J’admire votre ardeur candide à me vouloir scandaliser. Mais vous prenez, pour cela, des moyens qui n’ont rien de très méchant. Et je refuse, malgré votre tentative, à me laisser taxer de pudibonderie.

Mais c’est assez badiner, et je reviens, comme il convient entre gens qui se targuent de sérieux, et de dignité, à nos grands problèmes.

Dans le dernier envoi, que je n’ai pas eu le temps d’examiner dans le détail, je vous signale cependant la strophe 6 de la pièce « Tristesse ». Il faudrait écrire, je crois, «Que leur mordant baiser», au singulier, attendu que vous reprenez : Qu’«il abolisse tout », à la strophe suivante. Ou bien faire l’inverse : «qu’ils abolissent tout»

J’avoue que je retrouve assez souvent, dans vos poèmes, des négligences de ce genre. Car je vais essayer aujourd’hui de vous faire de la peine. Assez souvent, comme dit plus haut, vous laissez la phrase en suspens, comme dans plusieurs strophes de l’Adolescent, ou méprisez de faire la phrase absolument logique. Tous des défauts légers, en somme, que vous auriez pu facilement corriger, avec de la bonne volonté, de la patience et aussi de l’humilité.

J’ai revu avec plus d’attention les poèmes du premier envoi. La même bonne impression première demeure, mais il s’en faut, croyez-moi bien, que tout soit d’égale valeur. Vous avec du tempérament, mais vous ne possédez pas encore votre instrument. Trop de faiblesses de détail. Aussi une inspiration souvent livresque. Il va falloir, dans l’avenir, vous débarrasser des influences pour exprimer mieux votre «moi» original. Mais je vous avoue que ce sera difficile. Entre nous, ce sera probablement tout le travail de votre vie, si vous persistez à écrire. Car les écrivains passent leur vie à se chercher.

Pour le moment, l’important est d’élaguer les imprécisions, de serrer la syntaxe et la logique de près, de donner de l’ampleur à la strophe, de la solidité à chaque vers. Tout cela vous est dit de façon bien pédante, probablement peu claire. Mais essayez de décomposer, analytiquement, quelques vers, et vous découvrirez ce que je vous indique.

Suis-je trop dur, moi qui m’étais d’abord montré indulgent? Mais je vous dis les choses à mesure que je les trouve, dans la seule pensée de vous être utile. Si mes remarques vous chagrinent, faites comme si je n’avais rien dit, et gardez-moi quand même votre estime, sinon votre amitié.

Je pleure vraiment cette jeune canadienne cubiste, et fais des vœux pour sa découverte. Je vous remercie tout de même de l’intention et vous engage à recommencer, si vous voulez bien. Mais je crains de ne pouvoir vous rendre aucun service en tant que critique artistique. Mais j’oublie que vous ne m’aviez rien demandé dans ce genre…

Imaginez que j’étais à Québec, dimanche dernier. Un voyage entre deux trains, la plus grande partie de la journée d’ailleurs, passée à Lévis. J’ai songé, un moment, à vous appeler au téléphone. Mais j’étais fort occupé, sans compter que je n’avais rien de très spécial à vous communiquer, que je craignais par conséquent l’indiscrétion grande…

Mais je vous ai écrit encore une longue lettre. Je deviens bavard comme les vieilles femmes, alors que vous, qui êtes bien plus femme que moi, savez toujours être brève comme les plus discrets des hommes.

Je vous retournerai un jour ou l’autre les poèmes promis. Ne vous découragez pas. Mais je suis pris un peu partout, et deviens parfois négligent.

Salutations les plus humbles+

[HB]

Lettre 16

Jeudi 4 octobre 1928

Cher illustre maître,

Je vois que vous vous proposiez tout un pique-nique de critiques sur le naissant Adolescent, permettez-moi le petit plaisir de vous escamoter l’entremets de la strophe 6 de «Tristesse», * qu’il abolisse + se reporte à frisson et non à «baisers». Ça vous fait de la peine?

Maintenant, quant à me chercher toute une vie, j’aime autant pas gaspiller toute une vie pour en arriver à quoi? : à la déception de moi-même, ou plus vraisemblablement (genuine humility) à m’attacher alors tant à moi que la mort me deviendrait un écartèlement douloureux, car je crois qu’à ce moment-là, on se trouve à se quitter d’une manière ou d’une autre. N’est-ce pas? Ô l’angoissant problème : «effarante banalité». Au moins vous, vous nous répondez de l’inattendu, je sais tellement tout ce que les bons ministres doivent répondre à «nos angoissants problèmes» aussi je les réserve pour moi, ou pour vous.

N’importe, je n’ai pas détesté les «salutations les plus humbles».
.
Quant à votre voyage de dimanche, je me demande ce qu’un homme peut aller faire à Lévis, à moins d’y avoir une sœur au Noviciat ou un fils photographe ambulant! Je ne suis pas respectueuse, mettez-moi à l’ordre –gentiment s’il vous plaît. Si j’écris des fadaises, considérez que je suis une jeune fille, encore grippée, ne contrôlant ainsi plus tout à fait son cerveau.

Je vois que ma lettre sera * très beaucoup + une lettre d’affaire, je vous permets de la faire emballer comme spécimen.

Mais revenant à l’histoire de Lévis, je ne vois pas pourquoi vous n’êtes pas arrêté me faire un brin de jasette. «Talk business» Vous auriez gagné des indulgences –visites aux malades– et d’ailleurs le très respectable Mr Fortin de L’Éclaireur est bien venu me causer impressions pas chères, etc. (style éditeur évidemment.)

Quant au téléphone vous avez bien fait d’en rester à votre hésitation avec la voix charmeuse que j’ai (parenthèses : que j’aie prend-il un «e» dans ce cas?!), vous auriez sûrement trouvé que mon poème «aigre-doux» était osé de son dernier vers : «Mais que votre parler fuit l’aigre dissonance ».

Si vous viviez trois jours au sein de mon illustre famille –d’ailleurs très élégante et gentille– vous seriez très surpris de voir que je n’écris pas plus «canadien». Mes frères aînés sont différents mais je n’ai jamais vu une honte aussi sotte du bon langage que celle des derniers ! Comprenez que je n’ai pas hâte qu’ils entrevoient le livre. Il les fera rire à coup sûr avec ses «grands mots». Peu importe on ne change pas les gens. On vient à se fatiguer de ne pas être soi-même aussi.

Bref, je suis en veine de confidences, et je m’arrête car le plus bel hommage qu’on puisse me faire est de me «reconnaître» une qualité d’hommes, je me targue –entre autres choses– d’avoir une âme de gentleman ce qui se rencontre rarement chez les femmes c’est une chose à constater. Le livre sortira la semaine prochaine.

Farewell Thank you

Simone R.

P,S. Vous seriez l’homme unique au monde si vous vouliez me donner une règle, ou un moyen mécanique pour l’emploi du subjonctif. Je n’y comprends rien, rien, rien, rien, et je ne vois pas pourquoi ça existe cette affaire-là. Votre critique «Louis Dantin» était d’épithètes précises, cinglantes d’un Papini consommé. Vous savez avec moi Papini et tout est dit. Tit-Jean qui veut en montrer à…

Lettre 17

5 octobre 1928

Vendredi, jour maigre

Monsieur Bernard,

Vous avez une intention extraordinaire, pour un homme! Je me lamentais justement hier de n’avoir rien à lire depuis deux mois. Et vous savez moi ça n’est pas un pique-nique que je me propose mais un festin merveilleux – non de critique mais de découverte d’impressions nouvelles. La présentation de votre, de vos volumes est merveilleuse. J’adore ce motif : «Jusqu’au bout» et ce merveilleux liséré noir sur La Dame blanche. C’est très gentil d’avoir pensé à moi.

Je vois par vos dédicaces que vous êtes d’une ironie infernale, attention à la convalescente on dit que le ridicule tue (ce qui ici est différent «d’assommant»).

Et enfin! dans les prochaines –l’Éternel nous prêtant vie– je pourrai parler de vous, abandonnant le «moi» monotone.

Voyez moi aussi je suis une correspondante idéale (ce mot-là me fait toujours rire –chères envolées couventines au son des orgues et de l’odeur des encens!) Lorsque je retarde de deux jours une réponse je sais que je me rendrai aussi facilement à deux mois.

C’est amusant de vous voir vous débattre vous «l’illustre maître». Paul Morin ne m’a-t-il pas fait la même chose déjà, et vous le connaissez? Cependant, il faut vous dire que je vous imagine un peu moins pédant.

Je vous trouve à votre aise de dire que le mauvais caractère ou les défauts des femmes peuvent donner des indulgences. Je suis persuadée moi, qu’il vous en fait perdre et énormément.

Ne me faites pas mourir avec le souci mûri de la perfection. Je ne la trouve tolérable que dans l’art plastique pas dans des héros de romans –ou de vie– ce qui se ressemble.

Vous dites bien partout des choses vaines. Je voudrais bien que vous me disiez une chose qui ne l’est pas dans cette chère existence je vous en saurais un gré infini. Fatiguée que je suis de tomber de vide en vide. Et avec tout cela (puisque vous parlez de carmélites) au cours de mes études aux Ursulines ne croyais-je à l’existence d’une vocation suspendue au-dessus de ma tête comme les langues de feu au-dessus des apôtres ou comme l’épée de Damoclès. On en revient. Et c’est dommage.

La vocation religieuse –je doute de tout un peu trop pour cela– celle de bonne maman je sais bien aussi que vous le dites, faire sauter gentiment les champignons dans la poêle, faire des reprises belles comme des fonds de chaises tressées et rafistoler mes robes au dernier cri mais celui à qui j’aurais offert cela heureusement le seul de mes admirateurs (tout le monde en a) que j’aurais épousé était, vous l’avez vu dans la lettre, un protestant des plus fanatiques qui soit et comme de faire mourir ses parents de chagrin est toujours un certain malaise et que d’ailleurs j’aimais autant ma religion que la sienne… La littérature (emphatique : tout talent de femme est fait d’un bonheur brisé!) est-ce une vocation? Pour une femme admettez que ça a l’air pédant et qu’on s’y donne faute de bonheur normal.

Voilà en deux chapitres ma jeune vie. Voyez si je suis destinée (ostiné en canadien) à parler de moi.

Dites-moi donc pourquoi on ne parle pas du cul ni de l’enfer dans l’Ancien testament? Faut-il s’attacher au Dieu de guerre et de justice de l’Ancien ou au compréhensif et doux berger du Nouveau Testament? Vous devriez être Québécois, nous pourrions avoir des entretiens instructifs pour moi.

