Chapitre 2: Famille et politique

Wilfrid Laurier

Dans ma famille, le problème politique ne se posait pas. On était libéral de père en fils, depuis des générations et la nuit des temps, personne ne sachant ni pourquoi ni comment, ni jusqu’à quel point, et nul n’osait mettre en doute l’opinion du père ou du grand-père, de la kyrielle des oncles et autres ascendants, de cousins à la douzaine, germains ou issus de germains. Mon grand-père paternel, gras et rubicond, qui répondait au prénom impérial d’Octave, fut récompensé en son vivant de son zèle libéral, entier autant que sincère, pas doctrinaire pour deux sous, quand il apprit son élection au conseil municipal de Saint-Hyacinthe, sa ville natale, où il siégea à titre d’échevin non rémunéré, de 1878 à 1883. Les maires d’alors s’appelant Georges-Casimir Dessaulles, L.-F. Morison, Louis Côté, on ne peut errer sur l’orientation, la dévotion ou la soumission des autorités.

Je fus le premier à renverser la vapeur, sans bruit notable dans mon milieu immédiat, mais au scandale du reste de la tribu. Personne ne revenait du fait que je refusais de me proclamer libéral comme les autres, et l’on n’arrivait pas à concevoir une idée aussi avilissante. Si quelques proches pendant l’ère duplessiste, un moment fascinés par une doctrine rappelant l’appel nationaliste d’Honoré Mercier – cessons nos luttes fratricides – tournèrent un moment le dos au libéralisme accaparateur, cela ne dura point. Ils connaissaient un peu Mercier, ancien de Saint-Hyacinthe, mais se perdaient vite dans les méandres de sa vie agitée, à Montréal et à Québec. D’autres, tentés d’évoluer et se tirer d’un état jusque-là jugé immuable, argumentèrent contre eux-mêmes pendant des mois, pour voter à la première occasion selon la tradition, incapables de s’inscrire pendant un quart de seconde, même dans le secret du bureau de votation, contre le paternalisme dominateur.

Mon père étant libéral et « rouge » sur toutes les coutures, en dedans comme en dehors, jusqu’au tréfonds d’une conscience ultra-scrupuleuse en la matière, c’est à lui que je dois d’avoir approché Wilfrid Laurier en sa noble grandeur, au moment où son piédestal menaçait de s’écrouler. Cela se passait à l’automne 1911, peu avant cette élection du 6 octobre qui allait le transformer en chef de l’Opposition.

Premier ministre depuis 1896, seul Canadien français à l’être depuis la Confédération des provinces en 1867, lui qu’on disait l’homme à la langue d’argent – the silver tongue – et qui était l’adoration des siens, j’imagine qu’il fut humilié et déçu de céder la place au conservateur Robert Laird Borden. Au vrai, il n’en transpira rien qui atteignît le bas peuple dont nous étions. Pour ma part, je n’en éprouvai ni chaud ni froid. J’avais treize ans et j’entrais au petit séminaire de Saint-Hyacinthe, où je commençais de m’initier au latin, me promettant de disparaître quand le grec menacerait.

Une assemblée tumultueuse se tint le 13 août à l’Arsenal de la rue Laframboise, que les gens s’obstinaient à dire Manège militaire – traduction fantaisiste d’Armory – où la double cause de Laurier et du parti libéral furent plaidées par deux ministres du cabinet fédéral, le redoutable Rodolphe Lemieux, pourtant si amène dans la vie privée, et Henri-Séverin Béland, disparu aujourd’hui de la mémoire des hommes, avec en queue un nommé Gladu dont le prénom m’échappe, venu on ne sait d’où, député au fédéral – comme on disait. Du côté conservateur, rien de moindre que le nationaliste Henri Bourassa, qui venait de fonder la Devoir (1910) et son ami Armand Lavergne, le premier député du comté de Saint-Hyacinthe à l’Assemblée législative de Québec, tribun à barbiche et puissant, tandis que l’autre l’était autant, ressemblant à Laurier par le geste onctueux, sa façon de parler, ses intonations.

