Chapitre 6: De membres du clergé et d’amis du «Droit»

Les Oblats
J’admire chez les Oblats la liberté qu’ils accordent à leurs sujets dans le choix de leur mode de vie. Avant ou après l’ordination, le nouveau prêtre dit ce qui l’attire : enseignement, prédication, ministère paroissial, abnégation des missions. Celles-ci sont nombreuses, aux quatre coins du monde : dans l’Ouest canadien et américain, chez les Indiens des plaines et les Esquimaux de l’Extrême-Nord, dans l’île de Ceylan et au Lesotho en Afrique du Sud, au Laos et en Haïti, dans trois ou quatre pays de l’Amérique latine, en Australie, jusqu’en Chine.
Les Oblats essaiment en Amérique de l’est à l’ouest, de la Louisiane et du Texas aux immensités polaires. Si un jeune désire enseigner, il enseigne. Jusqu’à et y compris l’université. S’il opte pour le ministère, il doit accepter le rôle de vicaire, avant qu’on lui confie une cure. Que la prédication le fascine et il porte la bonne parole sur le terrain de son choix, à l’exemple de ce Père Victor Lelièvre, venu de France au Canada, qui n’eut pas l’occasion de se produire en son meilleur en son pays natal. Arrivé au Canada en 1903, il y mourut en 1956, à quatre-vingts ans. Tout le monde l’entendit chez nous, prêchant une retraite ou une autre, mais on compte sur la main ceux qui le savaient venu de France, comme le champagne, le roquefort et le dictionnaire Larousse. Qu’un jeune Oblat manifeste son goût pour une mission, on l’y envoie. Qu’il se trompe en choisissant son champ d’action, s’en rende compte et le regrette, il n’y a pas là de quoi bouleverser l’univers. Rien ni personne ne le force à mener une vie qui lui répugne. Une fois de plus, il dit ce qu’il veut et il l’obtient.
Il est aussi des cas qui ne ressemblent à aucun autre.
Ce qui me rappelle celui du Père Jean-Marcel Bélanger, fils d’Aurélien, qui fut, avec Samuel Genest, chez les laïcs d’Ottawa d’avant 1920, l’une des vedettes de la lutte franco-ontarienne contre l’inique Règlement XVII. J’ai connu de près Aurélien Bélanger, sa femme, ses enfants, dont ce Jean-Marcel qui avait alors quinze ou seize ans, quand sa sœur Janine réunissait à la maison le groupe de jeunes, garçons et filles, dont j’étais. Des amis présents, je me rappelle surtout un nommé Laverdure – dont le prénom m’échappe –, musicien-né pour lequel le piano ne comportait point de secrets, et qui en tirait avec brio n’importe quel air connu, à la condition qu’on lui serinât à l’oreille les premières mesures. Tous alors de danser sauf lui, qui finissait par tomber d’épuisement ou presque.
Jean-Marcel termina ses études à l’Université d’Ottawa, après quoi il entra chez les Oblats. Je crois comprendre que l’enseignement l’attirait, mais on annonça un jour son départ pour les missions oblates du Basutoland, aujourd’hui le Lesotho, en Afrique du Sud. Il y précédait d’un an Monseigneur Bonhomme, qui devait y assumer les responsabilités de vicaire apostolique, entre 1933 et 1947. Malgré ses dispositions pour l’enseignement, on demande au jeune lévite s’il n’accepterait pas de rendre service au Basutoland pendant quelques années, à titre de surintendant des écoles du vicariat. Il accepte, mais pour rentrer au pays après sept ans, sa santé ébranlée. Au cours de la guerre, celle de 1939-1945, on le retrouve aumônier au Corps royal d’aviation canadienne, poste qui le conduit en Inde et en Birmanie. La paix rétablie, ses supérieurs l’invitent à poursuivre des études de doctorat en sciences politiques à Washington. Il revient en 1949, pour reprendre, à l’Université d’Ottawa, sa carrière, interrompue depuis longtemps, dans l’enseignement.
