Chapitre 4: Les collègues de travail au «Droit»
Le Père Charlebois
Le Père Charles ne vivait que pour son journal. Il y avait son cœur et son âme. Ce dut être pour lui un atroce déchirement, quand l’âge et les idées nouvelles l’obligèrent à s’en éloigner. Il l’avait tiré du néant, il se serait battu des poings pour sa survivance, les circonstances le voulant. De concert avec le Père Honorius Chabot et d’autres, il multiplia les démarches visant à la solidification du Droit, seul quotidien français de l’Ontario, lequel, grâce à lui d’abord, se montre vigoureux et décidé à ne pas mourir, dès les débuts. Je me rappelle un mien cousin, qui me dit avec un sourire en coin, alors que je transpirais au Droit depuis deux ou trois mois : « J’ai donné une piasse à la quête, dimanche dernier, pour aider à payer ton salaire. » Deux fautes de français en quinze mots. Si la charité du cousin se montrait méprisante, elle établissait que la presse française ne peut que rendre service à des êtres de son calibre. Il mourut en 1944, et peut-être la qualité de son esprit contribua-t-elle à son trépas.
Malgré le Père Charlebois et quelques autres, dont l’art de plaire n’était pas le péché mignon, je garde un faible pour les Oblats. Cela tient à divers facteurs, qui se résument en leur commune humanité. Je crois que le Père Charlebois était au fond le meilleur des hommes, malgré les apparences. Lui-même ne le soupçonnait pas, qui se serait fendu en quatre pour prouver le contraire. Jamais il ne plaisantait, jamais il ne riait, qu’il regardât à travers ou par-dessus ses lunettes cerclées de métal blanc, oblongues à la mode ancienne. Dans le commerce ordinaire des jours, à peine lui accordait-on d’être poli. À son naturel, il paraissait amer et grognon, grincheux. Éternel mécontent ou se donnant pour tel. Le sourire incarné, disions-nous en aparté, ou la douceur ambulante. Le faciès rébarbatif, ni mielleux ni méchant, dépourvu d’humour, pas diplomate pour deux sous, il était un sensible doublé d’un timide, comme un écorché vif. Renfrogné, il eût été le seul à ne pas l’admettre.
Sa longue soutane verdâtre fut un peu le cauchemar et l’amusement de ma jeunesse. Si au premier moment, elle m’inspirait de la crainte et un mouvement de recul, cela se changeait, peu après, en une folâtrerie d’autant plus sincère que justifiée. À part moi, je m’employais à découper en morceaux notre Charlot national – une autre irrévérence de la salle de rédaction – pour les recoller ensuite dans mon esprit, les bons d’un côté, les mauvais de l’autre, afin de voir ce que cela finirait par donner. Je n’obtins jamais aucun résultat de ce jeu absurde, ce qui n’a d’ailleurs aucune importance.
On a beau dire, ergoter en marge des problèmes, vrais ou menaçants, il reste que notre Père Charlebois donna à l’Ontario français – qui existe et se manifeste jusqu’au cœur de Toronto – à la partie nord-ouest du Québec, au Canada entier, un quotidien français qui ne menace point de disparaître, aujourd’hui plus solide et sûr de lui-même qu’il ne le fut jamais. Il se permit ce luxe et cette audace de le planter à Ottawa même, au centre de la capitale fédérale, à la commune frontière de l’Ontario et de la vieille province de Québec, séparées l’une de l’autre par cette rivière Ottawa que nos ancêtres disaient celle des Outaouais, en souvenir des Ottawas que connut Champlain.
Avec ou sans les ponts, le journal donne l’impression d’enjamber le large cours d’eau, un pied du côté de la ville venteuse aux beaux érables, de l’imposante banlieue que constituent, du côté ontarien, la ville d’Eastview, les comtés de Russell et de Prescott, les entours de la baie Britannia et de la Ferme expérimentale; l’autre enfoncé du côté de Hull, Wrightville, Aylmer, Les Cèdres et autres endroits, y compris l’agreste et pittoresque royaume de la Gatineau, sur la rive opposée.
