Harry Bernard et Clément Marchand

Lettre 1
Fonds Harry-Bernard [dorénavant FHB] 298/046/020
Séminaire St-Joseph 21 janvier 1930

Cher monsieur :

Tout d’abord je m’excuse de mon audace car c’est réellement de l’audace pour un obscur collégien de se hasarder auprès d’un poëte d’un romancier, d’un critique à la fois.

Vous devenez une autorité dans la littérature canadienne; c’est pourquoi j’ai pensé que vous auriez la bonté d’adresser au passage quelques sages conseils à un jeune étudiant qui, hélas… fait des vers, beaucoup de vers sans savoir s’il fait réellement de la poésie.

« La Poésie écrit [Émile Verhaeren] est le plus périlleux des arts car le poëte n’y a le choix qu’entre le sublime et le ridicule. S’il ne transporte pas il fait vivre; s’il fait vivre il est perdu. » Cette affirmation, pleine d’anathème pour le poëton donne à réfléchir.

Certes oui, la poësie est une voie dangereuse et avant de s’y aventurer, il convient de mesurer ses aptitudes et de ne pas prendre pour la vocation de poëte une certaine manie d’aligner des vers. « Hélas, à certains jours cette manie me tenaille; ai-je pour cela la vocation de poëte? »

On dit qu’un poëte médiocre a autant de prétention qu’un grand poëte et Albalat dans Comment l’on devient écrivain assure que les fausses vocations ressemblent aux vocations véritables. Je suis cependant convaincu que cette discernation [sic] difficile ne peut échapper à votre sens critique. C’est pourquoi je m’adresse à vous et vous pose un cas aussi brièvement possible.

« Il n’y a rien d’intéressant, dit Chateaubriand, qu’un jeune homme qui cultive les Muses. [»] Rien n’inspire plus de crainte aussi, aurait-il pu ajouter. Lisez s’il vous plaît ce qui m’amena à la poësie. Vous vous prononcerez plus facilement.

Je devins orphelin à huit ans. Chez un oncle qui me recueillit, je découvris de vieilles revues pendant mes vacances. Avec quelle avidité je lus les romans qu’elles contenaient! Je puis me rendre ce témoignage que je fus dès cet âge un passionné du livre, presqu’un [cerveau] intellectuel. Vers onze ans, devenu collégien, je parcourus hâtivement, sans les comprendre de petits classiques dérobés dans les pupitres de graves humanistes.

À treize ans, faute d’autres volumes, je lus le Crémazie, Les Fables de Le May. Mes loisirs de Fréchette. Et je pris goût du vers si bien qu’en versification j’ébauchai de menus poëmes que je jetais au feu. Je continuai l’apprentissage tout en lisant les poëtes de la jeune École de Montréal, Lozeau, Gill, Nelligan. Ayant lu qu’il faut beaucoup de culture pour faire de la poësie, j’essayai d’en acquérir. Je dégustais tout ce qui me tombait sous la main. Aujourd’hui, je m’en rends compte, je suis presque un bibliomane.

L’Abbé Tessier qui m’encourage à travailler et dirige mes lectures me disait « Te donner de la poësie à lire c’est comme donner du morphine à un morphinomane.» Il a raison.

Maintenant je suis en Rhétorique. J’ai dix-sept ans et depuis un an j’ai aligné 2 000 [vers] en mon manuscrit. J’ai publié quelques pièces sur le Devoir, Le Bien Public et Le Nouvelliste sans me voir refuser aucun accès. Mais ce n’est point là une garantie, si l’on considère le peu de censure de nos journaux; aussi en dépit de certaines approbations je me demande encore si je fais vraiment de la poësie. L’on peut se sentir poëte sans l’être. Le cas est familier. Qui mieux que vous peut me lever du doute?

Je vous envoie sous pli quelques pièces d’allure différentes. Mes maîtres actuels sont : Jammes, Verharven, Mercier, (Cazin[?], Pesquidoux, Maeterlink dans la nouvelle). Suis-je tombé dans l’imitation, dans la banalité, « dans la prose rimée ». Par la lecture de ces quelques pièces, auriez-vous la bonté de me dire si je dois brûler mon manuscrit ou le conserver? Quelques mots, quelques conseils?

Je vous demande la même franchise que vous apportez à l’analyse de « Ma Gaspésie » et des « Signes sur le sable » dans vos Essais critiques. N’ayez nulle crainte de me dérouter de peur d’être trop dur; je suis d’avis, avec Daudet, qu’il faut châtier le mauvais poëte.

Puis-je espérer une réponse? En attendant je vous suis très reconnaissant de ce que vous ferez pour moi.

Bien à vous,

Clément Marchand.

Lettre 2
FHB : 298/046/020
Fonds Clément-Marchand [dorénavant FCM]
Le 27 janvier 1930

Cher monsieur Marchand,

Vous me pardonnerez si je réponds brièvement. J’ai lu avec attention les pièces communiquées. Évidemment, vous avez du talent, et une connaissance notable de la prosodie.

Vous continuerez à faire des vers, quand l’occasion se présentera, et vous ne brûlerez aucun manuscrit. On ne brûle pas ses manuscrits, même ceux de jeunesse. Les vers vous apprendront peu à peu à écrire en prose, ce qui est encore plus difficile.

Pour le moment, je n’ai qu’un conseil à vous donner : faites avec beaucoup de sérieux vos études. Saturez-vous de latin; c’est le seul moyen d’apprendre le français, qu’on ne sait jamais à fond. Ce conseil que je vous donne est sérieux. Je sais par expérience. Je regrette pour ma part, chaque jour, de ne pas avoir approfondi plus avant les matières collégiales qui me semblaient autrefois si indigestes et si peu nécessaires. On ne bâtit bien, comme vous savez, que sur le roc. Et il n’y a pas de roc comparable à la culture classique.

Je vous remercie de la confiance que vous me témoignez. Mais je n’ai aucun droit sur votre formation. Je note seulement que vous êtes très symboliste. C’est dangereux, et c’est déjà, comme genre, fort démodé. Pour toutes ces choses, appuyez-vous donc sur M. Tessier. C’est un bon juge, qui est aussi un esprit ouvert.

Sincèrement à vous,

Harry Bernard

Lettre 3
FHB 298/046/020
Le 5 février 1930

Cher monsieur Bernard,

J’ai reçu votre réponse du 27 janvier. Vous l’accusiez d’être brève; soyez sûr que je n’en ai considéré que la substance, qui est d’un tour heureux pour moi.

Sans toutefois devenir importun, je veux vous remercier de la délicate attention apportée à mes vilains poëmes. Je me demande si vous ne m’avez pas été trop indulgent, trop aimable.

Les sages conseils reçus me sont fort opportuns. On dit que la Rhétorique fut souvent fatale à nos poëtes canadiens. Arrivé là, n’avais-je pas besoin d’une direction autorisée?

« Les vers vous apprendront à écrire en prose. » Vous avez constaté, je le vois bien, la mauvaise tenue de ma prose. J’aime à lire de la belle prose; quant à en faire moi-même, c’est différent. Brizeux l’auteur de Marie, n’écrivait à ses amis qu’au crayon et d’un caractère à peine lisible de peur sans doute que les lignes risquées ne vinssent à être lues (Sainte-Beuve).

La flore et la faune forment une science essentiellement nécessaire à la poësie réaliste à laquelle je tends. Je vais donc étudier l’histoire naturelle de notre pays dont vous dénonciez l’absence totale chez certains de nos écrivains ruraux.

Toutefois, sans prétention, j’objecterai qu’il y a des coquelicots dans notre province. Je crois en avoir aperçu à Ste-Geneviève où je vis, le long des haies, en plein chemin du roi! (Voir Cent fleurs de mon herbier). Ne peut-on pas à la rigueur nommer « treille » les vignes sauvages escaladant les murs de nos villas canadiennes? D’autre part, je rougis d’avoir insinué dans un vers que l’hirondelle se nichait sous le dais des ormes.

Monsieur Tessier vous prie d’oublier « mon escapade d’enfant » et les quelques fautes de français glissées dans ma première lettre. (Bousquet du Devoir).

De tout ceci qu’ai-je gagné? Une semonce de Monsieur l’Abbé Tessier mais en retour votre précieux encouragement et, je l’espère, votre sympathie.

Vous étant très reconnaissant des conseils reçus je demeure l’obscur collégien honoré de votre précieux intérêt.

Clément Marchand

P.S. Je vous envoie un livre d’Albalat qui vous sera très utile en tant que romancier et critique. C.M.

Envoi 4
FCM.
Juillet 1932
Été, je te désire

Je te regrette aussi pour la paix des quenouilles,
La virginale chair des moites nénuphars
Où se blottit le chœur coassant des grenouilles;
Pour le sanglot rythmé, trop humain, des huards,
S’élargissant dans le silence des montagnes;
Pour tes cris, tes odeurs, tes ombres et tes chants,
Toute l’intimité saine de nos campagnes;
Pour l’écureuil musard et le mulot des champs,
Le pinson dont le nid d’herbes est contre terre,
Le pivert martelant l’écorce du bouleau,
Le fer de lance aigu qu’offre la sagittaire,
Et qu’aime le brochet dormeur au bord de l’eau.
Été, je te désire, et t’appelle, et t’acclame,
Parce que, sans l’apport de ta verte vigueur,
Le paysage est comme un cadavre sans âme,
Et la terre, un géant qui n’aurait plus son cœur.

Harry Bernard (olographe)

Lettre 5
FCM
Juillet 1932

Mon cher,
Dans la pièce soumise hier, il y a une sottise impardonnable. Je ne sache pas qu’un cadavre ait jamais eu une âme. Donc, corriger l’avant-dernier vers comme suit :

Le plus beau paysage est comme un corps sans âme.

De cette façon, tu seras moins facilement scandalisé.
Mes amitiés.

H.B.

Lettre 6
FHB 298/011/002
Les Trois-Rivières, le 8 septembre 1932

Cher confrère,
Le Courrier de Saint-Hyacinthe nous doit un abonnement d’échange, comme tu l’as admis toi-même. Je tiendrais à ce que vous nous fassiez le service régulier. De toi je n’ai rien lu que des romans bien tournés et des poèmes, je voudrais lire ta prose journalistique. Tout l’homme est parfois contenu dans un simple article de journal.

J’ai rendu visite à Pelletier. Il m’a lu sa critique sur Juana. Il n’est pas permis de lui ôter sa manière de voir. Mais on peut toujours, par transposition, lui reprocher tout ce qu’il te reproche lui-même. Il a gardé sa copie. Je ne veux pas la publier avant l’attribution du Prix David. Crainte de t’ôter des chances. Pouf! Je te ferai tenir une copie de cette critique avant de la publier, si toutefois je m’y décide.

Saluts et amitiés,

Clément Marchand

Lettre 7
FHB 298/046/020
Le 28 septembre 1932

Mon cher ami,
Nous recevons régulièrement ton intéressant journal depuis la semaine dernière. Je te sais gré de cette amabilité. J’ai lu avec attention ta mise au point au sujet du régionalisme littéraire. Ça me semble juste sur tout point. Tu as dû voir que j’ai fait reproduire ton bon mot d’appréciation concernant les pages Trifluviennes.

Je te félicite d’avoir décroché, cette année encore, le prix David. À cet effet tu prendras connaissance de ma chronique littéraire sur le numéro de jeudi. Je t’en ferai tenir quelques exemplaires en surplus.