Le cas du Père Bélanger m’en paraît un d’exception. Ce qui tient d’abord à lui, qui a cet esprit d’aller n’importe où, n’importe quand, prêt à servir où on l’estime le plus utile. Rappelons pour mémoire qu’il enseigne l’anglais et les mathématiques au juniorat des Oblats de Chambly, peu après son ordination sacerdotale à l’église du Sacré-Cœur d’Ottawa, en 1930. Après quoi, il quitte nos bords, pour son tour du monde.
S’il n’avait quitté ce monde trop vite, au moment où il débordait encore de sève et d’enthousiasme, le Père Paul-Émile Breton témoignerait pour sa part de la liberté pratique et de ses bienfaits que les jeunes religieux découvrent chez les Oblats. Ceux-là en particulier qui, comme lui, ne se branchent pas avec facilité. Il mourut à Edmonton en 1964, d’une de ces thromboses qui ne pardonnent pas.
Quand il monte jusqu’à Aklavik, dans les Territoires du Nord-Ouest, puis au fort Good Hope sur le fleuve Mackenzie, ce n’est point par zèle intempestif. Curieux d’esprit, cherchant à voir, savoir, comprendre, il profite de la moindre occasion pour s’emplir les yeux de ces pays lointains où peinent côte à côte les Blancs, les Indiens et les Esquimaux, qui préparent de loin l’avènement de ce territoire subarctique dont les richesses latentes commencent de se révéler.
Appartenant, comme moi, à la ville et à la région de Saint-Hyacinthe, le Père Breton est de ces hommes qui ne tiennent pas en place. Il arrive au moment où personne ne l’attend, tête nue et le nez au vent, un béret basque dans la poche de sa soutane. Il veut tout savoir et ne rien manquer. Je le rencontre à Montréal et à mon bureau de Saint-Hyacinthe, chaque fois qu’il s’amène dans sa ville natale; à Toronto, au cours d’une réception de journalistes à Casa Loma; à Saskatoon, en marge d’une réunion des sociétés savantes du Canada, dont la Société royale; à l’ambassade canadienne à Rome en 1905, pendant l’Année sainte.
Quelques jours auparavant, à l’Hôtel des Invalides à Paris, le guide me raconte qu’un compatriote à moi, portant soutane noire et col romain, le harcela la veille de questions à n’en plus finir, l’une n’attendant pas l’autre, pour s’esquiver ensuite en coup de vent, lui laissant un pourboire honnête. M’informant de détails impliquant sa taille et sa démarche, sa chevelure, je l’identifie sans peine, ce qui se confirme quelques jours plus tard sous l’œil de Son Excellence Jean Désy, dans la Ville éternelle.
Je connais trop l’homme, depuis trop longtemps, pour ne pouvoir coller son nom à ma description physique. Au Séminaire de Saint-Hyacinthe, il commence ses études comme j’arrive à la moitié des miennes. Il est le cinquième de six frères qui passent par le collège centenaire depuis 1911, y recevant une formation qui ne ressemble en rien à celle d’aujourd’hui. Il se présente chez les Oblats en 1923, les quitte pour tâter un moment de l’art dentaire, puis de la pharmacie, leur revient en juillet 1925, reçoit l’ordination des mains de Monseigneur Joseph Guy, vicaire apostolique de Grouard, en 1930. Il enseigne dans le New-Hampshire, s’éveille un matin au Cap-de-la-Madeleine où il consacre un livre à cette Cité mystique de Marie. Le mot est de lui. L’idée du voyage le gagne, ou le reprend, et le voilà rendu à Edmonton en Alberta, où il rédige et dirige, pendant quatorze ans, le journal hebdomadaire qu’y publiaient les Oblats : la Survivance.