Même dégrippée je ne comprends rien aux règles du subjonctif que l’on trouve dans les grammaires. C’est là un des bardaux qui me manquent. Je vous laisse pour vous retrouver dans La Maison vide –quelle fluide subtilité.

Je presse votre main,

Simone R.

P.S Sans l’ombre d’un reproche, laissez-moi vous dire que cela m’a été agréable –presque un petit bonheur– de voir quelques lignes de votre griffe. Ainsi que je le dis dans un poème l’écriture m’est une figure vivante et j’adore les visages, comme j’aime les natures, [les] paysages me laissent froide avec leur immuable indifférence. Excusez-moi de tant écrire, ne vous contraignez pas à la réponse.

Vous êtes très humble de n’avoir pas choisi les deux volumes prix David. Mes félicitations sincères. Vous citez Georges Sencier. Il fut mon auteur de… toute jeune fille. Envolée des «nés nécessaires», je devais les dévouements les plus entiers. Si j’en eus, ils furent sans cesse inutiles.

Mon Dieu, j’espère que vous n’avez pas les cheveux ni gris ni blancs. Mes légers badinages m’apparaîtraient terribles. Je vous dirai sur quel mot de votre première lettre je me suis basée pour croire que vos cheveux avaient encore tout leur pigment.

Lettre 18

Samedi 6 octobre 1928

Harry Bernard,

La Maison vide m’a intensément intéressé. Comme vous êtes un tempéré en fin de compte, au moment où l’on croit à une «emballade» lyrique du père ou de Marthe, on vous sent là vigilant qui les arrêtez : l’équilibré qui a tiré une stable moyenne de tout, je vous admire.

Par l’impression d’encouragement, d’âme renouvelée que l’on se sent en fermant le livre, je me suis demandé si tous les livres ayant le point de vue de celui-là, il n’était pas possible d’arriver à la formation d’une humanité compréhensive, sincère et belle. Je l’ai cru un moment. Non : il y a trop de tournants irritants et décevants sur la pauvre planète.

Qu’importe, je vous remercie de cet instant meilleur.

Dimanche 7 octobre 1928

Je recopie en arrêtant là, la lettre qui hier se poursuivait sur trois feuillets encore : pessimisme inélégant, solitude morale inexplicable. J’ai changé d’angle ce matin et je vous explique comment : ceci se rattache d’ailleurs à ce que je disais plus haut hier.

On danse pour oublier souvent. Serez-vous surpris d’apprendre que quelques arguments sérieux s’y glissent parfois.

Encore sous l’impression du long mot que je venais de vous écrire, dansant hier, je risquais les arguments – au risque de passer pour cérébrale – qui me restaient en tête. Et revenant ici après –le château ferme à minuit– avec ces charmants bonshommes : un Irlandais, un Anglais même et un Écossais nous élaborions la discussion.

L’Écossais d’âge mûr avait ma préférence et je ne saurais vous décrire le sain émoi que j’ai ressenti lorsqu’il m’a réservé : moi mon code c’est de vivre chaque jour de façon à ce que lorsque je m’adresse à Dieu le soir je puisse lui dire : aujourd’hui non je crois que je n’ai rien de laid à me reprocher. N’est-ce pas merveilleux. Ce grand gaillard, élégant, solide, tendre et intelligent, rapporter sa pensée vers Dieu le soir. Et sa phrase m’a paru sincère.

Je ne sais ce que vous pensez de mes ergotages. Mais vous êtes un homme, et cela me met à l’aise. Je puis vous étaler ces choses sans risque de heurter, d’ébranler vos convictions.

Le papier de mon volume est très bavard. Serait-il d’un mauvais ton de mettre mes autographes au revers du couvert, en dedans?

Je vous remercie de votre patience et vous assure de mon amitié inutile.

Simone R.


Lettre 19

Mardi, 6 heures après-midi, 9 octobre

Harry Bernard,

Peut-être vous avez votre petite dose d’orgueil vous aussi. Cette véhémence à vous dire non offensé, mais peut-être aussi est-ce par délicatesse que vous le dites, en tout cas me voilà comme un toit qui dégoutte : (la femme hargneuse, renoteuse dit l’Évangile est comme…) Et voulez-vous : n’en parlons plus de cette histoire, on est si bien d’être bons amis.

Mais avant de clore complètement laissez-moi ajouter (!) une dernière phrase : « Si vous décidez de ne plus taquiner et moi de ne plus faire de malice, notre correspondance va s’évanouir d’anémie. »

Bon. Fini, F.I.N.I. Fini!…

Bonjour, vous allez bien Bernard, il y a longtemps que je vous ai vu, depuis notre avant-dernière métempsychose je crois, où vous rouliez vos pensées dans le tonneau et moi venant des Indes anglaises vous demander conseil. Vous vous souvenez? Pourquoi des Indes anglaises dites-vous? Est-ce que je sais moi on est où on est, ou on naît ou on naît. Voyez l’esprit. Tout ça pour deux sons. Savez-vous l’histoire de l’homme qui vendait des pipes de plâtre un sou chacune? Si vous voulez je vous la conterai dans ma prochaine c’est tout court.

Pardonnez toutes ces fadaises, elles sont façon de transition. Le rideau est levé, ici je ne souris plus et parle avec mon cœur, hum! Sérieusement.

Vous savez vous êtes très gentil et la surprise du volume de Dantin m’a émue et fait un plaisir immense. Puisque vos indulgences sont à être mon confident –littéraire– je vous dirai que je désirais ardemment ce volume depuis l’article qui me l’a fait aimer, mais comme avec ma petite piastre allouée pour mes menues dépenses de la semaine (elle est un peu dénudée rendue chez le libraire) je n’arrive habituellement à me procurer qu’un volume par mois environ. Je le chassais de ma pensée.

Enfin j’ai en perspective une soirée merveilleuse de lecture. J’aime beaucoup la présentation, les caractères de cette brochure. J’ai bien hâte de la lire.

Ririez-vous de vous entendre dire lorsque vous voulez acheter un volume nouveau : «Mais il y en a tout en haut que tu n’as pas lu.» Mais il faut dire que ces années de petites misères tirent à la fin et que dès l’impression sera réglée, je me propose des festins de lecture. En commençant par vos vers (oh les petits doigts qui parlent) dont vous avez bien eu soin de ne pas me parler. C’est ça ne dites rien de vos secrets chers et payez-vous ma tête.

Mon Dieu que je suis ergoteuse. Pardonnez-moi, c’est que je ne vous connais pas et me tiens toujours un peu sur la défensive. En tout cas il n’y a pas de danger que je vous parle de mes * «nouvelles». Jean-Charles Harvey ne m’a-t-il pas demandé mon âge! Oh les impudents. Mes seize printemps ne sont-ils pas écrits sur mon visage

Combien en avez-vous de cheveux gris? à peu près?

Ne vous enflammez pas parce qu’il y a des vides entre mes phrases. C’est que je vous y cause environ cinq minutes à blanc entre chacune. Et j’arrive bien à vous dire que vous ne savez pas ce que vous perdez, la Palisse n’est pas mort, n’est pas mort il a changé de pelisse voilà tout.

Un grand merci du cɶur pour la pensée et l’envoi généreux.

Le rideau tombe

S.R.

Lettre 20

Jeudi 11 octobre 1928

Mlle Simone Routier,
Côte de la Montagne,
à Québec.

Mademoiselle,

Votre correspondant modèle, qui a bien quelques cheveux blancs, ne vous en déplaise, s’est négligé cette fois.

Mais, comme je vous l’ai dit l’autre jour, sur une carte, j’arrive de voyage. Pour éviter les questions, car je sais les dames curieuses un peu, je vous dis tout de suite que je me suis rendu à Boston, que j’ai fait le trajet en auto, aller et retour, et que, si personne de nous n’est mort de fatigue, c’est que nous n’avions pas encore à mourir. Deux jours sur la route, deux jours là-bas. Nous étions deux hommes au volant, à nous remplacer l’un l’autre, mais nous avons fait 400 milles le premier jour, et 471 lundi, sans arrêt. C’est vous donner une idée de la fatigue possible. Mais comme ceci est loin de la poésie.

Que voulez-vous dire, parlant de la galette qui n’a pas levé? J’espère que vous ne songez pas à arrêter la publication. C’est que vous m’avez promis le livre pour le commencement de ce mois, et que je compte ajouter, absolument, cet ornement à ma bibliothèque.

Puisque nous y sommes, j’ajoute que mon exemplaire devra être autographié sur le papier, non sur la couverture, ce qui serait détestable au suprême, à tous points de vue. Vous ferez comme vous voudrez pour les autres, mais je tiens à un volume non gâté. N’ai-je pas droit, comme d’autres, à mes caprices?

Et je passe à des questions d’ordre plus égoïstes.

Mais j’en reste à des points d’interrogation. Pourquoi me dites-vous qu’il est un secret sous votre projet de nouvelles? Que voulez-vous dire aussi, quand vous prétendez «douter de tout un peu trop»? Et pourquoi ne m’avez-vous pas adressé cette lettre qui m’était destinée, qui était peut-être plus révélatrice que d’autres, puisque vous n’avez pas voulu la laisser partir.

Je vous remercie particulièrement de vos dessins. Je les trouve très bien, encore qu’ils ne soient que des croquis. Vous me paraissez avoir joliment de technique, de sûreté de main, pour une jeune fille malade, qui affecte de n’être sûre de rien. Je vous avoue que le dessin, la peinture, la sculpture m’ont toujours fort intéressé, avec les lettres. Je ne comprends malheureusement rien à la musique, ce qui me vaut les pires injures de mon ami Ferdinand Bélanger, un Québécois de Lévis, que vous connaissez peut-être, et qui a du talent comme quatre. Cela me vaudra aussi, probablement des sourires méprisants et hautains de votre part.

Est-ce que la littérature, en somme, est pour vous un pis-aller, devant remplacer l’amour? Votre lettre le laisserait croire. Ce n’est pas très flatteur pour ceux qui, pour une raison ou pour une autre, par vocation, si vous voulez, se sont adonnés aux lettres.

Je le regrette, mais je ne suis point Québécois, même pour vous servir. Je vous dirai quand même, vous rencontrant, les règles du subjonctif, – du moins ce que j’en sais encore.

J’apprécie fort votre amitié, si inutile doive-t-elle être, comme vous le dites.