Tu as dû recevoir ces jours derniers une lettre de Saint-Arnaud de la Chronique. J’espère que tu piqueras une pointe dans nos parages à l’occasion de cette convention des hebdomadaires.

En tout cas, je t’attends. Tu me diras ce que la critique d’Albert Pelletier t’a causé d’émotions.

Saluts et amitiés

Clément Marchand

Lettre 8
FHB 298/046/020
Le 18 octobre 1932

Mon cher ami,
J’ai su, par Saint-Arnaud de la Chronique, que tu serais de la convention des journalistes qui a lieu en notre ville, le 22 courant. Celui-ci m’a prié de t’écrire pour te consolider dans ta promesse. En cette circonstance, je t’offre de partager ma couche nocturne et de rompre la croûte avec moi, tout le temps que tu seras aux Trois-Rivières.

Si tu arrives dans l’avant-midi téléphone-moi au Bien Public et viens visiter notre boutique.

Bien amicalement

Clément Marchand

Lettre 9
FHB298/042/017
FCM
Montréal le 2 janvier, 1933

Mon cher Clément,
Bonne et heureuse en 1933.

Je voulais toujours t’écrire, te remercier de ton excellent article sur Dolorès. Mais tu sais comme je suis pris. Je m’excuse. Tu as été franchement chic, en tout cas, et je me demande même si notre amitié n’est pas pour beaucoup dans ton enthousiasme?

Je passe à autre chose : pourrais-tu m’adresser quelques pièces de vers, quelque chose de bien, pour une livraison prochaine de l’Action nationale. Tout de suite. Je passerai peut-être en janvier, encore que je ne promette pas. Je préférerais des vers à forme classique. Joins aussi à l’envoi quelques mots de biographie : endroit et date de naissance, études, etc.,

Je te remercie d’avance, te salue et resalue. Mes hommages à Mlle Marchand.

Pardonne-moi si je suis bref.

Sincèrement,

Harry Bernard

Lettre 10
FHB 298/042/017
Le 13 janvier 1933

Mon cher Harry
Je m’aperçois, en rentrant d’une huitaine de congé qu’il est trop tard pour acquiescer à ta demande formulée dans ta lettre du 2. Je suis le premier à le regretter. Mais ta revue aura plus d’un numéro. Je te communiquerai donc sous peu quelques pièces de forme classique et de ton « rassis »

Tu me dis entrevoir la possibilité de tourner par Trois-Rivières au cours de janvier. Fais-nous l’amitié de ne pas nous manquer. Je puis t’assurer, [rayé : quant à] pour ce qui est de moi, de l’avancement progressif de Mlle Marchand dans l’art culinaire et j’ai de vieux vins – véhéments.

Je suis avec intérêt le cours de tes activités et ne sais qu’applaudir. Je donnerai une appréciation du premier numéro de l’Action Nationale.

Bons succès. Suis enterré par mes obligations.

Clément Marchand

Lettre 11
FHB 298/042/017
Le 14 janvier 1933

Mon cher Harry,
Tu es un dévoué directeur de revue. L’Action Nationale ira loin sous ton impulsion. Et j’admire ta façon d’obtenir des poèmes.

Voici les miens. Ils sont de facture régulière quoique non classique. « Les gueux devant la ville », dont je te donne un fragment, sont d’inspiration bien contemporaine. C’est le cri [rouge], le cri véhément. « Les javeleurs », poème du terroir, sont d’allure plus tranquille. Si ces vers te semblent trop faibles, garde-toi bien de les publier. J’en ai de meilleurs, sur le métier, qui te satisferont plus sûrement.

Des notes biographiques : je suis né à Sainte-Geneviève (Champlain) le 12 septembre 1913, d’une famille de terriens. Devenu orphelin de mon père à trois ans et de ma mère à sept je fus confié à cet âge au Jardin de l’Enfance des Trois-Rivières. Mes études secondaires se continuèrent, normalement au séminaire Saint-Joseph. Et depuis 6 mois, je suis attaché à la rédaction du Bien Public, feuille bien pensante et mal écrite.

J’irai probablement visiter notre commun ami Douville, samedi prochain. Peut-être aurais-je le plaisir de te serrer la pince à son appartement de la rue Sherbrooke. En attendant, je te salue. Ma meilleure poignée de main.

Clément Marchand

Lettre 12
FHB 298/042/017
FCM
Montréal, le 17 janvier 1933

Mon cher Marchand,
Je te remercie des poèmes. Si tu permets cette remarque, je te dirai que je les trouve bien, mais que j’espérais encore mieux. Car je sais que tu peux faire mieux. Tu me dis en avoir d’autres « sous presse »; envoie-moi-les donc dès que possible; je choisirai alors dans le tas, pour la livraison de février. Peux-tu m’adresser le tout d’ici au 22? Tu vas dire que je suis bien exigeant, et tu as raison. Mais je voudrais tant que la revue ait belle tenue.

Je te remercie encore une fois et te demande pardon de mon impertinence.

Sincèrement,

Harry Bernard

P.S : La pièce Les gestes est-elle inédite?
Ajout de CM : Oui,

Lettre 13
FHB 298/042/017
Le 21 janvier 1933

Mon cher,
J’ai jeté un coup d’œil sur la revue. Elle est tout à fait bien. J’en soufflerai un mot dans le journal. Tu reçois sous même pli trois poèmes tirés de « Soirs rouges ». Fais-en ce que tu voudras. Mais ne les publie pas s’ils ne te satisfont assez. C’est un genre nouveau au Canada. Quand viens-tu nous voir?

Ce matin, j’ai la tête carrée et j’ai de la besogne urgente à abattre. Amitiés et félicitations pour ton article.

Clément M

Lettre 14
FCM
Montréal, le 8 février 1933

Mon cher Clément,
Je t’inclus, à peu près terminée, la pièce dont je t’ai montré un morceau, l’autre jour. Elle n’est pas encore définitive. Dis-moi donc ce que tu en penses? Tu pourrais peut-être la montrer à M. Tessier, histoire aussi d’avoir son avis.

Naturellement, je te demande de ne pas publier dans ton journal, étant donné que je destine le tout à une de mes publications, – à moins que je jette au panier.

Je t’inclus aussi, pour tes collections, le brouillon que tu mas demandé.

Sincèrement,

Harry B.

Ma fille écoute et son regard n’est pas troublé,
Je songe que l’ormeau bruissant lui ressemble,
Et je sens dans mon cœur un amour redoublé
Pour l’arbre et pour l’enfant qui vont grandir ensemble.

Harry Bernard
Ceci vaut-il quelque chose? Texte non définitif. Ne pas publier.
Saluts, H.B.]

Lettre 15
FHB 298/046/020
Le 14 février 1933

Mon cher Harry,

Comme Charles d’Orléans à Villon qui lui avait adressé une ballade pour « ses gaiges ravoir », je te répondrai : « Je ne suis sourd qu’aux mauvais vers. Et les tiens sont de bonne facture ».

J’ai lu et relu attentivement et fait lire à M. l’abbé Tessier le récitatif que tu as eu la gracieuseté de me communiquer en primeur. Mon opinion sur ces vers est qu’ils sont solidement construits. Le tissu en est serré. Je les aime surtout parce que leur ensemble indique que tu as vu l’objet avant le mot. Chez nous quand on s’ingénie de verser dans le régional, on rime généralement des vers conventionnels, dénués de vraisemblable couleur locale. C’est pourquoi lorsque je rencontre des pièces qui reflètent, sans les contrefaire, nos paysages, et les états d’âmes qui s’y rattachent, je leur accorde un double mérite.

Je vois que tu appuies tes doctrines avec des faits personnels; mais garde bien d’exagérer la portion d’histoire naturelle que doit absorber un poème régional. La consistance de ton dernier roman, par exemple, ne tient pas uniquement de l’élément « botanique » qui entre en lui.

Et Merci de m’avoir fait voir ton premier jet. Tu travailles comme DesRochers et moi et tu nous surpasses tous deux. Mais je préfère encore « Automne, tu m’as ébloui » à ton hymne à l’été. Matière de goût, tu ne vas pas te formaliser.

Amitié.

Clément M.

Lettre 16
FCM
Le 17 mars 1933

Mon cher Clément,
Je t’autorise, pour de nombreuses raisons, et que je n’énumérerai pas. Mais laisse entendre aux gens que les droits d’auteur ont été payés par vous. J’ai l’habitude, et avec raison, de refuser les demandes du genre de celle soumise par toi. Je demande habituellement $ 25. pour droits de reproduction d’un roman, ce qui ne me paraît pas exagéré.

Mes amitiés à l’abbé Tessier,

Sincèrement,

Harry B.

L’orme jeune

L’orme jeune et fluet que nous avons planté,
Un jour ensoleillé de la saison dernière,
Offre aux premiers baisers du sensuel été
Ses bras restés gonflés de sève printanière

Il grandit, droit et sain, parmi d’autres ormeaux,
Fier de sa feuille ovale et de sa lisse écorce,
Et l’on croit percevoir à ses minces rameaux
Le sentiment obscur d’une indomptable force.

Ma fille enfant le touche et ne comprend pas bien
Le secret qui relie à cet arbre la terre;
Son regard inquiet se pose sur le mien,
Pour y chercher le sens et la clé du mystère.

J’explique la vertu des sucs, et les rapports
Entre le sol et l’arbre, entre l’arbre et la pluie;
Pourquoi rien ne se perd des arbres qui sont morts,
Et comment la mort même est source de la vie.

Lettre 17
FHB 298/046/020
Le 28 avril 1933

Mon cher Harry,
Un surcroît de travail mêlé à de la dépression physique m’a fait négliger toute
correspondance depuis une semaine. Je commence par toi, en m’excusant de ce léger retard. Je ne voudrais pas que cela t’incline à croire que ton poème ne m’a pas intéressé.

À mon humble avis, ce récitatif, sobre de facture et d’une forme si achevée, où tu as distillé les gouttes d’eau d’une saine philosophie et où, pour la première fois, transparaît l’amour que tu portes à ton enfant, mérite les égards des cerveaux les plus imperméables à toute poésie. Je l’ai fait lire à quelques amis, entre autres l’abbé Tessier, Douville, Parizeau, DesRochers qui, – les cochons –, se rallient à mon opinion, savoir que 10 pièces de cette qualité suffisent à te classer parmi nos bons poètes. J’espère que le volume de vers que tu publieras contiendra un choix heureux de poèmes. Il y a une manière de colliger.

Je relève quelques vers qui me plaisent particulièrement.

« Offre aux premiers baiser du sensuel été…
« Et l’on croit percevoir à ses minces rameaux
« Le sentiment obscur d’une indomptable force.
« Pourquoi rien ne se perd des arbres qui sont morts,
« Et comment la mort même est source de la vie.
Et je sens dans mon cœur un amour redoublé
« Pour l’arbre et pour l’enfant qui vont grandir ensemble.

Mais je n’aime pas : « Ses bras restés gonflés… ». Tu m’objecteras que ces tournures saxonnes foisonnent chez Verhaeren, par exemple. Il n’en reste pas moins que ce n’est pas français. Ne pourrais-tu pas dire : « Ses bras que gonflent encor la sève printanière. »

Ce serait en même temps plus euphonique. Autre point. Les deux premiers vers de la troisième strophe manquent de nerf. Ils ont l’air « gauche ». Je comprends que tu veuilles traduire le désir « hésitant » de tout connaître, chez l’enfant. Mais je suis persuadé que tu peux trouver mieux.