De 1913 à 1934, le Père Charlebois n’existe que pour le Droit, son journal. Au vrai, c’est lui, le journal. De la tête aux pieds, par en dedans et par dehors. Il vit en lui, pour lui, par lui, avec lui. Il en rêve quand il dort, il en mange. Ou plutôt, il se prive de manger à cause de lui. Il prêche et quête dans les églises en sa faveur. Il court tendre la main dans les maisons cossues, où il prévoit de plus juteuses bouchées que chez les pauvres. Il se trompe, les riches donnant avec moins de cœur et de facilité que les mal nantis. Le Père Charles doit pourtant le savoir, qui l’oublie un moment.
Originaire de Sainte-Marguerite du lac Masson, où il naît en novembre 1871, il est le troisième Oblat que donne à l’Église ce cultivateur besogneux qui ne tient pas en place : Hyacinthe Charlebois. Marié à Émérence Chartier, l’homme habite Oka à la naissance d’Ovide, futur évêque, en 1862; Saint-Benoît des Deux-Montagnes, quand lui vient en 1864, ce Guillaume qui enseignera à l’Université d’Ottawa, au Scolasticat oblat de la même ville, avant de devenir supérieur de l’établissement en 1906; Sainte-Marguerite du lac Masson, au cœur des Laurentides québécoises et dans le comté de Terrebonne, où lui arrive Charles-Borromée, qui ne sera que le Père Charlebois pour ceux de sa génération.
Malgré l’œuvre de ses deux aînés, non quelconque, Charles laisse une empreinte peut-être plus forte que la leur. S’il donne le Droit à ses compatriotes ontariens, il administre aussi et maintient à flot, pendant des années d’affilée, l’Association d’Éducation de l’Ontario. Il inspire et dirige, de la coulisse, personne ne le sachant au juste, personne ne l’ignorant non plus, la bataille si ardue contre le Règlement XVII. Bataille d’autant plus dangereuse et risquée que l’on connaît, dans les rangs ennemis, un évêque qui est aussi un religieux oblat : Monseigneur Fallon, de London.
Si le Père Charlebois quitte le Droit un moment, cela ne peut durer. Il y revient, plus vite qu’on ne le saurait dire, n’en partant pour de bon qu’en 1934. Pour se reposer? Non pas, mais pour fonder à Sainte-Agathe-des-Monts dans les Laurentides, au nord de Montréal, le nouveau Scolasticat des Oblats dont il est le premier supérieur. S’il vit à Sainte-Agathe ses dernières années, il meurt à Montréal en 1945. Le Père Charles passa la plus grande partie de sa vie dans la région Ottawa-Hull, mais il missionna aussi dans l’Alberta, sur la fin du dernier siècle. L’homme ne goûta jamais une heure de tranquillité.
Le Père Charles, comme nous l’appelions, examinait à la loupe les textes des rédacteurs du journal, biffant çà et là le mot jugé impropre, une épithète trop violente, un paragraphe dont il craignait l’effet auprès d’une personnalité à ménager, dans le monde fédéral, provincial, municipal ou commercial. Comme il lisait et corrigeait vite, sûr de lui et sans souci exagéré de la langue, il lui arrivait d’émailler nos articles de fautes resplendissantes que nous faisions disparaître aussitôt que notre copie remontait de son bureau vers les nôtres. Chacun rétablissait les phrases violentées par lui, et les articles discutables paraissaient dans leur appareil premier, après corrections des corrections. Il n’en entendit jamais parler, nous autres non plus. De sorte, avions-nous fini par conclure, que le Père se tourmentait pour rien.