Plus que jamais, la bougeotte le ronge comme un chancre. Où qu’il soit, il veut se voir ailleurs. Il déforme à son profit le vieux mot d’ordre de l’armée américaine : Join the Oblates and see the World. Il persuade ses supérieurs de l’envoyer en Europe, pour étudier et s’y préparer à écrire, car il projette d’être, pour son époque et la précédente, l’historiographe de sa communauté. Il ne se contente pas de promettre, se met à l’œuvre sans tarder. Il publie en rapide succession une demi-douzaine d’ouvrages sur les Oblats, dont sa magistrale biographie de Monseigneur Vital Grandin, celui que Louis Veuillot appelle l’Évêque pouilleux, l’admirant autant qu’il le vénère. Ce pouilleux, ce berger pauvre qui garde aux champs les moutons et les vaches, ce gauche campagnard, sensible et timide, ce malade que la tuberculose menace à vingt ans, sera le premier évêque de Saint-Albert près d’Edmonton (1871-1902). Pendant une quinzaine d’années, il parcourt dans les quatre sens le Nord-Ouest canadien, jusqu’au cercle polaire, supportant la fatigue d’interminables courses en canot ou à cheval, l’hiver en traîneau à chien ou à pied, chaussé de raquettes. Les poux le dévorent en hiver, les mouches noires, les moustiques et les brûlots, pendant la belle saison.
Des autres ouvrages du Père Breton, rappelons ses monographies du célèbre Père Lacombe (Albert), ramené à la vie dans Le Grand Chef des Prairies; du Frère Antoine Kowalczyk, dit l’angélique Polonais, dans Au Pays des Peaux-de-Lièvres, apôtre inconnu de l’Arctique. Le premier de ces ouvrages fut traduit en anglais; le second en anglais et en polonais, tandis que Vital Grandin voit le jour à Paris, par les soins de la librairie Arthème Fayard. Il y a plus mal.
Un autre type d’Oblat que le Père Boyer (Jean-Baptiste, je crois), qui commence une carrière de professeur à l’Université d’Ottawa, part pour les provinces de l’Ouest et n’en revient pas. Quand je le connais à Saint-Boniface, en 1927, il n’est déjà plus de la première jeunesse : solide et de larges épaules, six pieds de haut ou près, cheveux blancs et cinquante-deux ans. On ne demande pas ce qui le retient dans l’Ouest du pays; vicaire à Winnipeg, missionnaire à Kenora (Ontario), aux confins du Manitoba, ensuite à Lebret en Saskatchewan, missionnaire-colonisateur, économe à Saint-Boniface et à Lebret, administrateur de la Survivance d’Edmonton, qui jamais ne cesse de tirer le diable par la queue, à l’exemple des autres hebdomadaires français de l’Ouest.
Il semble singulier que nos Canadiens de langue française, disséminés à travers les quatre provinces de l’Ouest, y compris la Colombie, laissent périr l’un après l’autre leurs journaux, fondés et maintenus par ces Oblats qui croient dur comme fer à la presse écrite. Le premier enthousiasme passé, ils s’en désintéressent. Il leur manque un quotidien, qu’ils remplacent par la Tribune ou la Free Press de Winnipeg. Ils y cherchent les nouvelles de chez eux, de leurs villages et de leur monde, que n’apportent pas les meilleures feuilles du Québec. Ils sont des exilés et connaissent la solitude des exilés. Ils s’anglicisent d’ailleurs avec une inconscience qu’ils nient, victimes de celle de sir Wilfrid Laurier, quand il tripatouilla les lois scolaires pour les desservir, plutôt que les tirer des ornières traîtresses où ils s’enfoncent depuis plus d’un demi-siècle.
Alors que je séjournais à Saint-Pierre-Jolys, il n’y a pas si longtemps ( en 1969), la correspondante de plusieurs hebdos raconta devant moi qu’elle envoyait plus de nouvelles de son patelin au Carillon News de Steinbach, ville mennonite, qu’à la Liberté de Winnipeg. Pourquoi? Pour cette raison, simple pour elle, qu’elle écrivait l’anglais avec plus de facilité que le français. Sauf erreur, elle ne connut d’autre école que celle de Saint-Pierre. Mais on parle l’anglais si volontiers, à la journée longue, dans cette campagne du Sud manitobain, où le souvenir de Riel n’a pas péri. Nous sommes en pays métis d’autrefois, où la jeunesse éprouve de la gêne à parler français. Les familles ne sont pas rares où frères et sœurs parlent l’anglais entre eux, même s’ils s’adressent en français à leurs parents.