Je te prie de ne pas t’occuper de cette petite ménagerie d’abâtardis qui se loge dans l’antichambre du Canada. Il ne faudrait pas que ces taquineries te fissent perdre la confiance que tu dois avoir en tes propres forces. L’opinion des gens d’esprit est en train de se faire sur le compte de certains « tombeurs ». Ils ont beaucoup de talent. Mais pour ma part je digère mal leur sérieux. Apprends donc à dire, sans vergogne, à la canayenne : Que l’guiable les barce! Et, partant, tu auras le cœur à l’aise.

Bon, j’ai su de Raymond (que j’ai laissé, dimanche passé, au crochet d’une « pur sang » nerveuse et distinguée,) que tu devais passer en Trois-Rivières dimanche prochain. Voilà qui est bien parlé! Raymond voudrait bien prendre place à bord de ton bateau. Fais-lui payer le gas, le gibier. Je n’ai pas besoin de te dire que vous serez tous deux « chez vous » dans mon nouveau loyer de la rue Sainte-Ursule. (No 582 ou 542)

Glisse donc quelques poèmes dans ta serviette. Nous les discuterons entre quat’yeux.

Saluts,

Clément Marchand

Lettre 18
FCM
Fin avril

… après t’avoir écrit, j’ai refait le poème. Je t’envoie la nouvelle version.

Je vais aux 3-Riv. le 6, mais je n’aurai guère le temps de m’y amuser. J’essaierai cependant de te voir et je t’apporterai même quelques poèmes.

J’irai par le train. J’ai d’ailleurs averti Raymond. Je verrai encore celui-ci à Mtl ce soir, où il me faut me rendre pour bâcler la revue de mai.

« Ses bras que gonfle encor la sève printanière »; j’ai trouvé ça tout seul, bien avant réception de ta lettre. Les génies se rencontrent.

Je te remercie d’avance pour l’hospitalité offerte, et te salue.

B.

L’orme jeune

L’orme jeune et fluet que nous avons planté,
Un lumineux matin de la saison dernière,
Offre aux baisers fiévreux du sensuel été,
Ses bras que gonfle encor la sève printanière.

Il grandit, droit et sain, parmi d’autres ormeaux,
Fier de sa feuille [surcharge] ovale et de sa lisse écorce,
Et l’on croit percevoir à ses minces rameaux
Le sentiment obscur d’une indomptable force.

Ma fille enfant le touche et ne comprend pas bien
Le secret qui relie à cet arbre la terre;
Son regard inquiet se pose sur le mien,
Pour y chercher le sens et la clé du mystère.

J’explique la vertu des sucs, et les rapports
Entre le sol et l’arbre, entre l’arbre et la pluie;
Pourquoi rien ne se perd des arbres qui sont morts,
Et comment la mort même est source de la vie.

Ma fille écoute et son œil noir n’est pas troublé,
Je songe que l’ormeau robuste lui ressemble;
Et dans mon cœur se lève un amour redoublé
Pour l’arbre et pour l’enfant qui vont grandir ensemble.

Harry Bernard

Lettre 19
FCM
23 mai 1933

Le rêve insaisissable

Pendant que mes enfants s’amusent sur le sable,
Et qu’en moi je poursuis le rêve insaisissable,
Où l’orgueil, de l’amour se joint à son regret,
Le soleil brusquement tombe sur la forêt
Qu’embrase l’incarnat furtif du crépuscule,
Et l’ombre des sapins sur le sable recule.
La plus grande veillant sur sa tout jeune sœur,
Mes deux filles sourient au jour plein de douceur;
Déjà l’une a dix ans et l’autre est si petite
Que son poing fermé tient sur une marguerite.
Elles sont ma fierté, mon bonheur, mon souci,
Ma double raison d’être et ma douleur aussi;
Je songe que trop tôt ces enfants seront femmes,
Et qu’à part toi, mon cœur agité, tu les blâmes
– Sachant l’ornière où la traîtrise des chemins,
De monter vers la vie en lui tendant les mains.
Le bruit de la rivière et le jour qui décline
Ajoutent leur féerie à la fête enfantine,
Et je suis de mon coin, nuances du tableau,
Le jeu de la lumière et de l’ombre sur l’eau.

Ceci vaut-il le coup?
B.

Lettre 20
FHB 298/046/020
Le 29 mai 1933

Mon cher Harry,
Bien sûr que ton poème vaut le coup. Les vers, pour demeurer expressifs, sont de facture plus savante. La pensée vigoureuse se contracte au point de cesser d’être claire. Jusqu’ici je n’ai pas eu vent de meilleur poème écrit sur ce thème au Canada. C’est toujours quelque chose de ne pas tomber dans le poncif et le chiqué. Cela me fait bien de la peine mais je n’ai pu trouver la petite bête noire dans ces vers. Crois bien que je te l’aurais montrée avec mon poing fermé.

Je cite ce qui m’a plu et m’a fait taper sur la cuisse en disant : « Ce coquin de Bernard, qui nous enfonce quand il s’agit de roman, le voilà qu’il nous coupe l’herbe sous le pied dans notre domaine exclusif »

Où l’orgueil de l’amour se joint à son regret…
Qu’embrase l’incarnat furtif du crépuscule (fameux)
Que son poing fermé tient sur une marguerite…
Je songe que trop tôt ces enfants seront femmes…
Sachant l’ornière et la traîtrise des chemins…
Le jeu de la lumière et de l’ombre sur l’eau.

Les poètes consacrés et gommés ne te pardonneront jamais d’écrire de tels vers. Mais c’est dans l’ordre. Il faut avoir la gueule faite à cette phrase lapidaire canayenne : « Que le diable les emporte ».

DesRochers vient aux Trois-Rivières le 11 juin. Viens-tu?

Amitiés et salutations,

Clément M.

Lettre 21
FHB 298/046/020
Le 23 août 1933

Mon cher Harry,
Me voilà sur le carreau. Le Bien Public doit publier dans 15 jours son dernier numéro. En tout cas il est à vendre. L’Évêché l’abandonne. Du jour au lendemain je deviens chômeur. Je n’ai pas un sou en banque. Ma maison sera probablement vendue par la ville, cet automne. Je ne roule pas précisément sur les délices. Et me voilà joli garçon! Je m’enfonce présentement dans le gouffre des plus sombres pressentiments.

Je n’ai pas le cœur d’écrire plus long.

Saluts et amitiés,

Clément
Ne souffle pas un mot de cette disparition.

Lettre 22
FHB 298/046/020
FCM
Le 25 août 1933

Mon cher Clément,
Je te plains franchement et me demande ce que je pourrais faire pour toi? Ici, il n’y a rien. Il faudrait que l’unique rédacteur démissionne, et il est trop pauvre pour y songer. Entrerais-tu à La Patrie? Je puis dire un mot pour toi à M. Mayrand, que je connais très bien, et qui a l’intention de remanier incessamment son personnel. Pas cette semaine, cependant, car il sera absent de Montréal samedi. Je profiterai de la première occasion, probablement samedi prochain, 2 septembre. À moins que j’écrive, mais j’aime mieux traiter d’homme à homme. Les chances de succès sont meilleures. En tout cas, je ferai l’impossible et te tiendrai au courant. En attendant, prends ton courage à demain. Il n’y a jamais rien de désespéré, à ton âge. Que dit l’abbé Tessier de tout cela? Ne peut-on, aux Trois-Rivières, organiser une compagnie qui prendrait en main Le Bien Public, et en ferait « un journal »? Cela ne me paraît pas impossible. Je te salue là-dessus, partant dans quelques minutes pour Montréal.

Sincèrement,

Harry

P.S. Envoie-moi donc quelques poèmes, bien faits, pour l’A.N.

Lettre 23
Fonds CM
Le 9 septembre 1935

Mon cher Marchand,
Je ferai l’impossible pour me rendre aux Trois-Rivières en fin de semaine. J’arriverai dans la soirée de vendredi, afin d’être présent au sacrifice, le lendemain. Il faut bien un événement comme celui que tu m’annonces pour m’engager à sortir de mon patelin. C’est vrai que je ne vais pas vous voir souvent, mais vous ne venez guère non plus, à l’exception de Bernard Benoît, me relancer chez moi. Ce pourquoi je ne vous adresserai jamais assez de reproches. Enfin, j’accepte, sauf empêchement imprévu, la triple invitation que comporte ta lettre. Dis à tes compagnons de se bien préparer. Si par impossible je ne puis faire le voyage, je vous enverrai un mot, à l’un ou à l’autre membre de votre triumvirat. Il va sans dire que je t’offre mes félicitations, en attendant de déplorer avec toi les mauvais effets de ce que beaucoup appellent un coup de tête. Mais, l’expérience des autres ne compte pour rien en ces matières, et il vaut peut-être mieux, comme tu dis, de regretter que de se consumer en des désirs vains.

Mes saluts à la ronde,

Harry B.

Lettre 24
FCM
1939
[Clément Marchand vient de remporter le prix David]

Je te félicite sincèrement. Tu ne l’as pas volé! Mais que vas-tu faire de tout cet argent? Tu vas imprimer le livre?

Lettre 25
FCM
Le 17 novembre 1941

Mon cher Clément,
Que mon article t’ait plu, cela me plaît; mais que tu aies des cauchemars, cela me tracasse. Je connais tellement moi-même le cauchemar, sous des formes matérielles, que je me demande ce qui peut bien arriver à mes amis? Ne dirait-on pas que les journalistes et les écrivains sont chez nous une race maudite des dieux? Il n’y a jamais rien pour eux, dans quelque ordre que ce soit. Et quand l’un, comme Francoeur, paraît tiré de sa misère, il crève. Pourquoi?

Tu dis mon style rajeuni. Tu es bien bon. En fait, il est plus travaillé. Trois rédactions successives, et surtout une nouvelle manière, expérimentée depuis longtemps, d’utiliser le vocabulaire et de finir la phrase. Quand je te verrai, je te donnerai des détails, qui peut-être te pourront servir. Il me semble que la méthode serait très utile dans l’enseignement, et apprendrait à écrire aux jeunes. J’ai fait ici des expériences avec mon assistant, qui n’a pas fait ses classiques, mais qui est liseur, et qui consent à travailler un peu. Les résultats sont excellents. Seulement, il faut que le professeur ait lui-même des notions de français dans la tête, qu’il sache ce qu’il veut, et pourquoi. La faiblesse de notre enseignement au point de vue langue, de plus en plus je l’attribue à l’incompétence des maîtres. Nombre d’entre eux ne savent rien, et ne veulent pas apprendre. Ils pourraient apprendre, s’ils n’étaient déjà convaincus qu’ils savent tout. Je dirai un jour ces choses dans l’Enseignement secondaire. Le P. Dion m’a demandé un article comme à toi, sur le pourquoi de ma vie littéraire, etc. Je crois que l’occasion sera bonne de glisser quelques vérités grosses.

Pourquoi ne viens-tu pas à Montréal en fin de semaine, avec Raymond? [en marge, olographe] Douville. Je t’enverrai d’ici quelques jours un autre article, en marge des lettres américaines. Ces textes ne t’ennuient pas trop? Et j’en commence un autre ce soir. Je suis très lassé, mais il y a tant de besogne.