Le héros par excellence du Père Charlebois, après son frère Ovide, Oblat barbu et son aîné de dix ans, premier vicaire apostolique du Keewatin, était le sénateur N.-A. Belcourt (Napoléon-Antoine), décédé en août 1932, en qui il voyait le défenseur par excellence et le bouclier des Franco-Ontariens, face à l’ennemi anglo-saxon. Ce qui, paraît-il, n’était pas l’ombre de la vérité, et la moitié des journalistes du Droit s’amusaient à dire, en face du Père Charlebois ou dans son dos, que le sénateur n’était jamais là, quand venait le moment d’élever la voix pour le bien de ses compatriotes. Le Père Charlebois n’en démordait pas, continuant de vénérer son monstre sacré, membre du Conseil privé et l’un des représentants de l’Ontario au Sénat. L’avocat Auguste Lemieux, frère de sir Rodolphe, détestait Belcourt on ne peut plus, pour des raisons à lui, et parfois associait dans son ressentiment le grand manitou du Droit, qu’il accusait de voir lever le soleil chaque matin, dans le fond de culotte de Belcourt.
Un autre Oblat avait place réservée au Droit, chargé de l’administration, un œil sur la caisse et l’autre sur les entrées de comptabilité, pendant qu’un nommé Joseph Goulet, poli autant que remuant et naïf, s’y donnait des allures de gérant débordé. Cet aimable Goulet décéda en 1969, après une longue maladie qui fut peut-être un cancer, mais le Père Verreault serait encore de ce monde, retiré chez les Oblats du Cap-de-la-Madeleine. Son frère Alfred, qui passa son existence à corriger des épreuves de journal et d’autres, vit aussi dans la capitale au moment où j’écris, dépassant comme lui les quatre-vingts ans – ce qui prouve que les épreuves ne tuent pas.
C’est à Saint-Hyacinthe que je vis le Père Charlebois pour la dernière fois. Il ne rendit pas visite à mon bureau, mais j’arrivai nez à nez avec lui rue Girouard, face au Grand-Hôtel. Il ne s’abandonna pas aux confidences quant à sa présence en la ville de mes pères, et je ne le questionnai pas. S’informant de mon journal, de sa santé et de la mienne, il demanda pourquoi le Courrier ne se transformait pas en quotidien et il ne voulut rien entendre, quand j’énumérai nos raisons de pratiquer la modestie. Il décréta que c’était le temps d’aller de l’avant et de risquer, comme lui avait foncé à Ottawa. J’eus beau lui représenter la proximité d’une métropole comme Montréal, à moins d’une heure de nous par train, la concurrence que nous ne saurions affronter contre les journaux existants, dont des mastodontes comme la Presse et le Montreal Star, il vous expédiait les deux d’une chiquenaude, comme mouches importunes.
Il y a longtemps qu’on ne voit plus de religieux au Droit, où l’on finit par conclure que leurs noires soutanes, alors portées, chassaient plus qu’elles n’attiraient une clientèle d’annonceurs anglo-saxons, juifs et grecs, syriens et libanais, autant que canadiens-français.
Charles Gautier
Promu rédacteur en chef du Droit dans les vingt-quatre heures, à la suite du départ précipité de J.-Albert Foisy en 1920, Charles Gautier tint le coup pendant vingt-sept ans, rivé à son poste, après quoi il versa comme tant d’autres dans le fonctionnarisme, ou le « service civil », anglicisme qui eut longtemps cours, remplacé aujourd’hui par un accouplement de mots qui n’a guère plus d’élégance : fonction publique. Il fut, pendant dix-huit ans, traducteur au ministère de la Santé nationale et du bien-être, après quoi il mourut à soixante-douze ans, en décembre 1965.
L’homme était simple, d’un commerce facile, ne commandait pas sur le ton impératif, se montrait tolérant pour son entourage. Ce qui n’est pas aussi commun qu’on le pourrait penser. Peu porté sur la toilette, poussiéreux souvent, bedonnant dès l’âge de trente ans ou avant, il fumait des cigarettes à la journée longue, s’enveloppait d’un nuage de fumée qu’il gardait en son cabinet, ne pouvant se résoudre, semblait-il, à l’envoyer se promener dehors.