Ailleurs, c’est du pareil au même. Si bien que la Liberté de Winnipeg finit par absorber le Patriote de l’Ouest, œuvre de Donatien Frémont à Prince-Albert (Saskatchewan), et le double journal paraît aujourd’hui si mal en point qu’on se demande ce qu’il en adviendra. La situation paraît d’autant plus pénible que les Oblats, trop souvent échaudés, se retirent du jeu de plus en plus. Pour peu qu’elle se maintienne, la Survivance ne paraît guère vigoureuse et il n’est pas question, depuis longtemps, de ce répertoire historique qu’étaient les Cloches de Saint-Boniface. On ne dit pas mieux du Métis, premier journal français du Manitoba, fondé en 1871 par le futur juge Joseph Royal, ni du Manitoba qui le remplace en 1882, à l’initiative plus ou moins intéressée de mon grand-oncle maternel, le futur sénateur Larivière. Si l’on va au fond des choses, on se rend compte que Monseigneur Taché, second évêque et premier archevêque de Saint-Boniface, Oblat lui aussi, fut l’inspirateur et longtemps le principal soutien du Métis. À l’époque, le gros de la population française est de sangs mêlés, dans la partie sud de la province, d’où le titre du premier journal offert à la population francophone.
Lamentable à pleurer, cette histoire de la presse française de l’Ouest. Entre-temps, un peu plus chaque année, les jeunes Manitobains quittent leur province, s’ils ont quelque formation et les moyens physiques de se déplacer. Ils réintègrent le Québec quitté par leurs parents ou leurs grands-parents. Les frères Armand et Bernard Goulet étaient de ces rapatriés, fils de Roger Goulet l’inspecteur d’écoles, tandis qu’Henri Bergeron en est un autre. J’en connais trois qui occupent des postes élevés à Ottawa, dans la fonction publique, et trois autres à Québec, pas plus mal partagés.
Quand le Père Boyer mourut à Regina en 1941, il venait d’avoir soixante-six ans. Bâti en force et vivant dehors les trois-quarts du temps, rompu aux travaux manuels, acceptant comme un autre un verre de bière et deux doigts de whisky, conduisant sa voiture sur cinquante milles de long pour une partie de cartes chez des amis, il paraissait avoir l’étoffe d’un centenaire. Il partit plus vite qu’on ne l’aurait cru. Partout où il passa, il se dépensa comme un tâcheron, mettant la main à la pâte quand il le fallait, acceptant n’importe quelle tâche à sa portée. Au demeurant, le monde intellectuel ne lui était pas étranger, lui qui avait enseigné pendant quinze ans à l’Université d’Ottawa, puis au collège de Gravelbourg, de 1920 à 1927. Je crois qu’il rappela aussi devant moi, cela en 1927, qu’on l’avait assigné pendant un temps dans une école indienne.
Les Oblats de Marie-Immaculée comptent plus de 7 500 sujets à travers le monde, prêtres et frères convers. Ceux du Canada atteignent le chiffre d’environ 2 000 dont plus de 500 frères.
Les premiers venus de France au Canada, à la demande de Monseigneur Bourget, formaient une équipe de six hommes : les Pères Jean-Baptiste Honorat, Pierre Telmon, Lucien Lagier, Jean-Marie Baudrand; les Frères Basile Fastray et Louis Roux. Arrivés à Montréal le 2 décembre 1841, un Canadien se joint à eux en qualité de novice, le jour même : l’abbé Damase Dandurand, déjà prêtre. Ce sera le premier Oblat canadien qui ajoute à cette distinction celle de mourir plus que centenaire.