Et je me souscris, votre dévoué serviteur.

[HB]

Lettre 21

Jeudi, 11 octobre 1928

Harry Bernard,

Je suis la jeune fille qui ne devait pas vous écrire avant quelques jours, ayant cru voir une leçon de votre silence. Voyez quel pauvre esprit vous jugeait; mais je dois mesquinement m’excuser sur une influence qui remonte à… au delà de vingt ans et qui chaque jour m’apprend que j’ai de fols enthousiasmes et de sottes confiances. Je me demande parfois comment mon esprit tourmenté se serait épanoui ou guéri dans une autre atmosphère. Ô ingratitude, direz-vous, qui aujourd’hui sera le jour des déceptions pour vous, car après vous avoir probablement laissé supposer toutes espèces de choses gentilles voilà que je vais me décortiquer devant vous des fausses vertus que vous me croyez. Pour revenir à ce que je disais d’atmosphère, il faut que vous sachiez que ma chère famille, qui a le bon esprit de ne pas avoir besoin de littérature, n’a heureusement pas aperçu (ou presque) les récentes reproductions de mes poèmes dans les journaux, mais l’heure est arrivée de faire passer la porte aux livres imprimés. Oh ça n’est pas une guerre mais peut-être quelque chose de pis : de longs sourires et soupirs de commisération, ils croient dans leur pessimisme qui ne se dément pas (en ce qui touche la littérature canadienne) que je vais leur donner le spectacle d’une banqueroute personnelle. Je pourrais donner mes livres en annonce de pilules roses et qu’ils ne craignent rien j’aurais encore * les prévoyants du Canada + (!) pour répondre pour moi, sinon la constante générosité, dont je ne veux pas abuser) d’un ami bien cher Philippe Picard aux encouragements de qui je dois la confiance renouvelée qui m’a fait commencer et terminer ce livre; nous sommes depuis toujours une paire de bons amis. Son ambiance intéressante et multicolore m’a souvent réconciliée avec la vie et les petites misères de chaque jour. On dit que l’amitié n’existe pas entre jeunes gens de sexe opposé, je suis pourtant convaincue que mon sentiment amical et profond pour Philippe restera toujours lui-même et aussi sincère. Mais je m’écarte * un tantinet + du sujet.

Or donc j’ai dit que cette lettre vous décevrait. Je ne sais par où commencer tant je sens que je puis vous décevoir de multiples façons. Je reprends votre lettre ce qui donnera peut-être une logique à mes idées (des fleurs!)

Vous avez des cheveux blancs? Aux tempes, j’espère, c’est si joli et RESPONSABLE. Si je ne venais d’apprendre que vous avez, chère épouse et enfants, je vous dirais que vous avez eu un instant d’envie pour ce bon Écossais d’âge mur qui m’a plu. Mais je m’abstiens de tout badinage puisque je ne veux pas me faire mettre dehors de votre amitié… protectrice. Quand même, j’espère que vous ne ferez pas une lecture spirituelle de mes lettres et qu’elles pourront rester naturelles.

Heureux mortel qui êtes allé à Boston tandis que je ne suis allée jamais plus loin que Montréal. Ça ne doit pas être mal : le profil d’un «poaîte», pardon d’un littérateur, encadré sous la vitre d’un auto. Dites-moi qu’est-ce qui vous manque sur la terre, vous avez épouse, talents, convictions, voyages et liberté?

Ne pleurez pas cher enfant (précocement gris) mon illustre galette vous arrivera au début de la semaine prochaine.

Et vos deux paragraphes suivants sont lourds de réponses, si cette machine, sur laquelle je suis novice, me coupe le souffle. Mais je ne puis plus écrire à la plume j’ai comme des spasmes dans la main.

Dans le dessin non plus, je ne suis aucunement artiste. Voici l’heure des déceptions. Je me sens tangiblement un goût du dessin qui me ferait oser les lignes les plus extravagantes et les plus originales si seulement je possédais quelque technique, quelques leçons de croquis, mais tout ce qui ressemble à une discipline m’a toujours effrayée et… je n’ai jamais appris le dessin. Je ne fais que de vulgaires copies un peu personnalisées. Donnez-moi n’importe quel dessin d’homme, de femme, corps ou physionomie, si le fond, la structure en sont faites : très bien je vous en ferai une reproduction passable; les mains, les jambes et les visages garantis très élégamment réussis. Mais si vous me présentez un feuillet blanc je doute fort que je puisse, sans basse aucune, accrocher à la bonne place les membres de mes personnages. Le fond qui manque, avec moi toujours le fond. Je suis ─ à part ce qui regarde les sentiments ─ d’une superficialité déconcertante.

Quant à la musique, mon professeur de violon (Goulard, élève d’Isaye) dont je vous ai parlé dans ma première lettre, prétendait, un jour où nous écoutions Ruth Price qui étudiait depuis huit ans, tandis que moi dix-huit mois, que j’avais plus de tempérament qu’elle et à travail égal la surpasserait, et je [rêvais] Paris. Il disparut, je plaquai tout là. Il y a un an, j’ai sorti le violon du sarcophage, pour jouer pour le radio, un soir la semaine dernière seulement je l’ai repris depuis ce temps, En cela je serais supposée avoir un fond de technique et voyez comme je m’en sers, je suis l’être le plus détestable au monde et ne puis causer ou sortir mon violon que dans une atmosphère que je me sens au même diapason que moi. J’aurais aimé, je vois, les auteurs allemands, ma mère défendait à mon professeur, à cette époque de guerre, de m’apprendre quoi que ce soit d’eux. Trois fils à la guerre, on peut comprendre.

Vous parlez de votre ami Ferdinand Bélanger. Puisqu’il est notre ami je veux bien lui accorder une pensée sympathique, mais jusqu’à ce jour il m’ennuyait sans que je le connaisse ayant toujours entendu qu’il était un A.C. J. outré qui ne finissait plus de se mettre les pieds dans les plats. Comme ami, vous allez sans doute croire de votre devoir de le défendre, je vous en prie n’en faites rien, je ne veux pas l’attaquer mais vous dire seulement que j’ai horreur des esprits à parti pris. Dans un pauvre tas de gens comme celui de notre planète où l’on devrait tant essayer de se comprendre, de se mettre à la place les uns des autres, ces groupes intransigeants, le bras toujours levé me font grand pitié. Je vous en prie soyez de mon avis.

Oui en effet, je crois sincèrement que la littérature, pour une femme ─ ô le mot pédant ─, est un pis-aller, on s’y donne lorsqu’on n’a pas de bonheur, pour soulager d’une façon convenable et satisfaisante les abois et véhémences de notre Canada. Attendez que je sois heureuse avec l’amour dans mon petit coin et je vous assure que vous n’entendrez plus parler de moi. Le bonheur se tait de peur que la foule ne le blesse, vous le savez bien vous qui avez tant d’expérience que je n’ai pas.

Maintenant au sujet du secret sous le volume de Nouvelles à paraître je vous assure qu’il faut que j’aie une confiance majuscule en vous pour vous le confier, et si vous en desserrez les dents gare à vous les courroux de ma capable personne.

D’abord, je n’ai pas voulu en livrer le titre parce que j’ai craint qu’il effarouche les bonnes petites âmes québécoises et nos éminents critiques religieux (Ferdinand Bélanger inclus). Mais si vous saviez comme il est le seul titre approprié et comme on ne lui donnera les apanages de sa beauté lorsqu’on aura lu le livre qui traitera, sous forme de Nouvelles, de passion et d’art, dans les limites qu’une jeune fille peut le faire. Je voudrais bien que vous soyez ici, je vous dirais beaucoup de choses. Je ne puis tout écrire. Je sens que le souffle sous l’élan duquel je travaille ce livre ne peut pas ne pas être sincère et aimé de ceux qui ne vivent pas uniquement par la peur de l’enfer. Tout est traité du point de vue de la beauté et du sentiment vrai.

Mais voici le plus grand morceau du secret. Comment ai-je pu me décider à ce travail que je ne compte pas publier en Canada, à moins que vous approuviez que je le fasse. Après les livres que vous avez écrits ceux qui se mettent sous leur ombre ne peuvent qu’y gagner de la confiance. C’est que il y a quelques semaines un écrivain français m’a écrit que L’Immortel Adolescent intéresserait les critiques français et les rares lecteurs de poésie. Ainsi j’ai vu prendre essor la publication outre-mer du volume qui me faisait mal en dedans. J’en suis à ma sixième nouvelle seulement et je ne sais ce que sera la septième et les autres mais je me contrains à ne penser qu’à celle en marche au moment même. Je trouve très agréable de travailler la prose, au moins le soir je ne me crois pas obligée de rêver sur douze pieds et sans hiatus ce qui est peu reposant.

Maintenant, si mon secret vous déçoit, plaquez-là mon amitié en apprenant que vous aussi alors me décevez. Il n’y a pas de culture possible s’il faut borner nos regards aux horizons du petit catéchisme. Et je ne peux pas vous cacher que je trouve que les Anglais nous sont supérieurs dans leurs façons de prendre la vie et de donner à tous (Nègres, chinois, athées, catholiques) leur compréhension, leur charité, leur amour. Soyez rassuré, je n’écrirai jamais contre notre religion mais je ne reste sûrement pas à son point de vue pour juger les actes de mes voisins.

Abandonnant le sujet précédent, en effet, la lettre déchirée vous aurait appris plus de moi; mais de croire que le mot névrosée aurait pu même seulement effleurer votre cerveau en pensant en moi, m’a paru insupportable. Je déteste trop l’inélégance pour être de cette catégorie, mais je vous y exprimais trop crûment les angoisses d’un soir infini et complète solitude, celle qui fait qu’on veut ne plus exister mais vivre, vivre Mon Dieu, sentir un peu, toucher un peu de certitude ou en finir avec toute cette blague de * grâce, mérite, vertu +. J’ai une mentalité libre et de bohème parfois et je fais la vie la plus bourgeoise et vertueuse qui se puisse imaginer. Ça devient fatigant à la longue, je voudrais bien être un homme, je voyagerais et vivrais allez.

Voilà êtes-vous assez déçu. Au moins n’en détestez pas les poèmes qui ont pu vous plaire un jour dans l’adolescent qui a le meilleur de moi.

Cheerio,

Simone R.