À l’instar d’Omer Langlois, il entra au Droit dès l’année de sa fondation, par la plus humble porte : celle du correcteur d’épreuves. Au vrai, le journal en était à son troisième jour d’existence. Il gravit les échelons un à un : reporter, chef à l’information, courriériste parlementaire, rédacteur en chef à compter de mai 1920. Je le connus de près, pour avoir été son adjoint pendant près de trois ans, de juillet 1920 à juin 1923, alors que je regagnai Saint-Hyacinthe d’où je sortais. J’étais son adjoint, son aide et son appui, sa béquille, dans ce sens que je travaillais à son côté, ou dans son ombre. Non sous ses ordres, car il n’en donnait jamais.
Il écrivait chaque jour son article et je pondais le mien, après un coup de main à Boucher du côté de la nouvelle, la correction des courriers de province ou des communiqués des centres français du voisinage, comme du Nord ontarien alors plus français qu’anglais. Quant à Gautier, un seul détail importait : m’informer chaque matin du sujet choisi pour son premier-Ottawa, afin de prévenir le double emploi. Pour le reste, pas un mot plus haut que l’autre. Je traitais de politique – selon l’esprit du journal –, de problèmes sociaux, de la littérature et des livres. Le patron surveillait de loin, risquait une remarque à prendre pour un conseil ou une critique, revenait parfois sur des idées exprimées, sans l’ombre d’un reproche. Je me demandais, des fois, s’il ne se lavait pas les mains de tout. Il riait peu, ne se montrait pas plus liant que les autochtones, et l’on se demandait ce qu’il pensait derrière ses lunettes, ses yeux ne révélant pas plus que ses lèvres. Il n’invitait personne chez lui, mais nous le savions surchargé de famille : son père, le musicien Pierre Gautier, sa femme, [ses] six enfants. Ce qui ne le portait pas aux mondanités, ou « démonités », comme nous disions pour agacer cette vieille demoiselle Campeau qui rédigeait le Carnet social du journal, dans une page qu’elle jugeait plus importante que les autres mises ensemble.
Arrivant à son bureau, Gautier commençait par lire ses lettres et les feuilles anglaises du matin, le Citizen et le Journal, entre les deux pyramides de papiers jaunis que retenaient les côtés de son bureau. Comme la plupart d’entre nous, il en avait un de type roll-top, meuble de chêne démodé, hérité comme d’autres de l’administration, où ces dames et messieurs avaient le privilège d’un bureau plat et nu – après cinq heures de l’après-midi. Que Gautier s’absentât pour deux jours ou ses vacances de l’été, je rédigeais à sa place l’article de tête, en plus du mien, pour la page de rédaction. Ce qui revient à dire que j’acceptais, entre vingt-deux et vingt-cinq ans, le rôle et les responsabilités de rédacteur en chef d’un quotidien. Qu’on me prête ou non des audaces, je n’avais pas le choix.
Pour être le meilleur des chefs, Gautier ne contribua pas moins à mon départ du Droit. À son insu, sans qu’il y fût de sa faute et sans qu’il ne soupçonnât rien. Il avait à peine cinq ans de plus que moi, ce qui signifiait que j’attendrais longtemps pour le remplacer. Je venais de me marier, ce qui m’apporta une augmentation de deux dollars par semaine, et je ne voyais pas poindre le jour où je toucherais un traitement convenable. Les choses se compliquaient du fait que Fulgence Charpentier, revenu à Ottawa après des études de droit écourtées à Toronto, reparaissait au journal, quitté deux ans auparavant. Il remplace bientôt Boutet au Parlement, signe de temps à autre un premier-Ottawa au journal, de sorte que Gautier se voit épaulé de deux adjoints, ou que je viens d’en acquérir un, ce que le Père Charlebois se garde d’éclaircir. En autant que je sache, Gautier ne demande pas d’explications et je suis son exemple. Un poste s’ouvrant à Saint-Hyacinthe, par suite de la fusion du Courrier et de la Tribune (1888-1922), je l’accepte sans hésiter. J’y fus pendant quarante-sept ans et cinq mois, y menant une double carrière de journaliste et d’écrivain. Si Gautier avait été mon aîné pour la peine, je crois que j’aurais persisté au Droit.