Ordonné depuis près de trois mois, il se joint à l’ordre des Oblats, poursuit son noviciat à Longueuil sous la direction du Père Honorat, prononce ses derniers vœux le 25 décembre 1842. Né à Laprairie le 23 mars 1819, il meurt cent deux ans plus tard, le 21 avril 1921. Comme quoi le travail et l’oubli de soi n’entraînent pas une mort rapide. D’abord attaché aux missions paroissiales de la région de Montréal, on l’envoie peu après près de Bytown, modeste village d’où naîtra la ville d’Ottawa, au confluent des rivières Ottawa et Rideau. Il y est curé, vicaire général, administrateur apostolique pendant une longue absence de Monseigneur Guigues, Oblat lui aussi, premier évêque de la capitale fédérale.
Puis voilà qu’il reçoit son obédience pour l’Angleterre, nommé curé de Leeds dans le Yorkshire. On le rapatrie au bout de trois ans sur les instances de Monseigneur Taché, qui a besoin de lui à Winnipeg. Il y sera curé pendant un quart de siècle. À plus de quatre-vingts ans, il ne se croit pas tenu de se reposer pour si peu et accepte l’aumônerie de l’Hospice Taché. Le vieil archevêque de Saint-Boniface n’est plus depuis 1894 et Monseigneur Adélard Langevin le remplace. En août 1916, le Père Dandurand accepte enfin de se retirer. Il n’a que quatre-vingt-dix-sept ans et trois mois, mais il ne mourra qu’en avril 1921, à cent deux ans et un mois.
On dira peut-être que je sais pas mal de choses sur les Oblats, leur rôle au Canada et leurs œuvres. J’ai sur eux une documentation abondante et des amis me fournissent ce qui me manque.
L’un des moindres n’est pas Monseigneur Albert Sanschagrin, le premier de sa famille oblate à occuper le siège épiscopal de Saint-Hyacinthe. Monseigneur Taché venait de cette ville, ancien de Petit séminaire, qui y fut professeur de mathématiques pendant ses études de théologie. Il entra chez les Oblats en 1844, désireux de se consacrer aux missions. On dirait que Monseigneur Sanschagrin remet au diocèse la politesse dont son ordre fut l’objet, il y a plus d’un siècle. Neuvième évêque de Saint-Hyacinthe, nommé en juillet 1967, il était déjà évêque de Bagi et coadjuteur du diocèse d’Amos, avec droit de succession. Missionnaire au Chili pendant six ans, vicaire provincial des Oblats en ce pays (1949-1953), il revient au Canada en qualité de provincial de l’Est, en attendant sa nomination à Amos en 1957. Fils de Saint-Tite en contrée mauricienne, il y naît en août 1911.
Pour en revenir aux Oblats, je ne sais pas de religieux qui se montrent plus simples qu’eux, plus ordinaires, plus carrés, sans prétentions ni cérémonies, se mettant à la portée du premier et du dernier venu, ne se targuant d’une distinction ni de son apparence. Des hommes comme les autres, pas plus. J’ai vécu trop longtemps avec eux, à Ottawa et dans les provinces canadiennes de l’Ouest, où j’en ai fréquenté plusieurs – dont ce Père Boyer natif de Saint-Constant de Laprairie, qui ne cessa de se transporter du Manitoba à l’Alberta, ou vice-versa –, que je sais à quoi m’en tenir. Ils sont humains, comme je me plais à le répéter, directs, sans façons, et ils apprirent tôt, depuis Mazenod leur fondateur, qu’on n’envoie un homme ni un chien à la chasse, dans un coin du monde ou un autre, à coups de pied. Règle qu’ils appliquent aux jeunes, au fur et à mesure qu’ils se joignent à leur institut, et qui leur vaut des dévouements n’excluant pas la mort. Si je me retrouvais à vingt ans, mes études terminées et me sentant le goût de la prêtrise – ce qui ne fut pas mon cas –, je me présenterais sans hésiter chez les Oblats de Marie-Immaculée. Idée que je n’aurais pas eue jadis, ne sachant rien d’eux

Monseigneur Joseph Bonhomme et Monseigneur Henri Belleau
Si un futur cardinal fréquenta au Droit en mes jeunes années, deux futurs évêques s’y habituèrent au commerce des hommes, apprenant ensemble à manœuvrer ou pardonner. L’un est Monseigneur Joseph Bonhomme, o.m.i., nommé vicaire apostolique du Basutoland en Afrique du Sud, en avril 1933, aujourd’hui en repos à Sainte-Agathe-des-Monts; l’autre, Monseigneur Henri Belleau, Oblat comme le premier, qui devient premier vicaire apostolique de la Baie James en 1939, démissionne en 1964, choisit de se retirer à la réserve indienne de Fort Alexandre au sud-est de l’immense lac Winnipeg, au Manitoba.