Lettre 22

Vendredi 12 octobre 1928

Harry Bernard,

Vous auriez tort d’attacher quelque importance à mon opinion, vous écrivez noblement, généreusement pour les Canadiens, et j’ai une mentalité, je vois, très peu canadienne ainsi parce que je sais que vous prendrez mon appréciation pour ce qu’elle vaut je vous l’écris bonnement comme vous le désirez sans doute. Un procédé différent serait indigne de vous et moi, si je ne m’illusionne pas à votre sujet.

Vous possédez un style si châtié que je me demande pourquoi vous ne l’employez pas à créer des héroïnes un peu moins matérielles et parvenues, c’est ennuyeux de les voir toujours entrer au salon ou à l’hôtel avec des mines effarouchées et paumées. Vous pourriez les y installer confortablement une bonne fois et dans le volume à paraître nous les faire évoluer libres de ces entraves et avec des sentiments un peu plus compliqués et originaux que les petits fours et potins de parvenues. Si j’avais l’effronterie de reprocher quelque chose aux Canadiens ce serait bien cela d’être lents à s’adapter. Mais vous qui pouvez le faire avec votre intuition sensible et féminine, ayez donc un autre public en vue écrivant et vous verrez comme on voit tout d’un peu plus haut et un peu plus dégagé. Le Canadien c’est le bon pain, sain, solide, indispensable mais les petites entrées françaises par les puddings Anglais peuvent aisément être de mise aussi parfoisY

J’espère que vous ne m’en voulez pas de m’ouvrir à vous de cette opinion si multiplement confirmée dans le secret de mon âme.

Il y en a bien un qui me zigoune les oreilles tous les après-midi à me dire que nous n’avons pas de littérature parce que depuis la domination anglaise etc. Ce dont il est très convaincu et qui m’apparaît parfaitement absurde.

À chacun son opinion n’est-ce pas, quitte à permettre au voisin de la suivre. On ne peut se changer, et les autres encore moins.

En tout cas, sans l’avoir fini de lire, je ressens une impression triste de cette épouse de Étienne qui a une personnalité si peu intéressante. Je prévois que la morale de vos deux romans sous le même titre sera parfaitement logique et juste. J’ai moi-même très souvent constaté que nombre d’hommes brisaient leurs carrières à sortir trop tôt et trop régulièrement avec des jeunes filles qui ne pourront pas être les épouses qu’ils désireront dans le plein épanouissement de leur profession, et dans ce cas invariablement ils brisent leur développement personnel sinon la vie de cette jeune fille qu’ils abandonnent. J’ai en mémoire des exemples tout chauds de ces vies gâchées. L’une étant une malade de se marier et s’est en allée embarrasser les études d’une jeune médecin en Europe, l’autre est une française qui a épousé ainsi [un] frère afin de sortir de son petit village et de se créer une personnalité au contact d’un homme intelligent dont elle a fait une loque morale pour aller elle essayer de faire du cinéma à Paris. Et ces exemples abondent et chaque fois je me demande comment l’homme peut être si aveugle.

Connaissez-vous un Argentin, auteur, qui a été de passage à Québec récemment? Il préparerait un ouvrage sur la littérature canadienne. Il aurait rencontré Désilets etc.

C’est une jeune fille aînée de moi qui entre deux tasses de cafés est venue le corps en do dièse me dire qu’elle aurait «tant» voulu qu’il soit à Québec plus longtemps afin de me le présenter. Mais j’ai su après qu’elle avait eu le temps de lui présenter tout le monde à part moi. Ah! les «petites filles», elles sont toujours les mêmes.

Comme bien vous le pensez, je n’ai pas voulu lui accorder le plaisir de demander son adresse. Mais à vous ça n’est plus la même chose. Ce bonhomme se rendra bientôt en Norvège, je crois qu’il a connu Alice Lemieux. Savez-vous où je pourrais lui faire parvenir mon livre? On dit qu’il a eu d’agréables surprises à découvrir notre littérature. Vous ne m’en direz jamais tant! J’espère que Choquette n’a pas vu le numéro du Courrier où est son pastiche Je le lui réservais comme surprise dans le volume.

Je n’ai pas encore lu La Terre vivante ni La Dame blanche. Je vous remercie de votre générosité. Je ne puis être aussi prodigueY J’essaie de racheter faiblement en incluant quelques photos qui devront vous aider à reconnaître dans la Sanguine de l’Adolescent, * l’ange + aux cheveux longs qui à cette époque (1925) prenait tout si au tragique. Je ne puis retracer celles que je désire, vous les aurez plus tard. Que de physionomies différentes, déconcertantes direz-vous.
Une amie de Montréal qui a le sens de l’observation me faisait remarquer avec justesse qu’elle me retrouvait entièrement dans chaque photo même très différente et qui ne l’était que par la mobilité de mon visage à travers les divers encadrements de cheveux, chapeaux, natures ou salon et je trouve cela exact. Je m’amuse toujours à voir les visages du commun des mortels en face d’un profil. Jamais, jamais ils ne vous y reconnaissent si peu habitués qu’ils sont à remarquer les profils toujours surprenants.

Je me trouve héroïque de ne pas vous avoir demandé la vôtre avant aujourd’hui. C’est un peu que j’appréhende et retarde toujours la rencontre avec l’inconnu, le mystère encore voilé a un charme homme qu’on ne peut plus jamais ressaisir. Amen.

Three cheers for the masculine concision in speeches!

Pontificalement,

Simone R.

Lettre 23

Vendredi après-midi 12 octobre 1928

Harry Bernard,

Vous ne sauriez imaginer combien La Terre vivante m’a plu intensément et sans restriction. Si vous vous appeliez Hémon et étiez natif de France, vous auriez pour cette œuvre des monuments un peu partout et on s’en étonnerait moins qu’après avoir lu Maria Chapdelaine.

Ces descriptions vues, saines, ces dialogues à bâtons rompus du paysan tout, tout du livre est si bien observé, rendu, aucun vide, aucune fatigue à sa lecture, une jouissance parfaite quoi. Je conçois aisément que vous ayez eu le prix David. De ce que vous avez retranché et sacrifié pour arriver à cette concision. Je le préfère de beaucoup à La Maison vide qui pourtant m’a plu. Je suis extrémiste sans doute : ou du très rustique ou de l’élégance consommée je tiens cela d’hérédité.

Harry Bernard

L’idée de L’Adolescent quelque peu illustré me va à ravir, ce qui est de bon augure pour vous. Priez les saints du paradis pour que l’enthousiasme ne tombe pas d’ici aux exécutions.

Votre ami Ferdinand est bien? Tout le monde est bien ici, merci.

Me Sim

Lettre 24

Vendredi 12 octobre 1928

Mlle Simone Routier,
Côte de la Montagne,
à Québec.

Mademoiselle,

Puisque nous nous piquons de franchise l’un et l’autre, et l’un envers l’autre, vous me permettrez bien de dire que votre dernière m’a fait sourire, un peu.

Je crois que vous vous édifiez des montagnes de souffrance, et des malheurs incommensurables avec de petits riens. Vous prenez aussi des attitudes de brise-tous-les-préjugés, et je-me-moque-des-idées-reçues qui me semblent naïves.

Il est bon, mademoiselle, de se libérer de la banalité ambiante, du terre-à-terre souverain mais il ne faut pas non plus donner dans l’erreur contraire, l’extravagance qui se donne pour l’originalité. Vous allez m’en vouloir d’ainsi parler, mais n’écris-je pas, (affreux, n’est-ce pas), à une petite fille qui a l’âme gentleman?

Je ne démolirai pas, l’un après l’autre, vos petits châteaux. Je vous dirai seulement qu’il ne faut pas trop s’éloigner de la réalité, qu’il faut même s’accommoder d’elle, qu’il faut surtout la plier à ses goûts d’art et de beauté.

Il est aussi fort amusant de vous entendre vitupérer contre les esprits étroits et les intransigeants. Vous faites précisément, agissant ainsi, de l’intransigeance, et de la pire. Puisque vous prétendez vouloir comprendre tous les artistes, vous devriez commencer par de ne pas dresser une barrière entre vous et, par exemple, toute l’école du journalisme libre, –dont, ne vous déplaise, le signataire a l’honneur de se réclamer.

Je vous assure que, sur ce chapitre, vous avez grand tort. Je pourrais vous dire, par exemple, que j’ai fait des démarches pour faire accepter votre livre par l’Action Canadienne-française de Montréal et que l’on était prêt d’envisager sérieusement le projet de l’éditer si l’ensemble valait les quelques pièces que j’en avais vu. Mais comme vous m’avez dit, sitôt après, que le volume était sous presse, je n’ai pas poussé plus avant l’indiscrétion.

Faites attention de n’être pas trop québécoise, dans le sens péjoratif que l’on prête parfois à ce mot. Faites attention de ne pas vous laisser circonvenir par cet esprit mi-politique, mi-libéral, mi-artistique d’avant-garde, qui sévit autour de vous, qui est bien le plus intransigeant du monde, qui ne voit rien de bon dans le monde en dehors de lui.

Je me demande un peu si vous me comprendrez tout à fait.

Pour ce qui est de votre livre nouveau, je ne puis dire ce que j’en pense sans être plus informé. Je ne vois pas encore très clair dans ce projet. Quant à la possibilité de publication en France, il y a du pour et du contre. Gardons, ici aussi, une réserve prudente. Quand donc vous verrais-je pour discuter, d’homme à homme, ces super-graves questions?

Autre exemple d’illogisme!! Vous me parlez aujourd’hui de la compréhension, de la charité, de l’amour de l’humanité chez les Anglais. Et je rapproche ce témoignage d’un autre, où il était question de l’homme le plus fanatique du monde, anglo-saxon pourtant, qui n’a pas craint de briser, jugeant de son point de vue saxon, le bel amour qu’il avait fait naître.

Mais je me mêle de ce qui ne me regarde point.

Somme toute, votre lettre ne m’a pas déçu autant que vous l’espériez. Elle n’a fait que confirmer ce point : que vous êtes jeune, et que vous aimez encore à vous faire souffrir. Vous en reviendrez, avec l’expérience. Ne dirait-on pas, à m’entendre, que je suis un vieillard à barbe mémorable.

Je voudrais bien être homme, je voyagerais, et vivrais… Qu’est-ce à dire? Qu’entendre par vivre? Me direz-vous un jour ce que vous ne pouvez écrire?

Et j’attends l’* adolescent +, reflet, sans doute, de l’adolescente.

Humblement, pour vous servir.+

[HB]

Lettre 25

Samedi matin 13 octobre, 1928

Mlle Simone Routier,
À Québec,
Côte de la Montagne.