Français d’origine et natif du Mans, Gautier suivit au Canada son père, pianiste et organiste, qui choisit de s’installer dans la capitale. À ce moment, il est si jeune qu’il doit terminer à l’Université d’Ottawa des études commencées au Mans et à l’Université de Poitiers. Pendant la Première Guerre mondiale, il sert deux mois dans l’armée française, pour être réformé à cause de son état de santé, en 1915. Quand il entre au Droit, un peu par hasard, il ne s’imagine pas qu’il y brûlera les étapes comme personne avant lui. En 1947, il rompt une seconde fois avec le journalisme, et il a pour remplaçant Camille L’Heureux, qui dirige jusqu’à sa mort en 1963.
Donat Kavanagh
Né à Papineauville, patrie des Papineau et d’Henri Bourassa, pourtant natif de Montréal, Kavanagh termina ses études classiques au Collège de Montréal, chez les Sulpiciens, et il songea même à l’état ecclésiastique, étudiant la théologie jusqu’au sous-diaconat ou diaconat – ce qu’il cachait comme une maladie honteuse – pour changer de voie tout à coup et aboutir au Droit, après un bref passage dans une feuille de la métropole. Il est peut-être chez nous l’homme qui forma le plus grand nombre de journalistes, et mieux que quiconque. À coups de pied et de sacres, disions-nous parfois, mais c’était là figures de style qu’il ne fallait prendre au sérieux. S’il n’entendait pas la plaisanterie quand il s’agissait du métier, il ne voulait non plus peiner personne. Au fond un timide, soucieux des sentiments des jeunes qu’on lui confiait, il cachait sa sensiblerie et son grand cœur sous une apparente rudesse. Le croyant sévère et dur, aucun de ses subalternes n’osait lui désobéir ni le braver, et il obtenait vite de ses élèves, ceux-là qui voulaient apprendre, des résultats dont il s’étonnait lui-même. Christian Verdon, aujourd’hui chef de la nouvelle au Droit, après l’avoir été pendant des années à Montréal-Matin, fut formé par lui lors de ses débuts à la Patrie, et il se loue encore de ses méthodes. Il en est de même de douzaines d’autres que je ne connais pas, m’affirme Verdon, qui ne jurent que par Kavanagh.
Kavanagh nous annonça un jour qu’il se mariait et retournait vivre à Montréal, où la Patrie l’accueillait. Il y eut une collecte pour offrir à sa fiancée un cadeau convenable, qu’elle reçut par son entremise. Mais il ne révéla pas son nom ni n’invita personne à la noce. Il plia bagage et ne se remontra pas au journal, aussi longtemps que j’y fus. Émile Boucher le remplaça aux nouvelles, après le bref intermède qui nous ramena ce vieux de la vieille qui s’appelait J.-Adélard Caron, lequel fut le premier rédacteur en chef du journal, de 1913 à 1916. Boutet alla représenter le Droit au Parlement, tandis qu’on me séparait en deux quant au travail, traduisant pour Boucher, de l’anglais au français, les nouvelles apportées par les agences de presse, secondant Gautier dans l’après-midi, à titre de rédacteur adjoint. La combinaison avait ses avantages, m’autorisant à ne plus courir la nouvelle le soir, me permettant aussi d’entrer au bureau vers huit heures et quart le matin, au lieu de sept moins le quart. Kavanagh parti, les loisirs de l’après-midi écourtés, j’allai moins souvent respirer l’air campagnard de la baie Britannia.