Je crois que le Père Bonhomme était vicaire à Notre-Dame de Hull, quand il parut au Droit sur les talons du Père Charlebois, dans l’intention d’entretenir les journalistes d’un projet qui lui tenait à cœur, ledit Père Charlebois lui accordant ses bénédictions. Ce qui jamais ne cessa pour nous de tenir au mystère. Engagé sur les traces de Thomas Poulin, s’occupant à Hull de syndicalisme catholique – épithète dont on ne se défendait pas – le père Bonhomme ne voulait rien de moins que grouper en syndicat, selon les règles et dans les normes prévues, les employés de la maison qui s’initiaient au journalisme, ou le pratiquaient au meilleur de leur connaissance, dans le respect des lois, de la religion et de la morale. Le Père Bonhomme dépassant la trentaine, jamais je ne sus quelle mouche le piquait. Quant au Père Charlebois, auquel ne manquait ni l’âge ni l’expérience des hommes, sa naissance remontant à 1871, il mordait à belles dents à la même brioche, avec tant d’ardeur que nous nous demandions quel essaim de mouches, moustiques, guêpes à papier, frelons et taons, le poursuivait de son côté.
Un syndicat, c’est un peu comme un fusil à deux canons, un couteau à deux tranchants. Un syndicat peut signifier, avec le recul voulu, une force capable de se dresser contre une autre force. Syndiquer les journalistes, c’était les unir pour l’action éventuelle, les inviter à se rendre compte des ressources latentes en eux et qu’ils ignoraient, ou dont ils ne se souciaient pas. C’était leur mettre entre les mains une arme à tourner contre leurs employeurs, arme offensive ou défensive, selon les circonstances, leur permettant de ne plus accepter tête basse et le visage contrit, dans une soumission nonchalante ou passive, surtout impuissante, les vexations ou brimades, parfois les injustices, émanant de l’officine du Père Charlebois ou du conseil d’administration. Un syndicat, c’était le renversement probable, vraisemblable, possible, plus ou moins lointain, des puissances telles que constituées, et le risque de conflits où les facteurs de succès ne s’aligneraient plus d’un seul côté.
Ces aspects de la situation, plus le spectre de la grève dissimulé dans un demi-jour favorable, nous ne fûmes pas lents à le déceler et sentir, et les moins pessimistes d’entre nous, à l’égal des plus naïfs et des indifférents, n’en revenaient pas du rôle accepté, comme en se jouant, par ce Père Charlebois si peu habitué à la discussion, l’opposition, la protestation, l’ombre de la rébellion, le défi à sa monarchique autorité.
Que le Père Bonhomme remplît son rôle en fonction de son ministère dans la ville ouvrière de Hull, cela se comprenait à première vue, sans lunette d’approche. D’autant mieux qu’il se trouvait plusieurs habitants de la ville-sœur parmi les employés du journal, y compris ceux de la rédaction. Un syndicat est un syndicat, et le Père Bonhomme en mettait un sur pied. Un parmi tant d’autres. Ce que nous entendions mal, c’est que notre Père Charlebois, si jaloux de ses pouvoirs et prérogatives, donnât dans des vues qui ne tarderaient pas à s’opposer aux siennes, pour peu qu’on permît au nouvel organisme de ne pas crever. L’hameçon offert nous paraissait si mal empâté que nous nous demandions si le maître et seigneur des lieux ne feignait d’y mordre pour le mieux rejeter, le moment venu.
Nous avions beau examiner à froid la situation, les idées en cours, nous ne pouvions pas nous représenter notre homme en face d’un brutal arrêt de travail, ni marchandant avec les moucherons à son emploi des augmentations de traitements qu’il refusait d’accorder.