Sincèrement,

Harry B.

Lettre 26
FCM
Le 21 novembre 1941

Mon cher Clément,
L’article que tu viens de lire serait précisément le premier chapitre du livre en perspective, – encore lointain. Celui sur les Romans de l’avarice, que tu as lu, en est un autre. J’ai commencé un troisième article, qui s’intitulerait Filiation de Mark Twain, et que tu auras dans environ un mois. Il y aura en tout une quinzaine de chapitres, soit un fort volume, avec bibliographie correspondante et index, sans mentionner les nombreuses notes du bas des pages.

Le premier chapitre donne l’idée générale, et conduit à l’époque moderne, soit 1912 environ, et jusqu’à Willa Cather, que je présente brièvement, car il faudra y revenir. Je croyais vraiment que le sujet pouvait intéresser chez nous, et je suis heureux de l’entendre confirmer par Raymond et par toi. Ce premier chapitre m’a donné assez de mal, étant donné les considérations générales sur la culture américaine, et la marche parallèle de l’histoire et de la littérature. Tel quel, il a été accepté par La Revue de l’Université d’Ottawa, qui le publiera dans sa livraison d’avril prochain, celle de janvier étant sous presse. J’essaierai de passer La Filiation de Mark Twain dans Le Canada français. J’éparpille pour l’instant, afin qu’on ne collectionne pas facilement ces études, et afin aussi d’éveiller la curiosité dans un public aussi vaste que possible.

Vu la richesse de la matière, je ne puis facilement donner plus qu’un chapitre par mois, avec trois rédactions à triturer. C’est dire que cela ne sera pas terminé de sitôt. Mais je possède assez bien ma matière, et j’ai une de ces documentations! Tout ce qu’on peut imaginer. La difficulté, c’est de digérer le tout et de présenter avec ordre. Un chantier.

Je parlerai de tout à Raymond, demain, et je regrette que tu n’aies pas jugé à propos de l’accompagner. Je te remercie de ta flatteuse appréciation. Je voudrais, si possible, présenter un ouvrage complet de critique, et non pas un ramassis d’articles, à la manière de tout le monde.

Sincèrement,

Harry B.

Lettre 27
FCM
[1942]

Félicitations du très pauvre à celui qui devient riche. Veinard! La fortune ramènera peut-être certaine bonne humeur.

Lettre 28
FCM
[1942]

Va au diable avec tes foleries! »
Mes amitiés à Raymond, qui ne vient pas souvent me voir. Donnez-moi rendez-vous à Mtl, un jour ou l’autre. Je te serre la patte.

Lettre 29
FHB 298/046/020
Le 12 juin 1951

Mon cher Harry,
Tu as eu ton lot de difficultés dans le passé. Maintenant, il semble que c’est mon tour. Pendant que tu recevais les honneurs, d’ailleurs bien mérités, du Prix des Lecteurs et que tu te baladais noblement sur les Quais, je tâtais de la douleur morale et de la tristesse. En trois mois, une succession de malheurs s’est abattue sur mon foyer. Cela a commencé au cours de l’hiver par une longue maladie de mon beau-frère, un beau colosse de six pieds, 51 ans, trépané trois fois dans un hôpital de Québec et finalement emporté par un abcès au cerveau. Un compagnon de mes loisirs, un ami sûr avec qui je m’entendais bien. Ensuite, ma femme, diabétique, comme tu sais, a eu une fistule à la joue et ce n’est que de justesse qu’on a pu enrayer l’infection par la pénicilline. Enfin, le dernier coup, le plus difficile à parer : mon fils Alain, 11 ans, un prototype de santé, est atteint de fièvre rhumatismale, d’anémie pernicieuse, puis finalement une terrible lésion cardiaque se déclare (endocardite). Alité depuis trois mois, drogué, épuisé par l’action continue des antibiotiques, le pauvre enfant fait mal à voir. Je me trouve désemparé, vidé, dégoûté.

J’avais commencé la lecture de ton roman, sur réception, et j’ai dû m’arrêter au Xe chapitre, faute de cette atmosphère de détente qui m’est nécessaire pour épuiser tout l’intérêt d’une œuvre. Les jours sont longs et ton dernier roman [Une autre année sera meilleure] offrent quelques similitudes de traits, mais je trouve que l’analyse psychologique est ici plus fine et plus poussée. L’intégration de la forêt dans le corps du récit est aussi plus complète. Tes personnages sont vrais, vivants et libres. D’après ce que j’en ai lu, le roman paraît à point, encore qu’il faille pratiquer un certain émondage [de] descriptions un peu longues; quelques dialogues qui gagneraient à être condensés. En recopiant pour le bon à tirer, tu pourras voir aussi à donner plus de vigueur au style qui semble un peu bâclé dans certaines pages. Ce ne sont pas là des défauts bien graves, puisque l’intérêt lave tout; mais autant fournir un dernier effort vers la perfection et en avoir le cœur net.

Je voulais reprendre la lecture du manuscrit, un soir prochain mais puisque tu me le réclames, je te l’envoie sous autre pli. Je lirai probablement la suite en volume. Viendras-tu passer des vacances dans nos parages? Essaie donc de t’arranger pour que nous ayons une bonne soirée ensemble, soit chez Raymond, soit chez moi.

Amitiés,

CM

Lettre 30
FHB 298/046/020
Le 20 juin 1951

Mon cher Clément,
Au reçu de ta lettre, je venais d’apprendre qu’un de tes fils était malade, mais je ne me rendais pas compte de la situation véritable. J’en suis vraiment peiné et tiens à te dire ma vive sympathie. Tout n’est pas encore perdu et je crois que tu devrais espérer, non pas t’abandonner à la dérive.

Je sais que le mal des uns ne guérit pas le mal des autres, mais j’en ai enduré, pour ma part, dix fois plus que tu ne sais, ou t’imagines. Je n’ai pas l’habitude d’en parler, cela ne servant à rien. Mais peut-être t’expliqueras-tu mieux le travail que je me suis imposé depuis quelques années. Je n’ai pas le temps de penser à mes petites affaires. Je m’enferme et je m’abrutis, dans un sens. Pour moi du moins, je crois que c’est la meilleure solution.

Je te remercie de tes conseils, mais tu sais que j’ai commencé de les suivre avant de les recevoir. Nombre de pages ont été refaites du tout au tout, depuis l’envoi du manuscrit. J’ai condensé certains dialogues, j’en ai allongé d’autres. J’élague, j’émonde, et me demande ce qui restera en définitive. Je crains le verbiage, mais aussi la sécheresse. Le grand art est de se tenir entre les deux et c’est là le difficile. Et voilà que Guy Sylvestre, que je ne comprends pas, me prend indirectement à partie dans Notre temps (sans me nommer, mais en me citant), à cause de l’usage que j’ai fait du parler populaire, ou régional. Il y a longtemps que je réfléchis à ces choses et j’étais arrivé à certaines conclusions. Quel capharnaum que notre jeune littérature! Fera-t-on ou ne fera-t-on pas de livres canadiens. À Paris, plusieurs Français ont lu mon dernier roman, et ils sont enchantés de ma technique, qui leur paraît nouvelle, n’est pas pour eux du déjà vu. C’est même l’opinion du directeur littéraire des éditions Flammarion, que j’ai rencontré alors qu’il avait lu cinquante pages du livre. Il y a dans Maupassant, Châteaubriand, Genevois , Giono, et d’autres, bien des pages qui scandaliseraient Sylvestre et al. Jamais prophète dans son pays. Je continue quand même. Mes amitiés à tous, dont une bonne part pour toi-même.

Sincèrement,

Harry

Lettre 31
FCM
Le 22 novembre 1959

Mon cher Clément,
Je me demande pourquoi il paraît si peu de mes chroniques littéraires au Bien Public, même si elles sont payées. Elles sont bien faites, même si c’est moi qui le dis, et j’ai l’impression qu’elles valent au moins autant qu’un tas de communiqués insérés dans tes pages. Les choses vont assez mal dans le monde littéraire et notre pays, me semble-t-il, que des journaux comme le tien et le mien devraient au moins s’en soucier dans une mesure minima, et non point du tout. Il y a là un point de vue que je te demanderais d’examiner un peu. Tout vous arrive fait, titre et texte. Il ne vous reste qu’à envoyer à la composition. Alors? Je voulais te parler de ces choses à la réunion de Montréal, mais tu t’es rendu compte, comme moi, qu’il n’est pas facile, en pareilles rencontres, de causer cinq minutes sans avoir dans les jambes un importun ou un bas-bleu qui tourne à la grisaille. Je te quitte là-dessus. Je te pardonne les péchés du passé et te souhaite de ne plus recommencer, pour ton bien comme pour le mien. Mes amitiés chez vous à la ronde, dont tu garderas la part qui t’appartient.

Sincèrement,

H.B.

Lettre 32
FHB 298/046/020
FCM.
Le 19 janvier 1968

Mon cher Clément,
Après bien des hésitations, je me demande s’il ne serait pas temps d’augmenter le prix de mon billet littéraire, qui ne me donne même pas $ 1, quand j’ai payé l’affranchissement des lettres et le change sur les chèques.

J’ai songé à en demander $ 3 à chacun des mes clients, qui sont bien au nombre de cinq.

Le prix de $ 1 date de 1941 et j’ai l’impression que le coût de la vie a monté depuis.

Nous payons ici, au journal, $ 5 pour une chronique féminine; $ 5 pour une critique musicale, quand il y a lieu; $ 16 pour chacune de nos chroniques politiques, d’Ottawa et de Québec.

Cela étant, ce prix de $ 3 ne me paraît pas exagéré.

D’autant plus que vous avez une quasi-exclusivité, mes cinq clients se trouvant aux Trois-Rivières, Ottawa, Winnipeg, Edmonton et Worcester, Mass.

Je te remercie d’avance de ton « oui » et j’espère que tout va bien chez vous.

Sincèrement,

Harry Bernard

Lettre 33
FHB 298/046/020
Le 18 avril 1968

Mon cher Harry,
Vues de loin, la stature financière du Bien Public peut paraître normale. Mais, crois-moi, ce n’est là qu’une idée reçue plutôt que le résultat de l’observation. Nous sommes pauvres ici et notre train de vie, comparé à celui du gras Courrier, n’est même pas décent.

C’est pourquoi du fond de cette misère qui arrive difficilement à se cacher, je te dis : pitié! Tu sais à quel point j’apprécie tes chroniques qui sont le seul ornement littéraire du Bien Public. Pourtant, malgré leur valeur intrinsèque, je ne saurais t’en donner le nouveau prix que tu demandes. Il me semble que $ 2 par chronique couvrirait encore tes frais.

J’espère que tu répondras oui sur ce chiffre (encore intéressant) et qu’il me sera possible de continuer à offrir aux Trifluviens cultivés ce morceau de choix qu’est toujours le billet de l’Illettré. Hâte-toi de me répondre, afin que je ne prive pas plus longtemps mes lecteurs de ce régal hebdomadaire.

Amicalement,

Clément Marchand

Lettre 34
FHB 298/046/020
FCM
Le 22 avril 1968

Mon cher Clément,

J’accepte ta proposition, mais je ne crois pas plus qu’il ne faut à ta grande misère.

D’autre part, je ne voudrais pas te perdre, ton journal étant le seul hebdo qui me reste au Québec.

Les autres se moquent bien de la littérature, de l’histoire et du soussigné.