Mademoiselle,

Quelques mots pour vous remercier, à la hâte. Je pars dans quelques minutes pour Montréal.

Si jamais j’écris de vous une biographie romancée, j’aurai de quoi illustrer l’entreprise. Défiez-vous. Évidemment, les documents décèlent, chez votre illustre personne, une mobilité assez fuyante, difficile à fixer. Tempérament impulsif, subjugué par l’influence du moment, sensibilité suraiguë, exaspérée parfois, délicatesse de sentiment, le tout dominé par une dose d’orgueil qui me semble, à certains moments, formidable.

Est-ce que je me trompe beaucoup, ma correspondante inconnue? Les photos confirment le jugement porté par l’écriture, ̶ écriture dans tous les sens. C’est que vous avez parfois, enfant naïve, une terrible façon de barrer les T.

J’attends donc mon * adolescent + avec croquis. Puisque l’idée vous va, c’est fait. On ne recule jamais, vous savez, devant l’entreprise entrevue, jugée possible. C’est là le secret des forts. Je vous dirai même, et cela vous fera sans doute plaisir, que j’ai appris à ce sujet plusieurs leçons chez des Anglais de mes amis.

Il ne faut pas vous moquer trop de mon ami Bélanger. Il n’est pas bien, au contraire. Il fait une poussée de tuberculose pulmonaire assez grave, tellement que les médecins l’ont condamné au repos complet pour une dizaine de mois. Il a des chances de guérir, évidemment, mais il en a peut-être d’autres moins bonnes. Puisque vous ne paraissez pas soupçonner cette maladie, c’est que vous ne lisez pas l’Action catholique, où Bélanger avait l’habitude de signer un article par jour, et où l’on n’a pas vu son nom depuis deux mois. Or donc, si vous ne lisez pas l’Action Catholique comment pouvez-vous traiter un homme comme Bélanger d’intransigeant, etc. Est-ce là, selon vous, de la largeur d’esprit?

Comme je vous l’ai dit vingt fois, il faut toujours revenir à la saine logique, en mettre dans sa tête, dans ses pensées, dans ses jugements surtout, comme de la crème dans son café. Cela pour les jeunes personnes habituées de la salle de danse, dallée de tuiles, si je me rappelle bien, du Château. Que dites-vous des leçons dont vous comble votre grand’père?

Cordialement, pas plus.

[HB]

Lettre 26

Lundi 15 octobre 1928

Mademoiselle Simone Routier,
Côte de la Montagne,
à Québec.

Non, mademoiselle Routier, vous ne m’avez ni blessé, ni offensé, ni choqué, ni insulté, ni fait enrager, malgré que vous paraissiez persuadée du contraire.

Et si ma dernière lettre a paru créer chez vous cette impression, c’est qu’elle a totalement dépassé ma pensée. Comme vous dites avec justesse, il est des opinions qu’un sourire fait passer, mais que l’écriture aggrave. (13-10-28, Correspondances, Tome I).

Je m’aperçois que je badine encore, et me demande si je ne ferais pas mieux de recommencer cette lettre? Enfin, je risque le coup.

Évidemment, il s’est glissé du malentendu dans ma correspondance. J’ai voulu être franc avec vous; je vois que j’ai réussi à être dur. Mettez cela sur le compte de la déformation professionnelle. Nous sommes trop habitués, dans notre métier, à dire les choses sans précautions oratoires. J’aurais dû, sans doute, user d’une plus grande discrétion avec une jeune personne de sensibilité très vive, apte à se faire souffrir, comme je vous l’ai dit, et qui tient à ses opinions, –ce qui est légitime. Mais je vous avoue, candidement, que je n’avais pas prévu l’effet désastreux de ma dernière.

Je m’excuse aussi, humblement, battant ma coulpe à deux mains, de n’avoir pas paru comprendre certaines désillusions que vous m’aviez confiées. Je suis, voyez-vous, peut-être plus rustaud que vous ne croyez. Mais voilà que je badine encore! Et il n’est pas facile, dans l’écriture, de souligner les nuances aussi légèrement que dans la conversation.

Puisque je suis à faire un plaidoyer «plaidoyer», je continue. Je vous ferai remarquer, entre autres choses, que je n’ai rien dit contre les Anglo-Saxons. J’ai simplement voulu juxtaposer deux faits, pour les soumettre à votre réflexion. Je m’objecte, naturellement, à ce que me fasse dire des choses que j’ai jamais pensé. Est-ce que j’abuse ici de mes droits?

J’ai bien l’honneur de vous dire que je ne considère pas comme définitivement clos le chapitre du volume de nouvelles. J’ai même l’intention, vous rencontrant quelque jour, de vous interviewer (le mot est admis, bien qu’atroce), longuement sur le sujet. Et je compte, avec ma fatuité habituelle, que vous vous prêterez gracieusement à mon interrogatoire.

Je ne connais pas cet écrivain argentin dont vous me parlez. Mais je puis bien demander son nom et son adresse à Mlle Alice Lemieux, et vous les communiquer après. La condition est que vous me fassiez tenir l’adresse de Mlle Lemieux, que je ne connais pas non plus. Mais vous savez, par expérience, qu’il ne me coûte guère d’écrire, quand l’occasion le demande, aux personnes les plus inconnues de moi.

J’espère que cette lettre d’aujourd’hui me revaudra la confiance que vous étiez en train de me retirer, après me l’avoir donnée si généreusement. Car j’ai bien l’intention de rester, à moins que vous n’en décidiez autrement, à votre service, chaque fois que je pourrai vous être utile.

Est-ce assez curieux, en somme : vous craignez de m’avoir froissé, et il semble, à vous lire, que c’est vous qui l’avez été, et de belle façon. On passe l’éponge sur tout cela, comme sur une ardoise? Ou bien nous devenons, ce qui serait peut-être amusant, des ennemis redoutables, qui se pourfendront réciproquement à coups de grandes et redoutables rapières.

J’attends non sans hâte, vous vous imaginez bien, votre réponse à tout ce fatras. Il m’intéresse de savoir comment vous réagissez devant les choses désagréables de cette mesquine et décevante existence.

En attendant, entre temps, je mets à vos pieds les super-graves hommages que demande la circonstance, et j’espère que nous continuerons, ne vous en déplaise, à nous entendre. Je vous prie, au surplus, de croire à mes sentiments les plus distingués, comme disent les Français, et vous promets bien, et tant qu’il me sera possible, de ne plus altérer votre gaîté radieuse.

Me tendez-vous encore, comme un gentleman sans rancune ni rancœur, votre main?

Respectueusement vôtre,

[HB]

Lettre 27

Lundi soir 15 octobre 1928,
esquintée d’avoir adressé,
autographié et emballé les volumes.
Voilà pour la date.

Harry Bernard,

Allons-y pour l’orgueil à certains moments formidables! Vous avez parfaitement raison. Et cette admission d’orgueil dénotant une faiblesse d’intelligence, vous serez bien embarrassé maintenant de savoir si elle ne pourrait par hasard être une preuve flagrante d’humilité ou un raffinement d’orgueil et ce sera bien fait pour vous, pour votre chère cervelle.

Et vous savez que dimanche, j’ai eu une peur formidable (puisque formidable est à la mode) de vous voir arriver l’oeil en feu, la bouche amère et les cheveux hirsutes, et que à chaque fois que la sonnerie du téléphone ou de la porte s’agitait, je disais un ave en latin pour que vous dormiez en paix à Saint-Hyacinthe. Si vous aimez créer des émois, en voilà!

Et votre lettre est arrivée entre deux timbres français, quel agréable courrier, et cependant j’ai sauté sur la vôtre la première (comment aimez-vous le cependant?).

Quant aux photos qui confirment le jugement porté sur l’écriture. Je puis vous dire que c’est de la mobilité que vous y avez vue et d’une tendance au despotisme (trait au-dessus de la hampe) en effet depuis que je vous connais, que nos lettres se croisent sur les voies du chemin de fer, je sens mes traits monter de plus en plus et mon despotisme grandir de jour en jour. À la bonne heure vous voyez que les Anglais ont des qualités.
C’est effarant de ce que vous êtes zigouneux avec votre marotte de * largeur d’esprit +. Voici où je puisais le document , de mes dires… anciens : une vieille dame, cheveux gris, toute bonne et priante, un jour que j’étais à la campagne chez elle, lisant en compagnie d’une bonne Sœur qui guidait ses mains tremblantes, me demanda :Connaissez-vous ce F.B. qui n’a pas été guéri de sa dernière gaucherie et se mêle encore d’essayer de faire tourner la terre d’un autre côté?

Je ne le connaissais pas mais m’informant à quelqu’un d’autre de ce qu’avait été cette gaucherie, il me la relata mais sincèrement je ne me souviens plus de ce que c’était, ̶ et c’était uniquement de cela dont je parlais ̶ pour en profiter pour tomber sur le clan des redresseurs de torts agaçants, dans ma dernière [lettre] désagréable. Maintenant que vous dites que ce bonhomme est malade pour tout de bon j’ai le cœur mal de ma sottise et pour réparer je lui ai adressé L’Adolescent avec mes hommages. Vous savez j’ai deux frères qui ont eu des pneumonies et je sais ce que c’est. Vous ne m’en voulez plus?

Non je ne lis pas l’Action Catholique. J’ai le goût de vous dire que je trouverais cela trop fade, mais la chicane va reprendre et j’aime autant pas. Vous m’avez tellement l’air d’être un animal à sang chaud (puisque animal veut dire homme, vous permettez?)

Revenant à dimanche, puisqu’en plus d’être délicieusement illogique je suis une jeune fille au style sans points ni coutures, ma jeune sœur revenant d’une promenade avec quelqu’un qui par hasard lui avait dit vous connaître, le soir lorsqu’ils sont revenus du théâtre, je suis allée mettre mon nez au salon pour dire doucement au fil de la conversation : * Vous connaissez Harry Bernard? Comment est-il ce jeune homme là? + Et le cher ange de me répondre : * Oh vous savez je ne le connais pas personnellement, je ne connais que ses écrits ». (Pauvre homme! Il a toute ma sympathie).

Je ne déteste pas les leçons du grand-père, tant qu’il ne m’enverra pas de note.

N’ayez pas le malheur de faire une biographie de moi! ̶ je sais bien que ce serait votre fortune ̶ ou je vous envoie tous mes avocats, notaires et bourreaux. En tout cas vous avez de la veine que je sois douce et patiente ainsi que je le suis.