Les quotidiens de Montréal annoncèrent une assistance de 15 000 personnes, et les hebdomadaires locaux, au nombre de trois, doublèrent le chiffre pour la bonne mesure, mais la température n’arriva pas à se tenir au degré voulu. Si bien que le chef, conseillé par ses éclaireurs et stratèges, décida de mettre l’épaule à la roue, lui qui avait tant d’autres chats à fouetter, de donner un coup de main par le prestige de sa présence, sinon un discours qui l’aurait épuisé après sa longue randonnée à travers le pays, d’un océan à l’autre.

Mon père arriva à la maison avec la nouvelle de sa venue, et il m’offrit de l’accompagner pour saluer son héros. La cérémonie se tint un lundi après-midi ou un jeudi, alors que les élèves du séminaire avaient congé, car une raison mi-politique n’eût pas justifié une absence auprès des professeurs, d’autant moins que ceux-ci, gagnés de jour en jour aux idées nouvelles, juraient par Bourassa plutôt que Laurier et ses thuriféraires.

L’avocat Aimé Beauparlant, qui terminait deux mandats aux Communes d’Ottawa et en sollicitait un troisième comme député du comté de Saint-Hyacinthe, mourut pendant la campagne électorale. D’un brusque refroidissement, disait-on, qui suivit l’absorption d’un verre d’eau glacée alors qu’il était en nage, après avoir discouru une heure durant. Un nouveau candidat se présenta dans la personne de Louis-Joseph Gauthier, avocat montréalais qui s’empressa d’acheter la vaste maison vacante à l’angle des rues Girouard et Tellier, occupée aujourd’hui par la veuve de Louis-Marie Morin, pour se donner l’air d’appartenir à Saint-Hyacinthe par une attache quelconque, si mince fût-elle.

C’est là que sir Wilfrid, comme disait le populo avec révérence, accueillit ses fanatiques maskoutains, leurs femmes et leurs enfants, sans compter les chiens qui suivaient çà et là. Les trois-quarts et demi ne l’avaient jamais aperçu, même de loin, et plusieurs se privèrent de manger pour prendre rang assez tôt, parmi la foule qui piétinait d’impatience. On installa Laurier dans un large fauteuil emprunté, car Gauthier n’avait pas eu le temps de meubler ce qu’il pouvait appeler sa nouvelle et modeste maison de campagne, laquelle contenait une bonne douzaine de pièces, dont quelques-unes immenses, distribuées sur un rez-de-chaussée et un étage. Ce couvent existe encore, divisé en trois logis.

Assis de biais en son fauteuil et guindé, l’air las, de noir vêtu comme un appariteur de pompes funèbres, je revois le premier ministre et son front dénudé, ses longs cheveux blancs rejetés en arrière, le fer à cheval en diamants ornant sa cravate écarlate, qui s’harmonisait avec le bout de tapis glissé sous ses pieds, pendant que les gens montaient deux à deux les marches du perron gris, allongeaient le bras en rougissant pour s’en aller plus vite qu’ils n’étaient accourus mêlés à une queue qui n’en finissait pas.

Résigné, Laurier tendait à chacun une élégante main féminine, longue, sèche et molle, disait bonjour ou ne disait rien, inclinait la tête, patient et martyr de la cause – la sienne – désireux de s’en aller et ne le pouvant pas, rivé à son siège par les exigences électorales et le sens du devoir.

Nous partîmes longtemps avant lui, mon père et moi, son fils aîné, mais je ne me vanterai pas d’avoir serré la main du dieu des dieux. Lui, en tout cas, ne serra rien en ce qui me concerne. Je lui rendis cinq doigts qui effleurèrent les siens et il n’en parut pas impressionné, se contentant du geste machinal d’un semblant de poignée de main.