Toujours est-il que notre groupement se constitua, avec président, secrétaire, trésorier et autres dignitaires, et je me demande quel poste j’y occupais, si j’en avais un. Je n’en sais aujourd’hui rien de rien. Je me souviens que nous tenions des assemblées périodiques auxquelles il manquait toujours quelqu’un, les journalistes sans cesse mandés aux quatre coins de la ville ou en dehors. Sauf les rédacteurs qui ne couraient plus la nouvelle, dont j’étais, ce qui me valait de ne manquer ni une réunion ni un prêche sociologique du Père Bonhomme, lequel dirigeait les débats en qualité d’aumônier et voyait à la bonne marche des affaires, manipulant des nègres blancs en attendant les noirs de ses futures missions africaines.
Son rôle s’effondra, le jour où le syndicat sembla perdre de son intérêt, et je me demande s’il ne périt pas d’inanition, avant ou après mon départ de la boîte. Sauf erreur, Monsieur Bonhomme vit encore, peut-être Rosaire Barrette, l’auteur de ces lignes, mais pas un autre ne demeure de ceux qui, de près ou de loin, furent mêlés à la création du premier syndicat de journalistes du Droit, aux années 1921-1922. Je me demande si l’on conserve quelque part les procès-verbaux ou minutes, comme on dit mal, des assemblées oubliées depuis si longtemps. On devrait y relever des traits qui ne manquent pas d’intérêt.
Prêtre depuis peu, un an peut-être, le Père Henri Belleau nous fut un jour amené par le Père Charlebois, sans fanfare ni avertissement préalable. Il faut accorder à notre Père Charles qu’il cherchait sans cesse à concilier les intérêts, non opposés d’ailleurs, de son ordre et du journal confié à ses soins. Partout où il s’insinuait un oblat à la place d’un laïque, cela coûtait moins cher dès le départ. C’était là l’enfance de l’art, dans ses conceptions administratives. Le Père Belleau nous arrivait donc, en attendant de ses supérieurs une obédience conforme à ses goûts.
Pour revenir au Père Belleau, on l’installa à mon côté, dans ma cuisine désaffectée, et je ne sais encore ce qu’il cherchait dans notre galère. J’ai un vague souvenir qu’il s’essaya à la nouvelle sous la direction de Boucher, qui ne savait quoi lui demander, mais je n’en suis pas certain. Il collabora peut-être à la rédaction, ce qui ne me revient pas non plus. Il avait l’air d’une âme en peine, perdu parmi ces désabusés, endurcis à rude école, blagueurs et souvent cyniques, que deviennent après quelques années les tâcherons bousculés, exploités, cuits à toutes les sauces, des feuilles quotidiennes et des autres. La situation était aussi intolérable pour lui que pour ses nouveaux compagnons, car il ne relevait d’aucun service, d’aucun chef, et personne autour de lui ne savait sous quel angle l’utiliser, ou lui venir en aide. Nous l’ayant présenté en trois phases, le Père Charles annonça que nous en héritions, qu’il serait de bonne compagnie, que nous n’avions aucune raison de ne pas nous entendre avec lui. Ce dont personne ne doutait. Son boniment débité, le Père Charles s’en alla et l’autre resta, dont la carrière journalistique ne se prolongea point outre mesure. Un matin, il ne parut pas au bureau. Puis il ne s’y remontra jamais.