À noter aussi que le Courrier n’est pas aussi gras que tu le penses.

Il va, il marche, mais il ne court pas comme il le voudrait, et il lui arrive d’être essoufflé.

Pas facile de faire fortune avec un hebdo.

J’accepte 2, comme tu dis, mais je ne crois pas 3 exagéré.

Il ne faut tout de même pas me punir d’avoir donné pour presque rien, pendant plus de vingt-cinq ans.

Tu publierais comme tu voudras, à 2 ou 3 articles par semaine, et j’enverrai ma facture chaque mois pour le plein montant.

Mes amitiés à Madame et à la ronde,

Sincèrement,

Harry

Lettre 35
FCM
Le 25 février 1969

Bonjour Harry! Excellent ton article! »
C.M.

Lettre 36
FCM
25 février 1969

Est-ce que tu veux rire? Ou dois-je croire que je commence à écrire, car je te sais connaisseur et difficile. Je ne suis pas Flaubert, mais je souffre comme lui pourtant de mots qui me semblent mal venus, inexpressifs ou plats – et je n’en puis plus de ces répétitions qu’il me faut sans cesse pourchasser. Regarde ce que je viens de faire avec les épreuves. Pas décourageant! Je te la serre,

H.B.

P.S : Dire que j’aurai 71 ans bientôt et que je me soucie encore de ces babioles.
H.

Lettre 37
FHB 298/046/020
Le 14 août 1969

Cher Harry,
Pourquoi ne proposes-tu pas aux Éditions de l’Homme ou du Jour la série de tes articles sur la vie en forêt, comme suite à Portages et routes d’eau…? – Ci-inclus les épreuves qui, je l’espère, te parviennent avant ton départ pour vacances.

Bonjour

Clément

Lettre 38
FCM.
Le 15 août 1969

Mon cher Clément,
Ces épreuves sont pas mal sales, par ma faute et celle de ton compositeur, car je me suis permis des corrections d’auteur, et lui des erreurs de frappe.

Ce qui veut dire que je serais très heureux d’avoir une revise que tu peux m’adresser chez moi : 2950, rue Lafontaine à Saint-Hyacinthe.

Je prends des vacances, mais c’est manière de parler, car je serai absent cinq ou six jours, après quoi je viendrai travailler à la maison : peinture et jardinage.

Je compte être ici le 26 ou 27 août.

Et je ne traîne jamais dans la correction.

Je songe à fabriquer un livre ou deux, un de ces jours. Pour l’instant, je n’ai pas le temps de m’en occuper. J’ai de l’aide, mais je fais toujours le gros du journal moi-même : toute la première page et la troisième, je donne deux articles de rédaction par semaine, j’en corrige quatre autre, car j’essaye toujours de montrer aux autres quoi faire et comment, et cela n’intéresse personne.

Je compte sur toi, te remercie et t’adresse des amitiés qui sont solides, datant d’une jeunesse qui n’est plus.

Sincèrement,

Harry

Lettre 39
FCM.
Le 19 août 1969

Mon cher Clément,
Tu as fait vite et bien et je te remercie.
Je travaille la terre, et le bois à l’occasion, comme j’ai toujours fait, quand je l’ai pu.

Cela m’amuse et me rappelle, comme à toi, la simplicité des choses et de la vie, que tant d’autres compliquent comme à plaisir.

Mais ils compliquent dans la mesure où ils s’écartent de la foi, des pratiques religieuses, des vertus familiales, des idées saines, du normal et du vrai – par besoin de se justifier.

Tout cela est fort simple, mais il paraît de plus en plus difficile de s’en rendre compte.

On ne cherche que la liberté totale, dans le sens de licence, et l’on divague ensuite parce qu’on n’a aucun point d’appui.

Ceci est sérieux et vrai, mais condamné d’avance par les petits ergoteurs qui jurent par le sot et l’absurde, et s’étonnent de ne jamais arriver à rien.

Entre temps, mes fleurs vont mal, mes légumes aussi, et je pars demain après-midi pour Winnipeg, en vacances. Ce qui est une façon de parler, car je m’en vais voir un beau-frère qui se meurt et sera peut-être mort à notre arrivée.

Sincèrement,

Harry

Lettre 40
FHB
FCM.
Le 18 février 1970

Mon cher Clément,
Le prénom Claude étant mâle ou femelle, selon les cas et les époques, je ne saurais dire si Claude Marville est un monsieur ou une damoiselle.

Je me demande aussi s’il est Canadien, ou si elle est Canadienne. [ajout olographe : Française]

Je lui reconnais toutefois un don remarquable de poésie, mais je lui donnerais de mauvais points en botanique.

Je souligne quelques mots du texte que je te demanderais de me retourner, et je te fais part des aimables remarques qui suivent :

a) d’ordinaire, quand les mûres sont mûres, les framboises sont du passé, et les violettes plus encore, qui se flétrissent fin-juin ou à peu près;
b) il est téméraire de dire qu’il n’existe pas de fleur rouge dans la nature; au Canada, le trille du printemps – qui peut être aussi blanc ou rose pâle; en France, le coquelicot des champs, mauvaise herbe des cultures.
c) Il y a aussi, dans nos forêts, le fruit rouge-vif du quatre-temps; le rouge plus orangé du pimbiba; le rouge viné du vinaigrier.
d) Sauf erreur, et jusqu’à nouvel avis, la belladone n’existe pas au pays du Québec, et la pervenche n’est sûrement pas de chez nous;
e) Les cygnes, tels que nous les connaissons, ne se rencontrent pas en forêt, et je me demande ce que l’auteur veut dire par chemin creux.

Si tu me trouves malcommode, ne le dis pas à d’autres.

Mes meilleures amitiés,

Harry B.

Lettre 41
FHB 298/046/029
FCM.
Le 3 octobre 1970

Mon cher Clément :
Je te prends en flagrant délit : 1, de mensonge involontaire ou joyeux; 2, d’indiscrétion.

Parce que je ne suis pas parti pour l’Europe, alors que tu annonces mon départ dans ton journal; parce que tu livres au public partie d’une lettre personnelle, qui ne lui était pas destinée.

Je ne suis pas parti et je ne pars pas, jusqu’à nouvel avis, parce que j’ai été malade, même hospitalisé. Deux jours avant de m’embarquer dans un oiseau d’Air-France, je me suis ramassé, – comme on dit si bien chez nous – à Notre-Dame de Montréal, où j’ai passé une huitaine.

J’avais un excellent médecin, qui est mon neveu par surcroît, par vertu de ma femme, ce qui m’a valu sans doute plus de sévérité que j’en aurais trouvé avec un autre ou que je n’en aurais, pour écrire selon les règles que personne ne respecte plus, sauf toi et moi.

Avec ce triple résultat qu’il m’est prescrit de ne pas voyager pour l’instant, de travailler le moins possible, de m’ennuyer le plus possible. Le premier point est le plus douloureux, les autres s’endurent.

Je te confie, mais avec l’entente que tu ne le répéteras pas aux lecteurs du Bien public, pour te donner l’air de faire de l’esprit à mes dépens : que je me suis permis ce qu’on appelle un embêtement cardio-vasculaire. En d’autres termes, plus canayens que médicaux, un trouble du côté de la circulation sanguine. Ce qui m’a valu une demi-douzaine d’examens, dont un pas drôle du tout, qui m’a fait un mal de chien, après quoi on m’a renvoyé chez moi. Avec instructions de ne rien faire, à la seule époque de ma vie où j’aurais pu me permettre de faire quelque chose à mon goût, en ayant le temps – ce que je n’ai jamais pu faire dans le passé que tu connais.

Ce qui ne veut pas dire que je vais coller ici jusqu’au jugement dernier. Si rien de grave ne s’y oppose, et si Dieu me prête vie, j’irai passer quelques semaines aux Îles Baléares en Méditerranée, en février-mars, et je serai de retour pour enfouir dans le sol mes oignons de glaïeuls. Tu viendras les voir sortir de terre et nous causerons de mille choses, ou d’une centaine, ce qui sera déjà bien.

J’ai appris que tu n’étais pas montré au congrès des Hedbos aux Trois-Rivières. Est-ce exact? Si oui, je serais tenté de te féliciter.

On a essayé de m’y entraîner, mais je me suis montré aussi récalcitrant qu’un âne qui refuse de tirer du collier. Comme une amie insistait, par téléphone, je lui ai confié de dire ce qui suit aux confrères : que je n’irais pas là-bas, que je ne voulais pas les voir – sauf les deux ou trois que j’estime – que je les estimais – sauf encore les exceptions – comme une bande d’incapables, d’ignorants et d’illettrés – et pas de ma catégorie. Je crois que la commission n’a pas été faite et c’est dommage.

Pour le reste, ma définition du journalisme tient. Mais ne le dis pas trop, surtout aux gens qui se prennent au sérieux, et il en est encore quelques-uns.

Et je te répète que la présente n’est pas pour publication, ni en son tout ni dans ses parties.

Si je t’écris sur les deux côtés de mon feuillet, c’est la faute à M. Kierans, non la mienne. Je ne voudrais pas que ma lettre me revienne, à cause des timbres insuffisants, et je ne voudrais pas non plus qu’on te pénalise pour que tu aies le plaisir de la lire.

Mes amitiés,

Harry

Lettre 42
FHB 298/046/020
FCM
Le 5 octobre 1970

Mon cher Clément,
Je tiens à te remercier de ton hommage du Bien public, à la fois aimable et excessif, à ce qu’il me semble.

Il a toutefois le mérite d’être le seul, jusqu’ici, à essayer de mettre un peu de baume sur des plaies qui se remplacent les unes les autres, depuis un demi-siècle.

Pour le reste du monde, rien n’a jamais existé du journal ni du journaliste, et il est peut-être bien qu’il en soit ainsi. Je n’en aurai que plus de paix.

Tu ignores peut-être que notre ami Bornais est un Trifluvien authentique, né, élevé, éduqué et instruit aux Trois-Rivières, ancien de votre Séminaire Saint-Joseph. Son père, dont j’ignore le prénom, vit encore, contremaître dans une manufacture de chaussures. Il a aussi un frère dans police montée, sur moto, de votre ville. Il est aussi un ex-religieux, qui fit quatre années chez les Pères Blancs, dont trois ans de probation en Afrique, au Malawi.

Ce qui explique peut-être sa tendance à traiter de sujets qui ne compromettent jamais ni rien ni personne, et à coiffer lesdits articles de titres correspondant de loin aux sujets. Il n’est jamais méchant et je crois qu’il ne le sera jamais. Peut-être a-t-il senti aussi qu’il vaut mieux ne pas l’être, ce qui serait conforme à l’ambiance où il vit et à l’esprit ecclésiastique de l’époque. Tout cela pour toi, en exclusivité, et la reproduction étant interdite.

Parlant choses sérieuses, je pars jeudi prochain pour l’Europe, où j’entends séjourner sept ou huit semaines. Vu mes nombreuses curiosités, je me rendrai une fois de plus à Vienne, Athènes et Istanbul – pas Istamboul, comme écrivent la plupart des gens – après avoir visité sept ou huit autres villes, dont Paris, il va sans dire. Cela va me coûter un peu cher, mais je n’aurai pas besoin d’argent au cimetière, où je possède déjà, en ayant hérité par ma famille, le coin de terre où je dormirai.