Si je ne vis Laurier qu’une fois, dans les circonstances racontées, son bref contact ne m’impressionna guère. Il est vrai que j’avais treize ans. N’empêche que je ressentis un pincement au cœur en apprenant sa mort, le 17 février 1919. Revenant vers midi du Séminaire, où je devais terminer cette année-là mon dernier semestre, je notai les drapeaux en berne sur les édifices publics, et quelqu’un m’annonça que sir Wilfrid venait de mourir. J’avais peine à le croire, tant cet homme avait d’empire sur ses compatriotes, même ceux qui ne le vénéraient point. Je l’admirais au fond, dans sa prodigieuse carrière et pour des dons indiscutables, sans lui pardonner pour autant des attitudes et des compromis que je réprouvais. Les gens disaient qu’on ne reverrait jamais à Ottawa un premier ministre canadien-français, ce qui se révéla faux. Il y eut Louis Saint-Laurent et il y a Pierre Elliott-Trudeau, mais ni l’un ni l’autre n’aura été aussi fascinant que le petit gars de Saint-Lin, travailleur autant que brillant, énergique autant que maladif.

Du temps qu’il était premier ministre, Laurier venait souvent à Saint-Hilaire-sur-Richelieu, accompagné de lady Laurier, y passant quelques jours dans la vaste maison blanche d’un de ses ministres, Louis-Philippe Brodeur, qui mourut peu après sa nomination au poste de lieutenant-gouverneur de la province, en 1924. Il arrivait dans le train spécial mis à sa disposition par l’État, que l’on garait non loin de la station, et dont les villageois s’approchaient avec curiosité, sachant qu’il ne l’y trouvait pas, espérant quand même le voir apparaître à l’improviste. Ne pouvait-il, par exemple, revenir au train pour un objet oublié? Cela ne se produisit jamais, mais l’on ne désespérait pas. Après 1911, retombé dans la froide Opposition, le vieux chef continua de se rendre à Saint-Hilaire, mais par train ordinaire à portée du commun, même s’il voyageait dans l’un des wagons à l’arrière du convoi.

De santé frêle, menacé de tuberculose depuis sa jeunesse, il ferma un jour son étude de Montréal, où d’ailleurs il gagnait mal sa vie, pour en ouvrir une autre à l’Avenir dans le comté de Drummond, une seconde à Arthabaska, afin d’y avoir plus de loisirs que dans la métropole, de l’air pur, de la verdure, des fleurs autour de lui. Son état s’améliora après quelques années, au point qu’il décida de se marier en 1868, associant sa vie à cette Zoé Lafontaine qui avait été l’adoration de ses jeunes années, et qu’un instant il crut perdre pour le bénéfice d’un autre. Son exil dura huit ans, avec ou sans femme, après quoi il entra de plain-pied dans la politique active, d’abord élu député de Drummond-Arthabaska aux Communes, le 22 janvier 1874.

Sa maison de brique d’Arthabaska, transformée en musée, mérite d’être vue. Les souvenirs y sont nombreux et variés : meubles d’époque et bibelots, livres et documents, autographes qu’on lit sous vitre. Je la visitai en 1943, du rez-de-chaussée au grenier, où je remarquai sur le plancher des piles d’anciennes revues abandonnées sans ordre, remontant à cinquante et soixante ans en arrière. J’espère qu’elles trouvèrent place, depuis, dans une bibliothèque.

À Saint-Hilaire, lady Laurier passait le plus clair de son temps à jouer aux cartes, auxquelles elle trichait de façon continue, avec l’espièglerie d’un page. Son visage ne la trahissait point, elle semblait croire que personne ne soupçonnait rien, alors que la maisonnée entière s’amusait à la surveiller. C’était au point que madame Brodeur demandait à ses fils et à leurs compagnons de ne rien laisser paraître, s’il leur était demandé de jouer, et s’ils s’apercevaient, à un moment, que l’invitée d’honneur se permettait comme par accident, dans la manipulation des figures et des as, des hardiesses pas trop catholiques. Entre-temps, sir Wilfrid parlait politique avec son hôte et tout allait pour le mieux dans l’atmosphère sereine, sentant bon les pommiers en fleurs ou les fruits, les herbes, le foin coupé, la rosée, l’odeur d’un Saint-Hilaire qui n’est pas celui d’aujourd’hui. Je tiens ces détails d’un ami à moi, condisciple au collège d’un des jeunes Brodeur, qui s’évertuait à se tenir loin de l’épouse de l’ex-premier ministre, par crainte de ne pouvoir garder son sérieux et de pouffer de rire, si on l’invitait à prendre place à la table à cartes. Il m’en voudrait de le nommer, mais des fils Brodeur demeurent, qui peuvent confirmer mes dires.