Je n’ai pas détesté la * sensibilité suraiguë + Parlons donc un peu de vous maintenant. Je vous baille au nez: pardon!
Bonsoir

Simone Routier

P.S. Ainsi que vous avez dû l’imaginer, j’ai reçu les Carlysle un peu plus tard que les autres ce qui fait que les illustrations, sont sur l’autre éditions tandis que le Carlysle les aurait tellement mieux portées, j’aurais pu y mettre des traits de plume et y fondre des ombres.

À vous infini,

S

Lettre 28

Mardi 16 octobre 1928

Harry Bernard,

Paul Morin vient de me tenir un gros quart d’heure sur une longue distance. Il m’a dit être ému et charmé et enchanté, etc. Et coïncidence amusante j’étais justement à son chapitre dans Louis Dantin.

Voici un service à me rendre. J’adore les quelques vers que Dantin nous donne d’Alphonse Beauregard Pouvez-vous me trouver l’adresse de ce poète.

Y a-t-il une maladie que les appels téléphoniques peuvent donner? En ce cas je l’aurai avant longtemps.

S.R.

[Au verso] : Qu’est-ce que l’Alliance française? Qu’est leur concours, à quelle époque? Paul Morin me demande d’y prendre part, je ne sais où m’adresser ni quoi adresser.

Vous commencez vos consultations.

S.

Lettre 29

Mercredi 17 octobre 1928

Monsieur Bernard,

Pardonnez-moi de vous causer des ennuis par irréflexion. Dieu sait que je n’ai pas voulu dépasser la limite des conventions mondaines ou autres, ni faire de la peine à qui que ce soit, en faisant un « Special Delivery » de cet Immortel Adolescent–surprise de votre intransigeance– et qui arrivé le lundi aurait perdu de sa virilité.

Croyez que j’en suis désolée et essayerai d’en tirer une leçon salutaire.

Merci de vos conseils qui même dans leur sévérité m’ont laissée quelque bien très précieux au point de vue traditionaliste!

Je reconnais avoir tous les torts dans cet incident que je comprends avoir pu porter à quiproquo.

Sans doute cette lettre vous sera-t-elle utile.

Sans rancœur, merci encore.

Simone Routier

P.S . Mes excuses à qui de droit évidemment.

Lettre 30

Jeudi 18 octobre 1928

Monsieur Bernard,

Et croyez bien que je comprends parfaitement que les pauvres nerfs d’une maman qui passe la journée au milieu du piaulement des petits soient plus irritables, susceptibles que d’autres.

Pour tout renseignement je suis –quoique intensivement occupé– entièrement à votre disposition comme à la sienne.

Je vous assure que je ménage maintenant mes réponses aux Montpetit, Morin, etc.

Je presse votre main

S. Routier

Lettre 31

Jeudi 18 octobre 1928

Mademoiselle Routier,
Côte de la Montagne,
À Québec.

Mademoiselle,

Vous avez fort bien compris, sans que je vous en aie soufflé un mot, l’imbroglio des derniers jours.

Aussi, je vous remercie sincèrement de votre lettre d’hier et des pièces à conviction! Qui l’accompagnaient. Le tout me rendra sûrement service.

Je n’aurais jamais imaginé, pas plus que vous, la possibilité des derniers événements. Évidemment, on nous aura mal jugés. Mais le temps, sans doute, et les développements possibles, sauront faire la part vraie des responsabilités.

Il est fort heureux, en tout cas, dans les circonstances, que je ne vous aie jamais rencontrée, jusqu’à date. Cela empêchera de dire, pour le moins, que nous avons été vus ensemble, etc.

J’espère bien que toute cette affaire ne vous ennuiera pas plus que de raison. Pour ma part, j’ai bien l’intention de n’y pas attacher d’importance exagérée. Et je resterai volontiers à votre disposition pour les services d’ordre littéraire, journalistique ou de librairie, que je pourrais vous rendre. Continuez donc de ne pas vous gêner, l’occasion s’y prêtant.

Je vous retournerai, d’ici quelques jours, la lettre que vous avez eu l’amabilité de me fournir spontanément. J’en avais copie, mais il est possible que j’aie besoin de l’un et de l’autre texte.

Veuillez me croire, comme toujours,

Votre dévoué,

[HB]

Lettre 32

Vendredi 19 octobre 1928

Monsieur Bernard,

Vous avez l’œil très prime (plus que tous les Canadiens auteurs réunis qui ont cent fois vu ce sous-titre sans broncher) mais voici ce que vous pourrez dire : Mademoiselle Routier, fidèle à ses ancêtres ne veut pas comme tant d’autres mettre de h dans son nom, ainsi voilà comment elle a trouvé moyen de s’en débarrasser. Entendu?

Entre autres lettres, ce matin, il y avait celle du sculpteur Henri Hébert, indulgent il dit (mot pour mot) : « Votre sanguine est sincère et très agréable, ne vous excusez pas .»

Je constate que tous les volumes adressés ne sont pas tous rendus à destination, on m’en indique un particulièrement, numéroté, qu’on n’a pas reçu. Peut-être est-ce mauvaise écriture, ou que l’étiquette se sera décollée ou le timbre ou je ne sais quoi; mais c’est très ennuyeux.

Désilets a dit qu’il me classait entre Alice Lemieux et Jovette Bernier. L’Événement que le volume plairait aux jeunes. Je dois dire que les critiques montréalaises s’annoncent plus énergiques. Je préfèrerais encore de la malice à de la fadeur.

On dit que le premier ministre a laissé sa femme se rendre avant lui à une invitation afin de poursuivre la lecture de l’Adolescent qui l’intéressait. Gracieux! Quelques ministres en ont acheté.

Je vous en prie ne me remerciez pas pour le volume, je suis encore en reste avec vous.

Merci.

S.R.


Lettre 33

Mardi 23 octobre 1928

Monsieur Bernard,

Voici La Sagesse du Curé Pecquet offert avec un esprit un tantinet teinté de malice, avouez. Un grand merci.

Ne pourriez-vous faire passer votre critique au Devoir qui partage sûrement vos opinions, sous un pseudonyme peut-être sous lequel on vous reconnaîtrait par la suite seulement? C’est que voyez-vous Harvey, Lanctôt, l’abbé Robert Boulanger, Francoeur et Choquette me préparent des critiques mais j’entrevois que nul ne me dira exactement ce qui est votre opinion. Aussi Choquette doit dire que mon défaut principal est de chercher le terme trop précis, technique parfois, et vous, s’il m’en souvient bien, ne devriez pas m’en faire un reproche. Je sens absolument que cela fait partie de mon style naturel, j’ai eu assez de mal à en retrancher quelques-uns pour satisfaire Robert. Et je vous ai dit tant de choses que je n’ai pas dit aux autres. Louis Francœur m’a interviewée, c’est votre antipode à coup sûr.

La vente va bien, il ne me reste que 300 exemplaires à placer.

Merci

S.

Lettre 34

Mardi 23 octobre 1928

Mlle Simone Routier,
Côte de la Montagne,
à Québec.

Mademoiselle,

Vous me permettrez bien de vous adresser encore cette lettre, d’autant plus que son motif est d’ordre purement littéraire.

Je vous adresse donc, sous pli, une copie, abondamment raturée et corrigée, de l’article que vous consacrera le Courrier de cette semaine. J’ai pensé que la lecture, avant publication, des pages ci-jointes, vous intéresserait peut-être. Je vous les soumets, au surplus, pour toute correction de détail qu’il vous plairait de m’indiquer.

Comme vous le constaterez, je me suis servi, à l’occasion, des idées, presque des mêmes phrases contenues dans quelques lettres antérieures. C’est au moins un indice que mon sentiment à votre endroit n’a pas changé.

J’espère que le succès de votre livre va de jour en jour grandissant, et vous prie d’agréer, en même temps que mes salutations, l’assurance de mes sentiments les plus dévoués.

Sincèrement à vous,

[HB]


Envoi 35

Mercredi 24 octobre 1928

M. H. Bernard
Le Courrier
S. Hyacinthe
P. Qué.

Monsieur Bernard,

Vous seriez un bon ami de me dire où ma césure a pu se permettre de faire défaut afin que je corrige pour la prochaine édition. Je croyais pourtant avoir eu une coupure irréprochable à la césure et à la rime.

Dites-moi aussi si vous me passerez la critique pour L’Événement.

Merci.
S.

Lettre 36

Mercredi 24 octobre 1928

Mlle Simone Routier,
Côte de la Montagne,
à Québec.

Mademoiselle,

Je ne pense pas, franchement, pouvoir vous rendre service au Devoir. Je n’ai rien à voir, malheureusement, à la rédaction de ce journal. Je puis de même essayer, mais ne garantis rien.

Vous avez reçu sans doute copie de ce qui paraîtra au Courrier. Je vous ai accordé aussi une bonne page dans mon article sur « La jeune poésie », maintenant terminé, et qui paraîtra à l’Action canadienne-française, probablement dans la livraison de décembre. Dans les deux cas, j’ai essayé d’être honnête.

Vous goûterez, si je ne m’abuse, le curé Pecquet. Pas de malice d’aucune sorte. J’ai pensé qu’il vous ferait plaisir, tout simplement. Est-ce que c’est encore permis?

Je vous félicite de votre vente, qui justifierait les presque prédictions que je vous faisais, relativement au succès rapide.

Louis Francœur a obtenu de vous une entrevue? À Québec, ou à Montréal? Est-ce indiscret de vous demander? Et pourquoi Francœur est-il aux antipodes? Ce serait amusant, intéressant aussi, de vous entendre développer ce thème.

Vous m’avez dit tant de choses que vous n’avez pas confiées aux autres critiques… C’est vrai. Mais avouez que vous ne me dites plus rien.

Sans doute que votre livre prend tous vos loisirs. Je sais ce qu’il en est. Et je trouve là une façon élégante de me consoler.

Mais il ne faut pas que je m’abandonne, encore une fois, aux badinages que vous ne semblez plus vouloir permettre.

Sur ce, je clos. Le rideau tombe, comme vous disiez.

Meilleures amitiés, quand même,

[HB]

Lettre 37

Mercredi 24 octobre 1928]

Monsieur Bernard,

La critique est très agréable, merci, vous déplairait-il que je la fasse reproduire à L’Événement, j’ai de solides amis? Mais comment pouvez-vous dire que je fais rimer pluriel avec singulier. La chose que j’ai le plus consciencieusement évitée même que je n’ai pas mis d’S à «chanson» dans «Passant» à cet effet?