Pourquoi j’ai quitté le journal : parce que j’ai 72 ans révolus depuis mai; que je veux recouvrir un peu de liberté, qu’on n’a plus la santé qu’on avait, malgré les vantardises et les illusions entretenues; parce que, surtout, je me sentais lassé, lassé, d’écrire chaque jour des choses qui tombaient dans le tonneau sans fond.

J’ai défini un jour, pour mes intimes, le journalisme : l’art d’exprimer une opinion sur des sujets que j’ignore, qui ne m’intéressent pas, et sur lesquels, en somme, je n’ai aucune opinion. Triturer le tout, sans qu’il y paraisse, pour que le lecteur y trouve, avec sa satisfaction, logique, vraisemblance et crédibilité.

J’ai certains projets pour l’avenir, car on a toujours l’impression qu’on ne mourra jamais, même si les autres tombent comme mouches autour de soi, mais je ne fais qu’y songer pour l’instant. Je n’ai pas le goût de travailler, sinon dans le matériel : jardinage, menuiserie, maçonnerie. Cela m’est un effort d’écrire même une lettre, et il faut que je t’aime bien pour que celle-ci soit aussi longue.

Mes meilleures amitiés,

Harry Bernard

Lettre 43
FHB 298/046/020
Le 11 octobre 1970

Mon cher Harry,
Qu’après avoir copieusement abusé de tes forces, tu voies en ce moment clignoter la lumière rouge n’a rien que de normal. Il faut savoir – ce que tu sembles parfois ignorer – les limites auxquelles est soumise la résistance de notre organisme. La partie repos, détente, loisir doit primer celle du travail dans la vie d’un individu, fût-il constitué à bloc, comme c’est ton cas.

Je remercie le ciel de m’avoir poussé dans la mêlée avec un petit physique d’apparence fragile. Cela m’a toujours donné le goût d’éviter les excès et de m’acclimater tôt à l’ennui des rentiers.

Ceci étant formulé, je te dis ma satisfaction de te voir en bonne voie de recouvrement complet. Profite à plein des dernières « soleillées » d’automne, pour bien te réoxygéner avant la « closerie » de l’hiver et, tout comme moi, ne pense pas dégénérer, en faisant alliance avec une paire de pantoufles. Cette sagesse te permettra de continuer à vivre ta vie orageuse de longues années encore.

Il est bien vrai que j’ai ignoré tout à fait le congrès des hebdos aux T.-R., où je me serais senti étranger. Je n’ai, tout comme toi, à ce que je vois, aucune affinité avec ces gens qui, en toute candeur, assimilent journalisme à tout ce qui en suppose la dégénérescence. J’ai vu Raymond à plusieurs reprises, durant ces trois jours, et nous avons évoqué nos randonnées en Haute-Mauricie (ou Moyenne), à l’époque où le bon Jean Crête étendait par là sa royauté débonnaire.

Je ne t’impose pas plus avant mon bavardage. Je te lis toujours avec le plaisir que tu sais et quand tu daignes m’écrire, c’est le comble.

Amicalement tien,

Clément M.

Lettre 44
FHB 298/046/020
FCM
Le15 octobre 1970

Mon cher Clément,

Ce n’est pas ma faute, si je ne suis pas aussi paresseux que toi, et je crois que je n’arriverai jamais à ne rien faire, si ce n’est au cimetière, un jour que je vois aussi éloigné que possible. J’ai toujours eu peur de la mort, même en la bravant pour cette simple raison que j’aime trop à vivre.

Je vois que tu penses comme moi sur les ignares des hebdos, et cela n’est pas sans me faire plaisir. Nous sommes au moins deux de notre bande, qui comptons autant que les autres ensemble, j’en ai peur. Mais pas un d’eux ne le soupçonnera jamais.

Je me prépare à envoyer un autre article au docteur Panneton, pour sa revue, un peu dans le ton des deux autres, sur l’orignal et le lièvre. À l’avenir, voudrais-tu voir à ce que l’on m’envoyât les épreuves, chaque fois, car les deux derniers articles étaient cousus de fautes, jusqu’à écrire Vermillon à l’anglaise : « Vermillion »Et des «levraults » à une page, des « levrauts » à l’autre. Comprenez?

Je suis content d’être revenu chez moi, où il y a plus de livres et plus de documents qui m’intéressent, qu’à l’hôpital, même avant le départ des spécialistes. À cause et pour la cause du grec, on m’a fait subir là-bas deux examens qui s’appellent encéphalogramme et artériographie. On voulait surtout voir ce que j’avais dans le cerveau, vu que j’avais fait paraît-il, une sorte de crise cardio-vasculaire. On vint me dire un jour, avec confiance, qu’on n’avait rien trouvé dans ledit cerveau. J’aurais pu dire de même, si l’on m’avait consulté auparavant, et cela m’aurait coûté moins cher, fait moins mal.

Je te laisse sur ce. Sincèrement,

Harry B.

Lettre 45
FCM
Le 21 décembre 1970

Mon cher Clément,
Je t’ai déjà parlé d’une possibilité de Souvenirs journalistiques, auxquels je pense de loin. J’ai essayé d’écrire quelques pages, pour voir ce que cela donnerait. Je t’adresse ci-contre ce qui pourrait constituer un chapitre II. Aurais-tu le temps de le lire dans ton lit, le jour ou la nuit, et de me dire ce que tu penses du genre, dans l’ensemble. Je te remercie de ton attention, t’adresse mes vœux meilleurs pour la Noël et l’An nouveau.

Sincèrement,

Harry B

Lettre 46
FHB 298/046/020
Le 4 janvier 1971

Mon cher Harry,
Ma foi, ils sont fort divertissants, ces mémoires et tout à fait révélateurs d’une époque et d’une société qu’un demi siècle au moins a déjà recouverts. Pour ma part, je ne puis que t’engager à en continuer la rédaction, et toujours dans ce style alerte qui sied bien à l’évocation de souvenirs. À cette lecture, je constate que tu appartiens à une belle famille. Beaucoup de gens instruits t’ont précédé et je ne suis pas surpris que ton aisance à manier le verbe et la pensée. Pour moi, l’intelligence est un phénomène d’évolution. Cette constatation que je crois objective a cependant quelque chose de quelque peu accablant pour moi qui suis le premier de tous les miens à avoir fréquenté le séminaire. Il est toutefois pertinent de noter ici que l’instruction ne fait pas l’intelligence, pas plus que la richesse ne donne de l’esprit.

Pour revenir à tes souvenirs, j’y trouve, quoique transformés ou atténués, plusieurs des traits qui ont caractérisé « la belle époque » en France : joie de vivre, gaîté insouciante, etc. Certaines de tes anecdotes sont piquantes, comme celle qui nous montre une Lady Laurier tricheuse à souhait. Je crois sage de ta part de ne pas toucher aux affaires de la politique mais plutôt de t’en tenir à la description physique et morale des personnages en scène.

Le mémorialisme reste un des secteurs peu fouillés de notre littérature. C’est à croire que nous assistons au déroulement des événements, l’œil absent et l’âme passive, comme si tout nous était indifférent. Heureusement que des écrivains comme toi dérogent à cette tendance.

Au seuil d’une nouvelle année je t’offre mes vœux de bonne santé et t’assure de ma fidèle amitié.

Clément Marchand

Écrit dans mon lit sur des « retailles » au crayon.

Lettre 47
Fonds CM
Le 10 janvier 1971

Mon cher Clément,
Je te remercie de ta lettre et de tes commentaires. Comme ils me flattent, il va sans dire que j’en suis très content. Pour te remercier et punir à la fois, et me rendre compte de la solidité de ta louange, je me permets de t’adresser sous pli ce qui pourrait être le chapitre premier. On va voir jusqu’à quel point tu vas tenir. J’ajoute que ton opinion m’intéresse au plus haut point, parce que les hommes de goût, et qui s’y connaissent en matière littéraire, se font rarissimes. Au vrai, je me cherche, et je te serais reconnaissant de m’aider à me trouver. Trois chapitres sont terminés, un quatrième est commencé, et je me propose de partir pour l’Europe à la mi-février, ce qui n’avancera pas mon travail de rédaction. Je donnerai un nouveau coup de collier à mon retour. Pour l’instant, je cherche mes documents, je me gratte la mémoire, je m’essaye à écrire dans un genre qui m’est nouveau, et je tente de savoir si je suis dans la bonne voie ou non. Si tu continues à te montrer bon prince et bon garçon, je t’adresserai peut-être un jour la chapitre III – si tu le mérites.

Ta lettre m’a fort amusé, intéressé aussi, mais j’aime mieux ne pas entreprendre de débat, en marge de tes théories sur l’intelligence. Ton échafaudage me paraît assez faux au premier abord, et tu prouves toi-même cette fausseté. Pour n’être pas cultivateurs, mes grands-parents étaient quand même modestes dans le monde des affaires, mes parents de même. Le sénateur Larivière, qui devint assez vaniteux pour signer son nom avec un La et un grand R, n’était que l’oncle de ma mère. Par accident, d’ailleurs. Et je crois comprendre que sa belle carrière fut aussi, jusqu’à un point, une sorte d’accident. Il ne faut donc pas s’en faire. Je suis un peu, comme toi, le premier de la lignée à avoir quitté les sillons ancestraux. Si tu pouvais t’imaginer comme les écrivains sont méprisés dans ma famille, ou jugés comme inutiles rêveurs, tu me laisserais tranquille avec tes « philosophages ». Je suis ce que je suis, parce que j’ai beaucoup travaillé, et c’est là aussi ton histoire. Là-dessus, reprends ton lit, mon texte, ta plume et tes retailles et dis-moi en toute conscience si je dois continuer à m’écouter parler. Mes souhaits les meilleurs pour 1971, et surtout mon amitié, beaucoup moins banale.

Sincèrement,

Harry B

Lettre 48
FHB 2981046/020
Le 2 février 1971

Mon cher Harry,
Est-ce bête ce qui est arrivé à cet article? Je m’en suis expliqué dans un entrefilet paru le 29 janvier. Ta note ne m’a pas surpris. Je m’y attendais. Elle contient une pensée digne de survivre sur l’écrivain et le monde des lettres; j’en fais mon profit.

Bien entendu, tes Portages et routes d’eau sont, à mon sens, avec La Mauricie de Raoul Blanchard, la meilleure contribution étrangère à cette série. J’ai bien l’intention de revenir sur le sujet, lors du prochain salon.

Et venons-en à tes Souvenirs. Je les trouve fort bons, tu sais. J’en aime le tour enjoué, le dessin net, les jugements sains, parfois imprévus, souvent définitifs. Toute la ménagerie d’une époque y défile sous nos yeux, avec ses invraisemblables caractères dont les faiblesses et les excentricités en arrivent à fabriquer un sens à l’existence, à constituer le sel de la vie, à refouler l’ennui qui s’attacherait autrement à nos destins. Quelle galerie que tous ces types qui défient les loin de l’uniformité! Le type même du Canadien français restera toujours attachant, parce qu’inachevé! Moi, ton premier lecteur pour cette œuvre, je me déclare satisfait de l’ensemble. Que de précieuses leçons de français et de style tu donnes dans ces pages remarquablement absentes des tendances coutumières à notre littérature!

Il faut que tu continues cette rédaction. Il nous manque un ouvrage de ce genre, qui fait revivre, (et ne rappelle pas seulement), des types, des situations et des scènes qui, tout en étant très particularisés, ne se rattachent pas moins à l’universel.