Si je m’attarde à sir Wilfrid Laurier, si libéral et ondoyant fût-il, c’est qu’il n’était pas le premier venu et j’ai des raisons de rappeler sa mémoire. Si je ne le suivis point, j’ai quand même grandi dans son orbite, comme tant d’autres de ma génération, et sa mort brusque, suivant un violent épanchement cérébral, selon le Père Le Jeune, me heurta comme un malheur familial. Quand je descendis du train à la gare centrale d’Ottawa, dix mois plus tard, on ne parlait déjà plus de lui. Les morts sont vite oubliés. Il n’était pas oublié, mais il appartenait au passé, à l’histoire, comme en témoigne la statue qui le représente sur la colline du Parlement. Un de ses neveux, avocat comme lui, exerçait dans la capitale, qui s’appelait Robert Laurier. Un homme effacé, à peine connu de nom, qui partageait son temps entre deux soucis : celui de gagner son pain et cet autre, peut-être plus important à mon sens, de se soustraire à l’attention publique.

Je précise sans plus tarder, au seuil de ces souvenirs, que je n’entends pas résumer l’histoire politique qui se déroula sous mes yeux, pendant un demi-siècle. Pour cette première raison, qui comprend les autres, qu’au fond, la politique n’intéresse personne, hors ceux qui en vivent et les journalistes obligés de lui accorder, à cause des services attendus d’eux, un crédit auquel ils ne croient pas. Ce qui m’inspira un jour, pour les intimes, une définition un tantinet paradoxale du journalisme, peut-être moins sotte qu’on ne le pourrait croire : l’art d’exprimer une opinion sur un sujet qu’on ignore, qui ne nous intéresse pas, et sur lequel nous n’avons aucune opinion. Ce qui suppose qu’on pétrit quand même une pâte prometteuse, en vue d’une miche à l’entame croustillante sentant bon la chaleur du four, la blanche farine et le levain suret, que le lecteur est libre de dévorer fraîche ou rassise, y trouvant un goût s’exprimant par de la vraisemblance, de la logique, de la crédibilité. D’aucuns diront que j’exagère, mais qu’ils y regardent d’un peu près, remontant dans le passé, pour se rendre [compte] que des milliers de journalistes passèrent, qui eurent leur heure de célébrité et qui furent écoutés, dont on oublie aujourd’hui les noms et les idées éphémères, celles-là même, et surtout, qui paraissaient les plus alléchantes ou fulgurantes.

Comme j’achevais ma seconde année de philosophie au séminaire, je confiai un soir à mon père que je ne me sentais pas de goût pour les doctrines politiques du parti libéral, pas plus sur le plan provincial que sur le fédéral, et qu’on ne devait pas compter sur moi pour tenir haut le rouge flambeau, dans, pour ou en dehors de la famille. J’avouais avoir plus de goût pour les théories nationalistes qui faisaient boule de neige, avec ou sans l’assentiment de Bourassa, leur premier responsable, de même que pour les principes mis de l’avant par le parti conservateur.

L’explosion à prévoir, jusqu’à un point, ne se produisit pas.

Plus intelligent que la moyenne et de tempérament vif, mon père s’était assagi avec les années, pour avoir beaucoup vu et voyagé, beaucoup lu aussi, avoir vécu longtemps aux États-Unis, en Angleterre et en France, parcouru la Suisse, la Belgique, une partie de l’Allemagne, avant de revenir à sa ville de Saint-Hyacinthe.

― Pour me rapprocher, disait-il, du cimetière.

M’ayant écouté, il me tint à peu près ce langage :

― Ta vie est ta vie, comme ma vie est la mienne. Tu feras de la tienne ce que tu voudras et il n’en sera plus question. Je suis libéral en politique parce que cela me plaît, mais tu seras ce que tu voudras. Je n’ai jamais imposé mes vues à personne et je ne commencerai pas par mes garçons.

S’il est probable que l’atmosphère du collège était pour quelque chose dans mon appréciation des choses, on entendait, à la maison un autre son de cloche que le libéral, plus discret que l’autre, prenant vigueur du silence et de ce que je pourrais peut-être appeler le subconscient familial.