Louvigny de Montigny, Léonidas Morin, Désilets, Paul Morin ont écrit avec vous ce matin.

N’adressez plus de volumes, je vous en prie, c’est une gentillesse que je ne puis accepter.

Merci encore de tout cɶur.

S.

P.S. Je vous adresserai un jour la photographie de l’Adolescent pour coller au volume.

Lettre 38

Mercredi 24 octobre 1928

Harry Bernard,

L’Événement doit publier demain une longue critique de Georges Boulanger et samedi, Le Soleil une de Jean-Charles Harvey. Du moment que vous pouvez publier la vôtre à Saint-Hyacinthe tout est bien. Il me semble qu’elle n’a pas le souffle qu’elle aurait eu, mais puis-je vous en vouloir.

Mais je vous en prie, regardez bien encore, sans distraction mes césures que j’ai voulues implacablement classiques au 6e pied, comme aussi les rimes pluriel avec pluriel. C’est un reproche que j’ai voulu tellement ne pas mériter, et voyez, un peu plus et vous me le lanciez. Les critiques sont si habitués me dit-on à ce que ces règles ne soient jamais observées par les Canadiens!

Quant à nos nouvelles mesures de prudence, ce serait un peu long à vous expliquer. Je répondrais gaiement gentiment aux lettres sympathiques que l’on voulait bien m’adresser de toutes parts, mais cela parfois attirait d’autres réponses plus audacieuses –pas de vous Dieu merci– et qui voyez-vous sont si déconcertantes, pour ne pas dire décevantes. La note amoureuse s’y insinue et demandez-moi de quel droit. On me dit (car on me dit beaucoup de choses) qu’il fut presque maintenant dans l’ordre des choses de croire nos femmes de lettres canadiennes plus accessibles que les autres. Quelle bêtise. On serait resté digne avec celui qu’on aimait pour tomber dans les bras du premier imbécile inconnu, c’est parfaitement idiot et j’entends bien ne pas laisser d’illusions à ce sujet et vous seriez bien aimable de lui aider.

J’abhorre la coquetterie et je puis même manquer totalement de politesse pour ne pas tomber dedans.

Ce n’est pas parce que j’ai écrit un livre plein de vérités et autant que possible de beauté que je vais installer la laideur, le malaise des fausses situations dans ma vie. Non merci, si j’avais eu à le faire j’y aurais trouvé infiniment plus de plaisirs et de satisfactions avec le Lettré. Pauvres hommes qu’ils peuvent se rendre ridicules parfois. J’ai ici des lettres qui sont de parfaits monuments de sottises. Heureusement que je n’ai pas la manie des lettres anonymes, quel gâchis je pourrais faire.

J’ai lunché à Québec avec Francɶur. [S’achant] à ce moment-là que sa femme vit encore il a été gentil, et, si déçu, a été assez élégant de ne rien faire voir. Il disait préparer une critique; peut-être tombera-t-elle comme tant d’autres ça tient à si peu de choses.

Il est à vos antipodes parce qu’il me semble mieux consommer (je puis me tromper) libéré de tout lieu ou préjugé religieux. Il a été intéressé vivement.

Une dame (ou jeune fille) a demandé à quelqu’un de me descendre sur le journal. Je ne savais pas être déjà élevée.

Mais ce sont là des dissonances, mais il me vient sans interruption des éloges sympathiques qui semblent très sentis.

La prochaine édition aura maintes petites retouches.

Le curé Pecquet commence déjà à m’intéresser mais si vous tenez à m’être agréable, ne m’adressez plus aucun volume.

J’attends, comme les précédentes, la copie du Courrier où paraîtra la critique.

Merci
S.

Lettre 39

Jeudi 25 octobre 1928

Mlle Simone Routier,
Côte de la Montagne,
à Québec.

Mademoiselle,

Il va sans dire que L’Événement, et tous les autres, sont libres de reproduire mon article. Vous permettrez seulement qu’il paraisse d’abord ici; ce qui sera demain. Je vous enverrai d’ailleurs Le Courrier, que vous pourrez employer pour avoir le dernier texte.

Pour ce qui est des négligences à la césure, il faut s’entendre. Vous avez toujours l’essentiel de la césure, c’est-à-dire le souci de couper l’alexandrin en deux hémistiches distincts. Mais il y a, vous ne l’ignorez pas, moyen de réussir la césure plus ou moins bien, ou plus ou moins harmonieusement. C’est ce que je veux dire par négligences. Malheureusement, je n’ai pas au bureau l’Adolescent. De mémoire, je vous cite cependant le dernier vers de la pièce «Au cimetière des jours.» Vous avez là une mauvaise césure, sur le mot «or», si je me rappelle bien. Mais tout ceci, je vous avoue, est assez compliqué, serait surtout long à expliquer par lettre. Mais je veux bien, une autre fois, votre livre en main, vous envoyer les vers qui me paraissent faibles par la césure.

Ce n’est donc plus permis d’envoyer des livres, même avec des mains blanches et les plus pures intentions. Et si l’on retombe dans son péché, risquera-t-on de recevoir par la tête l’objet de la faute?

J’ai presque envie de reprendre, pour mon compte, une phrase de vous : «Presque toujours j’ai été déçu autant qu’on peut l’être» (Correspondance, T. I. 13-10-23). Moi qui croyais vous être agréable, sans plus.

Pour ce qui est des reproches, en ce qui a trait à singulier et pluriel, pardonnez-moi. Évidemment, je me suis mépris. Je travaille presque chaque soir avec les poètes, depuis un mois, et je vous aurai prêté les défauts d’un autre. Ma confusion! Mais je vous remercie d’avoir souligné l’erreur, et j’ai réparé immédiatement l’article. J’ai revu hier soir l’Adolescent, d’un bout à l’autre; vous avez raison, tant et plus. Ce dont je vous félicite.

Comment aimez-vous mon ami le curé Pecquet?

S’il est d’autre service que, qui, dont, ne vous gênez, pas. On ne se gêne pas avec ses amis. Mais puis-je encore prétendre?

Vôtre,

[HB]

Lettre 40

Vendredi 26 octobre 1928

Mlle Simone Routier,
Côte de la Montagne,
à Québec.

Mademoiselle,

Votre dernière lettre m’a fait plaisir, en ce sens qu’elle portait votre griffe, ce qu’on ne peut dire des trois ou quatre qui la précédèrent.

J’aime à vous voir redevenir vous-même, après le bouleversement passager que semblent provoquer chez vous les moindres évènements.

Vous ne réagissez pas trop mal, en somme, ce qui est au moins l’indice d’une bonne santé morale. Vous permettez que je me livre, à propos de votre insigne personne, à des considérations de cet ordre.

Comme cela, la vie vous apparaît avec ses laideurs. Vous en verrez encore d’autres, je vous assure. L’important, c’est de ne pas s’en faire. Et de passer, autant que possible, dans la boue sans se salir. Cela ne vous arrive-t-il pas à tout propos, l’automne en particulier, quand il pleut?

Le monde est donc rempli d’audacieux! Même le monde littéraire et artistique, qui est bien, en temps ordinaire, le plus tranquille qui soit. Du moins en notre pays, où les artistes ne valent pas les marchands de lard. J’espère bien que vous ne m’avez pas un peu classé parmi vos correspondants aux prétentions imbéciles. Il est vrai que j’ai pu, dans certaines lettres, m’abandonner à un certain laisser-aller avec vous, étant donnée notre franchise réciproque, –ce qui était pourtant une belle chose– mais il me semble que je n’ai guère dépassé les limites du convenable. Il me ferait vraiment peine d’avoir paru être le moindrement indiscret. La moindre interprétation erronée, de votre part, me serait d’autant plus sensible que vous ne paraissez guère priser les tentatives possibles de ce que vous appelez le Lettré. Je n’ai pas de prétentions excessives à ce titre, –veuillez me croire, – mais il est tant de sots, de fats et d’ignorants qui s’en couvrent, que l’on peut bien … penser être du clan.

Ma critique paraît vous avoir un peu déçue. Il est vrai que, dans mes lettres, j’ai peut-être pu vous faire espérer mieux. Il faut dire que mes premiers jugements étaient motivés, vous vous rappelez, par quelques pièces seulement. Mais ce qui s’attribuait à celles-ci, n’était pas censé caractérisé tout ce qui viendrait. Tout ce qui viendrait. Je vous avoue que nombre de poèmes du livre me semblent assez inférieurs à ce que vous m’avez d’abord soumis. J’ai donc essayé, le plus honnêtement du monde, à donner une opinion sincère sur l’ensemble du volume. Il ne fallait tout de même pas, au nom de l’amitié (littéraire, puisqu’il est mieux de préciser) signer des éloges que l’ouvrage analysé n’eût pas mérités. Vous comme moi y auriez trouvé du désavantage.

J’ai peut-être ce défaut d’être trop franc, de n’être pas suffisamment opportuniste. Mais je croyais pouvoir, avec vous, y aller franchement, et j’espère que je ne me suis point mépris. Auriez-vous mieux aimé, entre nous, une de ces belles recensions pleines de mots qui ne condamnent rien, mais dont la position ou l’agencement harmonieux, ne dit rien du tout? Ne vous en déplaise, j’ai jugé que vous valiez mieux.

Je n’ai point de conseil à vous donner, mais je ne ferais pas de seconde édition. C’est là que vous verriez la difficulté à vendre. Sans compter qu’il y aurait pour vous moins de travail à faire un volume nouveau qu’à corriger le premier. Je ne veux pas dire que l’Adolescent est si mauvais. Mais il ne demanderait guère plus d’effort, maintenant que vous savez mieux votre métier, pour faire neuf que pour retaper le vieux. Comprenez?

Vous répondrez encore gentiment aux lettres qui ne sont pas trop audacieuses? Si les miennes vont être dignes, et nobles, et parfumées de vertu, après ces temps troublés!

Conseillez donc à vos gens d’écrire des livres, comme faisait le curé Pecquet, quand il était tenté sur l’un ou sur l’autre des péchés capitaux.

Et je veux être, dorénavant, le plus illettré de vos correspondants.

Sincèrement vôtre,

[HB]

Lettre 41

Lundi 29 octobre 1928

Harry Bernard,

J’attendais de voir votre ami Jean Chalout avant de vous écrire; mais il vient de me rappeler à l’instant pour me dire que le concert en question est demain et non aujourd’hui ainsi qu’il le croyait, alors je n’attends plus. Il m’a dit hier qu’il me rapportait vos saluts, grand merci, attention à ce que vous lui avez dit, je vais tout le lui faire répéter.