J’attends donc le troisième chapitre un de ces jours prochains.

Sincèrement,

Clément M.

Lettre 49
FHB 298/046/020
Le 7 février 1971

Mon cher Clément,
Disons que j’oublie l’incident des Éditions du Bien Public et passons à des choses sérieuses.

Je te remercie de ton attention, de ta sympathie et de tes louanges à l’égard de mon texte, ajoutant que ton témoignage m’est précieux. Même si j’hésite à accepter le tout sans broncher, tu me rassures quant au ton et à la manière. C’est là le point. Est-ce que j’ai ce qu’il faut pour intéresser un lecteur de l’extérieur? Il y a là-dedans un tas de choses qui m’intéressent au plus haut point, parce que je les ai vécues, mais je me demande toujours si le premier venu aura le goût et le courage de lire. Dans les circonstances, l’appréciation d’un vieux routier comme toi, est de nature à me faire croire que je suis dans la bonne voie. J’espère que je ne me trompe pas, et que tu ne me trompes pas.

Tu me demandes le chapitre III. Je te l’envoie ci-contre, et j’y ajoute les trois autres qui suivent. Le dernier n’a été terminé, au propre, qu’hier après-midi, samedi 7. Tu ne pourras dire que tu es en retard. Si je t’envoie quatre chapitres ensemble, ce n’est pas que je veuille te noyer sous ma paperasse. Mais je pars le 15 pour mes vacances de 1970, qui se trouvent pas mal en retard, et je file vers les Îles Baléares – parce qu’il y a une excursion pas cher portant de ce côté – et que je pourrai partir de là, avec aise et facilité, pour aller jeter un coup d’œil à l’Algérie, peut-être au Maroc. Encore des projets, mais je suis si souvent dérangé dans mon projets. Je ne serai de retour qu’aux premiers jours d’avril. Ce qui veut dire que je n’écrirai pas, ou n’écrirai plus, et que tu as un bon mois et demi pour savourer mon texte, me dire ce que tu en penses, corriger les fautes que tu y pourrais apercevoir, me retourner l’ensemble pour que je m’y raccroche et me remette à raconter. Mais je puis te dire que je n’ai pas fini. C’est qu’on voit pas mal de choses et rencontre pas mal de gens, dont quelques gras cochons, en cinquante ans. Cela me plaît d’aller à la rencontre du soleil et de voir du pays nouveau, car je suis resté curieux de tout, mais cela me chatouille aussi d’avoir à abandonner un travail qui, en somme, s’accomplissait sans trop de peine. Entre nous, il est bon d’avoir une certaine expérience
journalistique, pour entreprendre un récit du genre. Je n’ai pas l’ouvrage de Blanchard sur La Mauricie, je ne l’ai même jamais vu. Est-ce que tu pourrais en trouver pour moi un exemplaire? Moyennant facture, il va sans dire. Merci d’avance et bonjour.

Harry B.

Lettre 50
FHB 298/046/020
10/5/71

Mon cher Harry,
Je t’écrirai bientôt mes impressions qui sont favorables. En ce moment, j’ai fort à faire, la maladie ayant décimé ma petite équipe au cours de l’hiver.

Profite des bienfaisantes veillées de mai pour prendre du bon air et te réoxygéner à souhait.

Amitié,
C.M.

Lettre 51
FHB 298/046/020
Le 1er juin 1971

Mon cher Harry,
J’ai déjà lu les premiers chapitres de tes mémoires. Je te les refilerai avec une lettre dans quelques semaines. Je suis aux abois! Mon chef d’atelier, qui mène tout ici, est tombé malade en janvier, et je me débats seul dans le bourbier qu’est une entreprise comme la nôtre.

J’espère que les beaux jours te vaudront l’allant et la santé.

C.

Lettre 52
FHB 298/046/020
FCM
Le 9 février 1972

Mon cher Clément,
Je commence à m’inquiéter de ton long silence, en marge du manuscrit que je t’ai confié. Est-ce que par hasard il te déçoit et que tu n’oses pas trop le dire? Je t’assure que je préférerais la stricte vérité à l’incertitude.

Tu as six chapitres en main, que je te demanderais de garder en dépôt. Nous ne pouvons passer au feu tous les deux, en même temps.

J’espère que mon récit ne te désappointe pas trop. Car j’avais quinze chapitres à écrire et je viens de terminer le quinzième. Il faut maintenant que je les recopie, pour une meilleure forme.

Les chapitres 6 et 7 sont consacrés aux Oblats, le 7e aux Oblats dans le Nouveau-Québec : Fort Chimo et la vie là-bas, où j’ai passé une dizaine de jours en 1959.

Dans les autres, je reviens à mes souvenirs et aux amis personnels. Mais je m’aperçois, en cours de route, que je retombe dans le journalisme, la critique littéraire, même la polémique. Permanence du métier ou déformation professionnelle? L’ensemble me paraît intéressant, mais je me demande si d’autres penseront de même.

Des portraits assez poussés d’Édouard Montpetit, Albert Lévesque, Alfred Desrochers, Jovette Bernier, Louis-Philippe Robidoux, Françoise Gaudet-Smet, Albert Pelletier, etc.

Je serais bien heureux, d’avoir un mot de toi. Je me propose de t’envoyer le reste de l’ouvrage. Je n’ai encore touché à la Mauricie. Le veux-tu tout d’un coup, ou par tranches? C’est effroyable de voir comme j’ai perdu mes amis : les uns sont morts et la plupart des autres ne valent pas mieux.

Mes amitiés,

Harry

Lettre 53
FHB 298/046/020
FCM
Le 21 août 1972

Mon cher Clément,
Je serais curieux de savoir pourquoi tu n’as jamais répondu à ma lettre, te demandant ton opinion franche sur mes souvenirs et ma manière de les écrire. Paresse, négligence, ou doute que tu ne veux pas exprimer. La dernière hypothèse me paraît toutefois la plus plausible.

Tu serais bien aimable de me faire tenir ce numéro du Bien public (7 avril 1972), où tu donnes des détails sur la mort d’Édouard Hains. J’ignorais son décès, comme d’ailleurs celui de Charlie Robidoux. Je ne vois plus les journaux comme avant, et l’on n’a plus, d’ailleurs, les hebdos qu’on avait. Même le mien, après un stade de 47 ans, paraît avoir ignoré la crise cardiaque que je viens de me permettre. Aux derniers jours de juillet, thrombose coronarienne, agrémentée d’infarctus – comme Pierre Brasseur. Ce qui s’est traduit par trois semaines d’hôpital. J’ai passé au travers et le médecin me dit bon comme un neuf, à la condition de ne pas faire ci, de ne pas faire ça, etc. Je me demande si ce n’est pas le commencement de la fin, et si l’Illettré n’aura pas à dételer d’ici peu.

Dans sa liste de partis, Douville oublie Louis Francoeur et Albert Wallot. À propos de Raymond, je ne le savais pas retourné aux Trois-Rivières. Il est vrai qu’il m’a délaissé depuis longtemps, comme tant d’autres : au point de ne plus m’envoyer ses livres, ou de me les faire tenir par un éditeur, sans un mot de sa main. Jamais une lettre non plus, ni un mot quelconque.

Pourrais-tu me faire tenir aussi la date – au moins approximative – de la mort de Charlie Robidoux? Est-ce que tu aurais aussi la liste des fondateurs de l’Association des Hebdos; j’en étais, mais je ne trouve cette liste nulle part, pas même dans la forte brochure du 25e anniversaire. Si tu avais besoin de cette brochure, je puis t’en adresser une.

Mes amitiés les meilleures.

Harry Bernard

Lettre 54
FHB 298/046/020
3/11/72

Mon cher Harry,
Au lendemain d’un triomphe conservateur dans le comté de T.D., je t’envoie mes salutations et celles de Raymond à qui j’ai passé tes mémoires; il les a bien aimés, tout comme moi. Je ne sais si tu as complété ton manuscrit, mais s’il est prêt, tu devrais le soumettre à l’un des éditeurs suivants : Le Jour, L’Homme et Fides.

Je projette d’aller te faire une courte visite avec Raymond, car nous devons nous rendre à Montréal tous les deux prochainement. Si la chose est possible, je te préviendrai par un mot. J’ai obtenu quelques détails sur la mort de Charlie et d’Édouard, ce dernier « parti sans sacrements » comme le dernier des païens… et incinéré. Un vrai scandale dans Granby, paraît-il! N’ayant pas le temps de t’en écrire plus long, je me réserve pour une rencontre.

La situation est très corsée chez les plus petits hebdos. Par raison de sécurité financière, j’ai « balancé » quatre employés depuis un an. Je dois m’imposer, de ce fait, un travail accru qui me laisse peu de loisirs.

Je conserve ici les chapitres que tu m’as adressés. Peut-être en recevrais-je d’autres d’ici peu.

Tu m’as parlé de ta santé qui n’a pas été trop bonne. J’espère que tu fais le nécessaire pour retrouver la normale dans le domaine. Pour ma part, je tiens encore le coup, comme à vingt ans. Mais certains signes me rappellent que j’en ai soixante depuis septembre cette année.

Comme nous aurions plaisir à causer de mille et un sujets! Peut-être nous sera-t-il donné avant très longtemps.

Amitiés,

Clément Marchand

Lettre 55
FHB 298/046/020
FCM
Le 6 novembre 1972

Mon cher Clément,
Rien ne pouvait me faire plus plaisir que ta dernière lettre, m’annonçant votre venue, Raymond et toi. Vos êtes les bienvenus l’un et l’autre, quand et aussi longtemps que vous le désirerez. Vous arrivez, vous me téléphonez et vous venez dîner avec nous, ou souper, selon l’heure. Il est plus que temps : tu n’es jamais venu à Saint-Hyacinthe, depuis près de cinquante ans que j’y suis; et Raymond vint pour la dernière fois vers les 1930, plus ou moins. J’ai fait mieux, du côté des Trois-Rivières.

Le premier tome de mes souvenirs est terminé, que je suis à rédiger de nouveau. Pour mettre au point, dans la mesure du possible. En tout, 15 chapitres de 22 à 25 pages chacun. Tu pourras emporter, quand tu viendras, ceux que tu n’as pas. Je ne sais si c’est intéressant pour un lecteur quelconque, mais j’y vois, pour ma part, une sorte de « fricasse » peu ordinaire. J’ai un peu l’impression d’avoir écrit mes souvenirs d’une autre manière que les autres, la plupart des autres, et c’est pourquoi je désirais tellement avoir ton opinion sur la manière de faire et le résultat.

Je vous attends donc, vous offrant le manger et le boire, le coucher si vous voulez, et je vous prie l’un et l’autre d’agréer, etc.

Harry B.

Lettre 56
FCM
Le 28 mai 1973

Cher monsieur,
M. Harry Bernard tient à vous remercier de l’attention que vous lui avez accordée, acceptant de publier ses chroniques littéraires.

Sa santé s’améliore, mais il reste quand même incapable de continuer ses articles et doit cesser, pour un temps indéfini, tout travail de rédaction.

Il le regrette le premier et vous prie de l’excuser.