À quelque temps de là, il accepta la direction de l’Œuvre des Retraites fermées d’Ottawa (1921-1924), puis il partit missionner chez les Cris de la côte ouest de la Baie James, où il fut nommé premier vicaire apostolique en 1939. Il collabora à la traduction en langue crise – on ne dira ni ne prononcera crisse – des Évangiles, de l’Imitation de Jésus-Christ, du Catéchisme et autres œuvres de base. Il vécut si longtemps auprès des Indiens ou Amérindiens qu’il demanda, l’heure venue de la retraite, de finir ses jours dans une réserve manitobaine

Le Père Louis Le Jeune
Le Père Louis Lejeune, Oblat attaché au Juniorat du Sacré-Cœur à Ottawa, au coin des rues Cumberland et Laurier, exerçait à plus de soixante ans les fonctions de vicaire à l’église du même nom, y confessant chaque après-midi et prenant part aux principaux offices. Vieillard à cheveux blancs, Français venu au pays en 1896, il était l’homme le plus cultivé de son entourage, sans le laisser voir. Il enseigna pendant plusieurs années à l’Université d’Ottawa, ce que personne ne savait chez les jeunes; publia une dizaine d’ouvrages, dont un sur les auteurs grecs et trois sur les anglais; fonda la Revue littéraire de l’Université catholique d’Ottawa, qui dura de 1900 à 1906, et c’est à lui qu’on doit, depuis 1931, cet ouvrage unique et introuvable, en deux fort volumes, qui s’intitule Dictionnaire général du Canada.
Je l’ai connu on ne peut mieux, pendant la durée de mon séjour dans la capitale, la paroisse du Sacré-Cœur étant celle de la Côte-de-Sable, quartier où j’avais ma chambre de célibataire, mais je n’appris qu’après sa mort ce que je raconte, le revoyant comme si je l’avais sous les yeux. Un peu âgé ou fatigué, ou pour se ménager des loisirs dont il avait besoin, il acceptait un rôle secondaire et travaillait avec une patience monacale, dans le secret de son cabinet, à l’œuvre monumentale de son dictionnaire. Il causait volontiers, mais pas longtemps, à cause de la tâche qui l’attendait et dont il ne soufflait mot.
C’est lui qui conseillait à ses pénitents, sur l’aveu de certaines indiscrétions : « Quand vous êtes seul avec une jeune fille, imaginez-vous en présence de la sainte Vierge, et jamais vous ne vous permettrez un geste déplacé. » Ce propos étonnait la plupart des garçons, qui le répétaient à droite et à gauche, ajoutant que le raisonnement du vénérable religieux, pour être solide, leur paraissait aussi ennuyant que peu commode. Non seulement le Père Lejeune fut le conseiller spirituel de sir Wilfrid Laurier et de sa femme, mais il les assista l’un et l’autre à leur agonie, à deux ans et neuf mois d’intervalle. Quand il mourut lui-même en 1935, à l’âge de soixante-dix-huit ans, je n’ai pas de souvenance que les journaux – ceux de Montréal du moins – soulignèrent son décès. Peut-être le voulait-il ainsi.

Gustave Lanctôt
N’ayant rien d’un religieux oblat, mais chez lui au journal, l’historien Gustave Lanctôt, alors aux services français des Archives nationales, nous rendait visite chaque semaine ou presque. Il arrivait sans crier gare, l’œil vif et rieur, propret, la mince moustache noire effleurant la lèvre. Il s’intéressait aux journalistes, causait avec eux, cherchait ceux qui montraient des dispositions pour les lettres. C’était relâche générale. Il publia un temps une modeste feuille littéraire, pour laquelle il acceptait de la collaboration sans se faire prier, en vers et en prose. Je crois que cela s’appelait les Annales de l’Institut Canadien français. Il glana chez nous ce qu’il put, et je me rappelle lui avoir remis deux poèmes fantaisistes, que j’ai encore quelque part, intitulés Les Chinois et Trois gros rats gris.
Lanctôt ne payait pas les textes, en ayant assez, je crois, de défrayer l’imprimeur. Il nous mettait le pied à l’étrier, nous corrigeait, nous encourageait. Il resta de mes amis et c’était plaisir de le retrouver à la Société royale du Canada, où il entra dix-sept ans avant moi. Il m’accueillait avec une gentillesse qui ne se démentit jamais, m’envoyait des livres au fur et à mesure de leur parution. Il est à mon sens, parmi nos historiens, l’un des plus clairs et des plus lisibles, des plus savants. Aujourd’hui à la retraite, même à la Société royale, je ne le vois plus. À mon regret. Âgé de quatre-vingt-neuf ans, au moment où j’écris, il est presque aveugle, justifié de rester à la maison et de s’y tenir au chaud.