À Saint-Hyacinthe, pendant des années, je m’appliquai à former mes aides selon l’enseignement de Kavanagh, me montrant aussi exigeant que lui, avec ce résultat que je n’en gardai jamais un. Ils s’en allaient l’un après l’autre, à Montréal, Québec ou ailleurs, jusque dans les bureaux de Radio-Canada ou les services de relations extérieures des compagnies industrielles, pour y gagner plus que je ne touchais chaque semaine et chaque année, malgré mon triple titre de directeur du journal, de rédacteur en chef et de cerbère à l’information. Je formais mes hommes avec trop de soins, selon les principes, et ils volaient tôt de leurs propres ailes. De deux qui passèrent par mes mains, le premier fut Pierre Saint-Germain, qui représenta la Presse à Paris pendant des années. J’en pourrais nommer deux douzaines d’autres, dont Gilbert Forest, chef du service des textes à Radio-Canada; Roger Cyr, Benoît Fleury, Gilles Caisse, qui passèrent à la publicité du Gouvernement de la province; Conrad Langlois, peut-être à la Patrie hebdomadaire.
La dernière fois que je vis Kavanagh, c’est en 1961, à l’occasion de la réception de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal, à l’hôtel Windsor, quand on jugea que je méritais le prix de journalisme Olivar-Asselin, lequel ne portait pas encore ce nom. Donat Kavanagh fut parmi les premiers arrivés, de même que Paul Gouin, que je n’ai revu depuis, et trois jeunes amis à moi qui s’appelaient l’abbé Lionel Groulx, Ernest Laforce et Léon Trépanier, âgés chacun de plus de quatre-vingts ans. Des trois, seul Laforce demeure, lucide comme un jeune homme, qui écrit dans les journaux pour se distraire, âgé de 93 ans depuis le 9 mai 1972.
Peu auparavant, ayant participé à une émission de Radio-Canada sur mes débuts de journaliste au Droit, de décembre 1919 à juin 1923, je ne manquai pas de rappeler le souvenir de Donat Kavanagh, mon premier maître et celui qui m’avait enseigné l’essentiel de mon savoir professionnel, m’ayant mis le pied à l’étrier de façon sûre et solide.
Il ne m’avait pas entendu sur les ondes, mais quelqu’un lui répéta mes propos et il me cribla de questions : s’il était vrai que j’avais parlé de lui à la radio; s’il était vrai que j’avais dit lui devoir le meilleur de ma formation; que je le jugeais supérieur en son domaine; que j’étais fier d’avoir été son élève.
Le pauvre homme n’en revenait pas et il avait les larmes aux yeux, essuyant ses lunettes à chacune de mes réponses.
Je voyais pour la première fois cet homme rude aussi ému. Ceux qui, soumis à sa férule, le jugèrent inhumain et sans entrailles, intraitable, presque brutal, ne virent que son écorce et des apparences.
L’âge de la retraite approchant, Kavanagh s’en fut vivre au nord de Montréal, dans une maison flanquée d’un jardin, comme il arrive à quiconque revient de la ville à la campagne. Cela ne dura point et il regagna la métropole. Jamais il ne se consola de la perte prématurée de sa fille unique, décédée peu après son mariage, lui laissant une petite-fille. Il partit lui-même dans une crise cardiaque, le 30 janvier 1966, dans la voiture de son frère Jean, qui l’emmenait dîner chez lui avec sa femme. Celle-ci, née Yvette René de Cotret, ne lui survécut qu’un mois.
Du temps qu’il vécut à Montréal, c’est à peine si je vis Kavanagh trois fois. En plus de quarante ans. Il ne s’amena à Saint-Hyacinthe et je n’eus pas l’idée de le relancer à la Patrie, ni de lui téléphoner. Je crois que je n’envisageai jamais la possibilité de sa mort, ce qui explique que je parus le négliger comme il me négligea. Resté en excellentes relations avec lui, j’avais comme une vague impression qu’il était de nature immortelle, ce qui fut mon erreur. Ainsi que je le raconte ailleurs, il accourut à l’hôtel Windsor en 1961, quand je reçus le prix de journalisme Olivar-Asselin. Je le rencontrai deux autres fois dans la métropole : la première dans une salle de théâtre où nous étions assis côte à côte, par pur hasard; la seconde au Club canadien de la rue Sherbrooke, d’où il m’emmena à l’École des Beaux-Arts pour une exposition de peintures d’élèves. Cela se tient, Kavanagh aimant le théâtre et les tableaux, à l’égal de la chose littéraire.