Sincèrement à vous,

Mme Harry Bernard

Lettre 57
FCM
Été 1973

Mon cher Harry,
J’espère que ce mot hâtif te trouvera en bon état. J’aimerais que nous fassions tomber les appréhensions de ta chère épouse et que ta « sortie » du Bien Public ne fût pas définitive. Que de lecteurs m’ont dit tenir au journal à cause des articles de l’Illettré! Devant m’accommoder d’une situation difficile, je suis embourbé. Je ne parviens pas à vivre avec l’aisance et la disponibilité que je voudrais. Raymond et moi avons projeté une poussée vers Saint-Hyacinthe. Quand le pourrons-nous? Nous manquons d’énergie tous les deux.

Clément Marchand

Lettre 58
FHB 298/046/020
FCM
Le 28 août 1973

Mon cher Clément,
Quoi qu’en pense ton collaborateur Villeray, dans la page 2 du Bien public (24 août 1973), je ne suis pas encore mort.

Que je sois en train de devenir célèbre, j’en doute aussi. Tous mes contemporains, même ceux qui me connaissaient le mieux, ne faisaient pas mieux, et ils continuent.

Ma santé s’améliore, mais je ne suis pas encore très brillant. Alain Dufault peut venir me voir quand il le voudra. Je reste d’ailleurs à la maison le dimanche.

Mes amitiés,

Harry Bernard

Lettre 59
FHB 298/046/020
FCM
Le 29 avril 1976

Mon cher Clément,
Crois-le ou non, j’aurai 78 ans au commencement de mai qui vient. Ce qui peut vouloir dire, si le bon Dieu me prête vie, que je finirai par atteindre les 80 ans ou davantage, ce qui est coutumier dans ma famille.

Devenu vieux et malade comme je le suis, j’ai fini par perdre tous mes amis, y compris en particulier ceux des Trois-Rivières et de la région, disparus du premier au dernier. Y compris Mgr Albert Tessier qui paraît m’avoir « vomi » depuis longtemps. Je me suis longtemps demandé pourquoi. En y repensant, je m’aperçois qu’il a peut-être une raison, mais qui n’existe qu’en apparence. Dans mon ouvrage Portage et routes d’eau en Haute-Mauricie, je m’aperçois que j’ai publié des photos qu’il m’avait passées, mais le livre parut sans le crédit dû à Tavi. Il avait raison de n’être pas enchanté, mais je rappelle que le crédit existait dans mon manuscrit et qu’il tomba, je ne saurais dire comment, dans l’ouvrage tel qu’imprimé. Je tiens à rétablir les faits et j’espère que tu voudras bien les rétablir auprès de Mgr Tessier. En y ajoutant mes regrets, si tardifs soient-ils. Mais je m’aperçois tout à coup de l’apparente injustice dont il fut victime.

Quand il demande à trois de ses amis proches, pour son livre Jean Crête et la Mauricie, un article sur Jean-C. Crête, je fus le seul des trois à lui donner la collaboration dont il avait besoin. Ce qui établit, me semble-t-il ma bonne volonté à son endroit plutôt que de la mauvaise.

Maintenant qu’on t’a montré comment ne pas te soucier de mes lettres, tu n’as pas besoin de t’en faire avec la présente. Veuille croire à l’amitié que je t’avais gardée. Sincèrement,

Harry Bernard

Lettre 60
FHB 298/046/020
3/5/76

Mon cher Harry,
Ta lettre est pour moi une surprise de taille. Elle est pimpante et pleine de sève. À 78 ans, on reste jeune, surtout quand une certaine longévité est de règle dans la famille. Donc, je suis rassuré à ton sujet. Je suis sûr que tu dépasseras de beaucoup le chiffre 80 que tu t’es fixé.

Les amis, c’est vrai qu’on les perd en vieillissant. Ils meurent parfois avant nous et c’est une partie de notre moi qu’ils emportent avec eux. Tu te plains de perdre des amis. Ceux de Trois-Rivières restent fidèles à l’écrivain châtié et à l’homme exigeant que tu es. La vie marâtre nous rive à des nécessités sordides et nous empêchent de vivre sur le plan gratuit de l’amitié, voilà le drame.

Pour ce qui est de Mgr Tessier, il t’a toujours porté sur la main, toi, DesRochers et quelques autres. Aujourd’hui, il est très malade à la suite d’une paralysie. Son cerveau ne fonctionne plus. Hospitalisé, il reconnaît à peine ses visiteurs. Il ne s’en sortira pas. Il est donc trop tard pour que je lui fasse part de ta lettre (que je garde dans mes archives). J’ai vu Raymond la semaine dernière, à Québec où me conduisaient les affaires. Il est encore allant, quoique amenuisé comme un vrai retraité. Nous parlons de toi, quand nous nous voyons. Nous évoquons nos pêches sur le lac Brown avec Jean-Paul et les autres. Écris-moi encore et dis-moi où tu en es dans la rédaction de tes souvenirs.

Amicalement,

Clément Marchand.

Lettre 61
FHB 298/046/020
Le 18 juin 1976

Mon cher Clément,
Tu serais bien aimable de m’adresser un autre exemplaire de ton dernier Bien public. Je voudrais classer certains de ses articles, mais je m’aperçois que le mien a disparu. D’avance je te remercie.

Je n’en reviens pas du départ précipité de ton fidèle collaborateur. Je n’oublierai jamais qu’il trouva un jour un anglicisme dans un de mes articles. Il en paraissait très heureux, plus que moi. J’eus à me consoler, me disant qu’on ne peut avoir raison tout le temps.

Je t’écrirai de nouveau avant longtemps. Tout va bien chez toi?

Mes amitiés sincères,

Harry B.

Lettre 62
Société Royale du Canada
Post-mortem

HARRY BERNARD
― 1979

LE STYLE DE HARRY BERNARD était muni de discrétion, tout comme son personnage et la vie volontairement effacée qu’il a menée à Saint-Hyacinthe, entre sa bibliothèque personnelle et son bureau directorial au Courrier. Attaché à des valeurs vraies, il n’eut d’autre ambition que de servir la cause de l’esprit, soumis en toute chose aux pouvoirs de l’intelligence qui lui tenaient lieu d’éthique et d’espace vital. Sa nature réservée et peu communicative le rendait difficile dans le choix de ses amis qu’il n’eut jamais qu’en nombre limité. Il pouvait vivre esseulé parmi ses livres et ses manuscrits, inlassablement penché sur le texte à parfaire ou le chapitre à terminer. Cultivé comme on ne l’est plus, il savait tout des livres, avait tout lu et tout apprécié. Ses milliers de chroniques publiées longtemps dans une vingtaine d’hebdos sous le pseudonyme de l’Illettré témoignent d’un sens critique très au point, d’une aptitude naturelle à s’orienter dans le monde des idées et surtout de l’éclectisme de ses admirations.

Il est mort presque oublié au terme d’une longue vie semée d’incessants labeurs. Depuis longtemps la critique officielle et les fabricants de manuels ou d’anthologies oublient de signaler que Harry Bernard, au tournant des années 20, avait à lui seul transformé le paysage du roman chez nous, devenu après lui plus souple et plus humain. Succédant aux romanciers à thèse et aux terroiristes, il dégage le récit d’imagination de sa gangue de tabous et de restrictions, le libère de ses contraintes et lui propose l’analyse psychologique comme principal ressort de l’intérêt. En somme, jugeant que le cadre extérieur a été assez bien rendu par ses devanciers, il se risque à décrire plus en profondeur l’âme de ses créatures. Avec lui le personnage de roman perd beaucoup de son allure stéréotypée et commence à vivre au naturel sur le plan de la vie intérieure qu’il traduit par des gestes ordinaires et gratuits. Donc, pour lui, la chose à prouver est secondaire, même si elle s’affirme encore dans des premiers romans comme La Maison vide et La Ferme des pins. Il a vite délaissé toute préoccupation moralisatrice avec Juana, mon aimée et Dolorès, études de conflits amoureux traités à la façon des romanciers français de l’entre-deux-guerres, analyses assez poussées de démarches affectives, lesquelles relèvent d’une observation objective d’êtres humains qui, loin de se présenter comme des créatures littéraires, vivent librement leur vie, sans référence à l’auteur.

Un autre aspect caractéristique de l’œuvre de Bernard est que, à l’inverse du conformisme, il ose proposer sa propre matière, décrire le monde comme il le voit, et non sans humour. Ce n’est donc pas à lui que l’on reprochera des idéalisations faciles qui furent la faiblesse de ses devanciers. Notons une autre qualité des romans précités : l’authenticité et la vraisemblance du milieu dans lequel l’intrigue se dénoue.

Qu’en est-il de Harry Bernard écrivain? On lui a reproché quelques lourdeurs, voire des longueurs ou des complaisances descriptives. Toute la critique de l’époque n’a cependant jamais mis en doute ses dons de conteur. Il possède l’art de la narration et son style est à peu près impeccable quoiqu’un peu froid, car il connaît à fond les ressources de la langue. Ses romans n’ont pas vieilli, surtout les derniers, et on pourrait les relire encore aujourd’hui car, avant d’être le simple témoignage d’une époque, ils restent un document sur l’homme.

Harry Bernard s’est beaucoup promené en observateur du mouvement des idées. Boursier de la fondation Guggenheim à l’instigation de Marie Leland, il avait visité tous les centres importants de la vie intellectuelle chez nos voisins, à l’étude du roman régionaliste américain et surtout de la littérature des noirs que nul au Québec ne connaissait mieux que lui.

Il y eut aussi Harry Bernard, le passionné de la vie en milieu de nature. Pendant des années, souvent en compagnie de Raymond Douville et de moi-même, il passa des vacances en Haute-Mauricie, pagayant sur les lacs, dressant la tente, expérimentant jusque dans le détail la vie en forêt. De ces longs séjours dans les solitudes du nord a jailli un merveilleux livre de nature, trop peu connu et qu’avaient aimé Claude Mélançon et Jacques Rousseau. Portages et routes d’eau en Haute-Mauricie devrait être réédité à l’intention de nos gens qui commencent à réapprendre le chemin de la forêt où ils trouvent un peu de cette paix immense et régénératrice si bien annoncée par Harry Bernard dans son livre.

Rappelons que Harry Bernard gagna sa vie comme journaliste. Directeur du Courrier de Saint-Hyacinthe, il savait, en des éditoriaux qui sont parfois des modèles de dialectique, commenter l’actualité avec l’acuité du romancier. Volontiers engagé, voire artisan, sinon par goût peut-être par nécessité, il mena différents combats. Ses polémiques avec le bouillant T.-D. Bouchard, son vis-à-vis du Le Clairon, eurent souvent des échos dans la grande presse.

Notons encore, dans ce bref adieu, que Bernard a publié des pages critiques riches en aperçus personnels et en jugements judicieux sur les principaux écrivains de sa génération. DesRochers, Choquette, Grignon et Guèvremont lui doivent beaucoup de leur notoriété précoce. Il rédigea également des mémoires que j’ai lus en manuscrit et dont il faut espérer qu’ils verront le jur. Dans tous les genres, son intelligence subtile et déliée était à l’aise et savait s’introduire au cœur du sujet.

La vie de Harry Bernard a été longue et bien remplie. Jamais il n’a cessé d’observer le monde avec ce regard de clinicien auquel rien n’échappait. Écrire utilement, c’est avant tout découvrir l’homme et le décrire sous tous ses angles, dans la complexité de ses forces et de ses faiblesses. C’est dans ce sens que s’est réalisé Harry Bernard. Il laisse une œuvre abondante et bien diversifiée qui gardera sa signification.

Clément Marchand