C’est que ma mère, née Alexandra Bourdeau, était nièce du feu sénateur A.-A.-C. Larivière (Alphonse-Alfred-Clément), l’un des pionniers du Manitoba français, conservateur de la plus belle eau, qui vécut là-bas de 1871 à sa mort en 1925, sauf un intermède de quelques années à Montréal (1911-1917), à cause de ses fonctions au Sénat. Ma mère avait été élevée en partie à Saint-Boniface, où l’oncle Larivière avait attiré ses beaux-frères et autres parents, dont mon grand-père Gédéon Bourdeau, qui fut Imprimeur de la Reine à Winnipeg, de 1884 à 1888; son frère Théodule, maître de poste à Saint-Boniface; Jean-Baptiste Bourdeau, peut-être un autre frère, qui tint un rôle quelconque dans les ateliers de la Free Press de Winnipeg.

L’oncle Larivière, pour moi grand-oncle, n’ignorait pas le monde des journaux, pour avoir dirigé longtemps l’hebdomadaire le Manitoba, qui succéda au Métis de Joseph Dubuc, à partir de 1882. Sachant de quoi il retournait, à la veille de quitter son étude d’avocat pour accéder à la magistrature, Dubuc s’empressa de placer un de ses hommes à un point stratégique. Homme déjà considérable et conservateur intransigeant, Larivière fut député au Parlement de Winnipeg, secrétaire provincial, ministre de l’Agriculture, premier ministre suppléant, trésorier de la province et commissaire des terres de la Couronne, avant de devenir député de Provencher (Manitoba) aux Communes d’Ottawa, de 1889 à 1904, puis sénateur en 1911.

Autant dire qu’une forte odeur conservatrice imprégnait chez nous l’atmosphère et la conversation, chaque fois qu’Alexandra évoquait sa jeunesse au Manitoba, où elle avait étudié chez les Sœurs Grises de Saint-Boniface; le souvenir de ses frères, élèves au Collège des Jésuites de Saint-Boniface, dont deux furent médecins; leur ami Arthur Béliveau, nommé archevêque de Saint-Boniface en 1915; le jeune Roger Goulet, fils du chef métis Elzéar, qui allait devenir inspecteur des écoles; Reséda Bédard, destinée à épouser le cousin Alexandre Larivière; les compagnes et compagnons de jeux, dont les Larivière, les Dubuc et les Prendergast, les Royal, Prud’homme, Bernier et autres.

L’oncle était un bonhomme courtaud et bedonnant, devenu énorme avec les années, que je rencontrai un après-midi dans la métropole, quand j’avais environ dix-sept ans. Je crois qu’il demeurait chez sa fille, madame J.-E. Charbonneau (Marie-Anne-Bernadette), mère de Roger Charbonneau, qui fut un temps directeur de l’École des Hautes Études Commerciales de Montréal. Il m’intimidait, je lui parlai à peine, et il me reprocha quelques jours plus tard dans une lettre, réponse à celle que ma mère me demanda de lui écrire, de l’appeler « monsieur » plutôt que « mon oncle ». C’est la dernière fois que j’eus de ses nouvelles. Il se démit de ses fonctions de sénateur en 1917 et retourna à Saint-Boniface, où il mourut dans sa vieille maison de la rue Masson, le 23 septembre 1925, ayant atteint l’âge respectable de quatre-vingt-cinq ans.

L’aîné de ses enfants, l’abbé Gédéon-Alphonse, fut le premier curé de Saint-Malo au Manitoba, au sud de Saint-Pierre-Jolys, après avoir été vicaire à Saint-Pierre pendant un an. Décédé en mars 1914, alors qu’il était curé à Augusta (Maine), il fut inhumé à l’ancien cimetière de Saint-Boniface, devant la cathédrale aujourd’hui détruite par le feu, auprès de sa mère née Marie-Malvina Bourdeau, qui y repose depuis 1885. Près du monument de la famille, une pierre tombale de deux pieds de haut porte l’inscription suivante : « Archange d’Aragon, épouse de Gédéon Bourdeau, née à Laprairie le 15 février 1822, décédée le 26 mars 1884 à Saint-Boniface. » C’est là mon arrière-grand-mère maternelle, celle de Roger Charbonneau, de Louis Larivière et de beaucoup d’autres.