Edmond Cloutier
Edmond Cloutier reste un personnage en son genre, qui se plaisait à annoncer, chaque fois qu’un écrit signé de son nom paraissait en page de rédaction, remplaçant celui de Gautier ou le mien, qu’il avait reçu deux ou trois téléphones de félicitations quant à la teneur ou la forme de son article. Ce qui paraissait renversant, rien de pareil n’arrivant jamais à personne d’autre, le lot des rédacteurs habituels se composant plutôt de sottises verbales, de la part de lecteurs mécontents. Car les contents, de façon générale, n’ouvrent pas la bouche.
Aussi nous arrivait-il, chaque fois qu’il ouvrait la porte donnant sur notre réduit, au-dessus de la bijouterie R.-J. Bastien de la rue Dalhousie, de chuchoter entre nos dents :
― Il en a reçu deux, trois, dix, quinze, le chanceux…
Cloutier venait de la région trifluvienne, né à Saint-Narcisse de Champlain en 1893. Après une première partie de ses études secondaires au Séminaire Saint-Joseph des Trois-Rivières, la seconde à Ottawa, il revêtit la soutane chez les Oblats, la quitta après quelques années, pour accepter le poste de secrétaire-trésorier de la Commission des Écoles séparées d’Ottawa, avant de devenir le factotum et vicaire du Père Charles. Ce qui n’était pas de tout repos, ni pour l’un ni pour l’autre.
Cloutier compte deux séjours au Droit, l’un indirect et l’autre plus que direct, puisqu’il y exerça les fonctions de directeur général, de 1932 à 1940. Il avait tâté du commerce aux Trois-Rivières, à titre de propriétaire et administrateur d’une laiterie de taille qui lui glissa entre les mains, après quoi il regagna la capitale et rentra au journal comme maître suprême.
Cela dura huit ans, jusqu’à la mort de Joseph de Labroquerie Taché, promu imprimeur du Roi après avoir été conservateur de la bibliothèque du Parlement, dès 1914. Son poste vacant, Cloutier le demanda et l’obtint, ce qui laisse croire qu’il ne permit jamais au journal de mépriser trop la ligne de conduite libérale, Mackenzie King étant premier ministre.
Edmond Cloutier épousa à Ottawa Hélène Saint-Denis, dont il eut six enfants. Sa fille Suzanne, son aîné, épousa de son côté, alors qu’elle cherchait à percer au cinéma à Paris, l’artiste Peter Ustinov, de renommée universelle.
Ce qui amenait Émile Boucher à répondre, un jour que je lui demandais des nouvelles de Cloutier :
― Il vit en Suisse depuis quelques années, baby-sitter pour les enfants de Peter Ustinov.
Edgar Boutet
Edgar Boutet, qui ne cessa de s’intéresser à la scène, au pays de son enfance et de sa jeunesse, publia, à l’automne de 1969, un opuscule qui va vite devenir une rareté : 85 ans de théâtre à Hull (Publication de la Société historique de l’ouest du Québec).