Ainsi que je vous l’ai dit, la critique m’a été très agréable et je vois, par les conversations qu’on me tient que Le Courrier est lu de plusieurs ici. Quant à ce que je vous disais au sujet de ma prudence, n’exagérons rien. Je ne crois pas que dans notre bonne ville il soit d’usage d’enlever les gens de force et peut-être même, –me dis-je maintenant– le jeune protecteur qui m’alarmait a-t-il un peu exagéré. Mais même sans qu’il soit question de tout cela je crois que vous avez cru comprendre ce qui a pu refroidir un peu mon enthousiasme à vous écrire aussi spontanément mes sentiments chaque jour. C’est pour vous que j’ai cru devoir être prudente, moi je n’ai pas de mari à ménager. Dieu merci. (Cela pour vous faire crier : illogique!)

Ce matin il y a de très intéressantes la lettre de Weills, secrétaire de l’Alliance française à New-York, elle débute par un petit poème d’une délicatesse charmante, intitulé «Chose agréable».

J’ai fait hier mon premier poème (puisqu’on me défend de lâcher la poésie), depuis des mois, il est intitulé * Le souffle de vie + et paraîtra dans la 2e édition (de 500 vol.) s’il y en a une.

Avez-vous lu la critique de J.-C Harvey, j’étais toute émue à le lire, il me semblait que mon cœur tombait en morceaux lorsqu’il parlait du petit enfant blond que l’on essaie d’empêcher de mourir. Il a un talent qui nous convaincrait presque d’être quelque chose nous aussi.

R. Choquette m’attend gentiment à La Revue Moderne, Francœur à La Canadienne s’il ne change d’idée, d’autres aussi ailleurs.

De tout, je vous remercie de tout cœur,

Cordialement,

Simone Routier+
50 Côte de la Montagne
Québec

Lettre 42

Vendredi 2 novembre 1928

Harry Bernard,

Vous serez bien aimable dimanche soir d’avoir avec vous l’exemplaire de l’Adolescent illustré.

Voici l’adresse de Alice Lemieux (Saint-Michel, (Bellechasse). En échange dites celle de l’Argentin.

En voici un qui veut à tout prix –le cher naïf–, publier une critique du livre dans laquelle il dit : c’est un chef d’œuvre. Aie whôw, ça pousse pas comme ça les chefs d’œuvre; et j’ai battu les routes ce matin pour aviser les journalistes de retarder ou de faire amender. Si un autre en prépare une, je pourrais lui suggérer « génie » ou rien que ça. Non mais sérieusement pourquoi gâter l’effet des autres critiques qui alors apparaîtront parti pris de louanges.

Good bye

Simone R.

Lettre 43

Lundi 5 novembre 1928

Harry Bernard,

Vous avez été d’une discrétion d’une prudence de langage qui m’a fait dire : mais il est encore plus malin (malin signifie ici intelligent) que je ne le croyais; mais qui m’a aussi fait vivement regretter de vous l’avoir dit que nous nous proposions de nous obstiner à mort.

J’espère que cette petite contrainte ne vous a pas trop fait souffrir; j’en serais la personne la plus désolée du monde.

J’espère (que d’espoirs!) être à Montréal à la fin de la semaine, cela étant, j’habiterais chez Miss Connelly, 1211 Drummond, c’est une petite pension pour jeunes filles. Si je n’y étais pas, et que vous désireriez délier votre langue au bénéfice de ma petite culture littéraire, il s’agira de prendre des renseignements chez le Capitaine. A. G. Routier rue Ste-Famille.

Les Harvey vous ont trouvé charmant tâchez de revenir.

Je vais ce soir à la conférence Claudel avec R. Charland. Vous savez il tient stoïquement à son traditionalisme.

Du moment qu’il y a le mot traditionaliste dans ma lettre, je suis rassurée convaincue qu’elle est de bon ton.

Me diriez-vous les délits flagrants à remarquer dans l’Adolescent? J’y reviendrai peut-être.

Robert Cameron m’offrait de me monter à Montréal en avion, si seulement on pouvait y monter plusieurs à la fois, ma mère serait plus quiète avec cela qu’il m’ennuie et que c’est bien fade de se compromettre avec des gens qui nous ennuient, lorsqu’on n’ose même pas le faire avec ceux qui nous plaisent.

Du coup et vous auriez bien dit que je gagnais des airs ou essayais de monopoliser la presse de l’air.

Je presse votre main en bon copain

Simone

Lettre 44

Mardi 6 novembre 1928

Mlle Simone Routier,
Côte de la Montagne,
à Québec.

Mademoiselle,

J’ai bien l’honneur de vous dire bonjour. Avant d’aller plus avant, je vous remercierai aussi de la bonne hospitalité que vous accordez, à Québec, aux voyageurs, selon les meilleures formules évangéliques. Je n’abandonne pas l’espoir de vous rendre mes hommages d’hôte à Saint-Hyacinthe, dans un avenir prochain, ou pas trop lointain.

Entre nous, nous n’avons guère causé de l’Adolescent. C’est un peu dommage. Mais je vous dirai volontiers une autre fois, si cette fois se présente jamais, tout ce que je pense, et répondrai aussi aux questions que vous voudrez bien poser. Je ferai cela, naturellement, avec autant d’honnêteté, et de pédanterie qu’il m’est possible. Le mot pédanterie pour vous être agréable, en vous rappelant le souvenir d’un poète illustre.

Vous avez salué pour moi le traditionnaliste? Je n’ai pas besoin de vous dire que j’ai été très heureux de rencontrer M. Harvey et madame; naturellement, je ne vous dirai pas jusqu’à quel point. Il m’était arrivé à plusieurs reprises, dans le passé, de correspondre avec le rédacteur du Soleil, mais c’était la première fois que je le rencontrais. J’espère bien que ce ne sera point la dernière.

J’ai pris bien note de vos indications et renseignements. Comme je vous l’ai dit, je ne manquerai pas de les utiliser à l’occasion.

J’ai commencé aussi à adresser de la copie au Soleil, pour l’édification des Québécois. Je vous assure que ce n’est pas, cela, de la poésie. Il n’y a là-dedans rien de passionnant ni d’exubérant. Mais c’est le métier. Comme disait Théophile Gautier, tourner la meule quotidienne du journalisme.

Je vous retourne, ci-incluses, les lettres que vous m’aviez retournées. Jetez, déchirez, jetez dans le fleuve, à votre goût. Je dois vous dire que je ne les ai pas utilisées. Je vous remercie, dans cette affaire, de votre tact discret et de votre bienveillance.

Je vous laisse sur ce. Distribuez mes amitiés autour de vous. Gardez même pour vous une bonne part, si vous daignez me faire cet honneur.

[HB]

Lettre 45

Samedi 23 mars 1929

Monsieur Bernard,

Cette enveloppe de votre bureau, pour la première fois, me donne à conjecturer sur l’opinion que vous avez de moi, ou sur le rôle qu’on vous fait jouer. Dites-moi en quoi j’ai pu mériter votre blâme. Je vous ai retourné les lettres uniquement afin de ne pas manquer envers vous, contrainte que j’aurais été de les remettre à votre femme si elle était venue les demander jusqu’ici. En nulle circonstance je n’ai dit ou insinué quoi que ce soit de désobligeant à votre égard, peut-être est-ce cela qui a fait croire à la complicité – pourtant en tout cela je n’ai que voulu répondre à la confiance que j’ai crue que vous aviez eue en moi.

Il me semble que, après les lettres vous mettant au courant de la situation où de toutes parts me venait le blâme tandis que je tentais de rester aussi neutre que possible, vous auriez dû me retourner ou mes lettres ou les vôtres.

Ma mère est au courant de cette affaire par un « longue distance » que fit un soir, madame Bernard, mais il serait regrettable qu’on vient alarmer, ne fut-ce qu’un instant, mon père qui n’est plus jeune. Vous êtes celui qui savez parfaitement à quoi vous en tenir sur tout cela; voyez à ce que les propos de votre femme ne salissent pas mon honneur sur un malentendu. C’est à bout d’arguments que j’aurais recours à un étranger pour faire cesser cette correspondance et ces procédés outrageants.

Si vous comprenez, retournez les lettres, n’écrivez pas. J’ai promis à Montréal de ne plus entretenir de correspondance avec vous et compte bien tenir ma parole. D’ailleurs de cela sortirait une utilité qui ne saurait compenser pour le chagrin d’un cœur sûrement trop susceptible, votre femme.

Merci des bontés que vous avez eues un jour pour moi.

Simone Routier.

Lettre 46

Mardi 26 mars1929

Mlle Simone Routier,
Côte de la Montagne,
Québec.

Mademoiselle,

Je n’ai pas l’intention de reprendre une correspondance qui, pour être fort indifférente en soi, a causé tant de malentendus.

Je vous écris néanmoins pour cette fois, les derniers incidents, je crois, méritant certains éclaircissements.

Pour ce qui est de moi, je dois dire que j’ai absolument rien à faire avec toutes les lettres et les événements des derniers mois. J’ai refusé, en toutes circonstances, de me mêler de quoi que ce soit. Le plus que j’ai fait, ça été de montrer volontiers mes lettres, aussi quelques passages des vôtres, pour bien justifier que les uns et les autres n’étaient pas ce qu’on les croyait. L’enveloppe que vous me retournez n’est pas partie de mon bureau, mais bien de chez moi, où j’ai une deuxième machine à écrire, ainsi que de la papeterie du Courrier de Saint-Hyacinthe.

Ces explications, j’espère, vous suffiront. Elles devront, ou devraient me libérer de toute accusation ou de tout soupçon de vulgaire goujaterie.

Quant à ma correspondance, vous pensez bien que je ne puis aucunement m’en départir, après tout ce qui est arrivé. Je vous adresserai volontiers, cependant, les lettres que vous m’avez retournées l’autre jour. Je continue à les croire honnêtes et convenables, et je pourrais, en toute tranquillité d’esprit, les voir lire par n’importe qui.

Je regrette énormément, croyez-moi, la tournure prise par les événements. Je suis d’avis qu’il s’est fait beaucoup de train pour rien et me demande, en somme, de quoi tout cela retourne-t-il?

Relativement à votre père, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour empêcher de nouveaux ennuis.

Veuillez croire à mes sentiments les meilleurs,

[HB]