Ma mère grandissait en âge et en sagesse à Saint-Boniface, quand on y célébra les obsèques du chef métis Louis Riel, pendu à Regina le 16 novembre de la même année, pour tentative de rébellion contre l’autorité du gouvernement de Sa Majesté la Reine d’Angleterre et du Royaume-Uni. Âgée alors d’une douzaine d’années, elle se rappelait maints détails de la journée, sans pourtant avoir pénétré dans l’église, interdite aux enfants. Elle racontait que les Indiennes et les femmes métisses, venues des quatre coins du territoire, se tenaient assises de chaque côté des trottoirs de bois, enveloppées de couvertures en guise de manteaux, serrant contre elles leurs petits et pleurant à chaudes larmes. On disait qu’à la cathédrale, un cercueil vide dominait le catafalque noir, parce que le corps de Riel n’y reposait pas, les soldats craignant que la foule s’en emparât pour l’enterrer en un lieu secret, à l’insu des autorités. Des bruits du genre coururent à plusieurs reprises, mais rien à ce sujet ne transpira jamais, ni dans un sens ni dans l’autre. Aujourd’hui, le monument de Riel, granit rouge sur socle de pierre grise, porte son nom et les indications d’usage, dans la partie Est du vieux cimetière de Saint-Boniface, à l’avant de la basilique-cathédrale de Saint-Boniface ou de ce qu’il en reste.

À peine plus âgé que ma mère, Roger Goulet était confrère de classe de mon oncle Victor Bourdeau, qui mourut médecin à l’âge de quatre-vingt-trois ans, au collège des Jésuites. Il fut longtemps représentant par excellence des Métis français du Manitoba, après avoir été instituteur et inspecteur des écoles. Quand je le connus en 1927 à Winnipeg, au cours du voyage de Liaison française que dirigeait Ernest Laforce avec le concours du Canadien National, il n’avait que soixante ans. Lui révélant que je le connaissais de nom depuis mon enfance, et lui confiant celui de ma mère, il n’en croyait ses yeux ni ses oreilles, puis je le vis courir après une femme qu’il appelait Reséda. Je la croyais sienne, mais il s’agissait de madame Alexandre Larivière, cousine germaine de ma mère par son mariage, et l’on imagina le barrage de questions qu’il me fallut affronter. Roger Goulet avait lui-même épousé, en 1896, Lumina Gauthier, qui lui donna douze enfants. Armand et Bernard Goulet, longtemps attachés à Radio-Canada, étaient deux de ses fils.

Pendant les années passées dans l’Ouest, la famille de ma mère fut souvent mêlée aux Métis français de l’époque, ceux de Saint-Boniface et de la Rivière-aux-Rats, aujourd’hui Saint-Pierre-Jolys, comme ceux de Saint-Malo, de Saint-Jean-Baptiste ou de la montagne Pembina, vers le sud-ouest. On garde à Saint-Pierre le souvenir d’Alexis Carrière, fondateur de l’Union métisse Saint-Joseph. Gédéon Bourdeau, mon grand-père, prénommé comme son père, allait à la chasse au canard sauvage et à la poule d’eau, avec ses amis métis, et il racontait que les volatiles ronds et gras, gavés de blé chipé dans les champs des colons, se mangeaient au bord de l’eau, après cuisson dans une fosse de boue recouverte d’un feu vif, sans qu’on les écorchât ni plumât, sans qu’on les vidât non plus de leurs entrailles. Chair savoureuse et cuite à point, nous racontait-il plus tard, et pas un soupçon de mauvais goût.

Accompagnées d’autres enfants, ma mère et ses sœurs se rendaient l’été sur la terre d’un vieux métis de leurs connaissances, pour y trier fraises et framboises dans les champs, selon l’époque. La fermière qui les accueillait parlait en chantonnant, appelant « graines » les baies qu’ils cherchaient. Un jour qu’ils arrivaient chez elle sur l’heure du dîner, elle les entraîna dans sa cuisine et leur présenta une tablée de vingt-et-un convives : des enfants jeunes et des adolescents, des garçons costauds, d’accortes et jolies brunettes. Et de sa voix harmonieuse, elle proclamait :

― Ça, c’est tous mes petits enfants!

Elle précisait qu’ils étaient ses enfants à elle, du plus âgé au dernier poupon, et qu’elle n’était la grand-mère d’aucun.

Quant au mari, il avait pris la précaution de manger de bonne heure, seul avec sa moitié, avant la ruée générale vers la table chargée de victuailles, la rumeur assourdissante des éclats de voix et des rires.

Mon grand-père et d’autres quittèrent le Manitoba après la chute du gouvernement Norquay en janvier 1888, que remplaça celui de Greenway, aussi libéral que l’autre ne l’était pas, et le gros des fonctionnaires fut congédié bel et bien, comme ce fut longtemps la coutume à chaque changement de régime, à Ottawa comme dans les capitales des provinces. L’Imprimeur de la Reine ne fut pas plus épargné que les autres, et la famille Bourdeau retourna à Montréal, d’où elle venait. Sauf le grand-père lui-même, qui gagna d’abord Chicago, pour des motifs que j’ignore, et Victor son fils aîné, qui continua jusqu’en 1890 d’étudier au collège de Saint-Boniface. Ce fut l’exode à rebours, pour ainsi parler, et le Manitoba français perdit de nombreux et précieux ouvriers dont il avait besoin.

J’ai, depuis 1957, de nouvelles attaches avec la population française du Manitoba, pour avoir épousé en secondes noces la belle-sœur d’Edmond Préfontaine (Alice Sicotte), lequel fut député de Carillon à l’Assemblée législative de Winnipeg. Secrétaire provincial comme mon grand-oncle Larivière et ministre des Affaires municipales. À peine âgé de soixante-et-onze ans, lors de mon dernier séjour dans l’Ouest en 1969, il était alors malade comme il n’est pas permis, à moitié conscient et paralysé, hospitalisé dans la jolie ville mennonite de Steinbach pour n’être pas trop loin de chez lui à Saint-Pierre-Jolys, sa femme s’imposant de l’aller voir trois ou quatre fois par semaine, si ce n’est plus. Ce qui signifiait un voyage aller-retour de trente-huit milles en auto, hiver comme été, à comparer avec soixante, si on l’avait dirigé vers l’hôpital de Saint-Boniface. Il est mort depuis à Québec, où sa femme et deux de ses fils s’étaient transportés, à l’automne de 1971. Il était fils d’Albert Préfontaine, natif d’Upton dans le comté de Bagot, qui le précéda comme député de Carillon, fut ministre de l’Agriculture à Winnipeg, s’établit sur une section de la paroisse de Saint-Pierre en 1888 et y mourut de sa belle mort en 1935. Son dernier garçon, qu’on appelle Padoue (Antoine-de-Padoue), le remplace sur la terre familiale.

Il est curieux que l’épouse d’Edmond Préfontaine (Lucienne), née à Sainte-Rosalie de Bagot comme ses frères et sœurs, accepta d’aller vivre avec son mari à Saint-Pierre-Jolys, d’où son propre père était lui-même parti pour gagner la région de Saint-Hyacinthe, après un séjour de quelques années dans la prairie. Son père à lui avait quitté Sainte-Rosalie pour s’établir à Saint-Pierre avec sa femme et ses onze enfants, répondant peut-être à l’appel du premier archevêque de Saint-Boniface, Monseigneur Taché. Deux de ses aînés, Alfred et Jovite, revinrent à leur point de départ après quelques années, peu entichés, semble-t-il, des vastes horizons du Manitoba rural. Ils travaillèrent l’un et l’autre à la construction de l’église Saint-Pierre, puis revinrent à leur point d’origine, laissant là-bas leurs nombreux frères et sœurs, qui y firent souche l’un après l’autre. Mon beau-père et celui d’Edmond Préfontaine était Alfred, mais j’avoue ne l’avoir pas connu de son vivant.