Né à Ottawa en mars 1893, fils d’un fonctionnaire, Edgar Boutet arrive au Droit en octobre 1919, après deux ans d’études légales à Osgood Hall de Toronto. Son frère Bernardin, admis au Barreau en 1911, exerce à Ottawa et à Sudbury, perd sa femme en 1918, meurt lui-même un mois plus tard, de la grippe dite espagnole, laissant six jeunes enfants. Avec le concours de sa mère, âgée de soixante-cinq ans, qui a élevé douze enfants à elle, Edgar se charge des fils et filles de son frère. Il ne roule pas sur l’or, avec le traitement que nous lui connaissons, mais il prend le temps qu’il faut – le courage et certaines privations aidant – pour mener la tâche acceptée. Il n’a pas chaque matin une chemise immaculée, et nous nous demandons s’il ne se prive pas de manger le midi, car il trouve d’incessants prétextes pour ne pas nous suivre au restaurant. Lui non plus ne persiste pas longtemps au Droit; il quitte son poste en 1925 pour se muer en courriériste parlementaire de quatre ou cinq journaux, à Montréal et Québec.
Familier avec la tribune des journalistes, guidé par les plus anciens, il se débrouille et apprend à tirer parti d’une situation stratégique sur le plan politique, pour l’entière délectation des feuilles publiques. Entre-temps, il s’occupe d’élections avec Alexandre Taché, avocat à Hull, bientôt député de son comté à l’Assemblée législative, plus tard président de celle-ci, puis juge de district et de la Cour supérieure, jusqu’à sa mort en 19**. Après d’autres initiatives, dont la fondation du Canadien et de l’Observateur de Hull, il collabore pendant près de vingt ans au Progrès de la même ville, devient secrétaire des ministres Arthur Sauvé et Maurice Dupré sous le régime conservateur de Bennett, puis d’Alexandre Taché, nommé président de l’Assemblée législative, qui lui obtient en 1948 le poste de greffier adjoint de celle-ci. Il fut longtemps le seul de mes anciens camarades du Droit à survivre, mais il mourut à son tour en février 1971. Retraité à Québec, il passait chaque année la belle saison à Notre-Dame-du-Portage, où se poursuit son dernier sommeil. Comme tant d’autres, je ne le vis pas souvent en cinquante ans. Il arrêta un jour à Saint-Hyacinthe, en compagnie de Taché, mais il entra à mon bureau quand je n’y étais pas. Ce fut sa seule visite que je sache. Quand il offrit une chronique politique de Québec à mon journal, il y a déjà des années, j’acceptai sans hésiter et n’eus pas à le regretter. Le lecteur non plus.
Né à Saint-Hyacinthe en 1899, Alexandre Taché, de la famille de Monseigneur Taché, deuxième évêque et premier archevêque de Saint-Boniface, fut mon confrère de classe au séminaire de sa ville natale, de 1911 à 1914. Après quoi, il suivit son père à Ottawa, lequel quitta le Courrier de Saint-Hyacinthe, dont il était en partie l’éditeur propriétaire, pour accepter dans la capitale les responsabilités d’Imprimeur du Roi.
Edgar Boutet était à sa manière, avec des méthodes à lui, une sorte d’historien-né, qui ne jetait rien des livres et brochures, revues et journaux, manifestes, prospectus, programmes, qui lui tombaient sous la main. Il étudiait, dépouillait, découpait ses documents, les classait et les perdait, du fait qu’il touchait trop de choses à la fois, les serrait avec respect, les oubliait ou ne se souvenait plus de l’endroit où ils dormaient. Si je n’ai vu sa paperasse, je sais comment il procédait au Droit, je présume qu’il changea peu, et l’impression que je garde de l’homme se dégage des articles qu’il m’envoyait à mon journal, des lettres précieuses qu’il m’adressa, des plaintes dont il émaillait sa correspondance, quant à sa façon de recueillir et disperser son bien. Il n’en fut pas moins un rude travailleur, qui ne se préoccupait pas de l’horloge, ne refusait pas un service, se multipliait pour venir en aide à ceux qui le consultaient.
Je suis de ceux qui le savent, ayant eu recours à ses souvenirs pour étoffer les miens. On sait, ou ne sait pas, qu’il rédigea presque seul l’édition spéciale du Droit, pour le centenaire de la presse franco-ontarienne en 1958, et qu’il récidiva pour le cinquantenaire du Droit, cinq ans plus tard. Quand on songe qu’il avait soixante-deux ans en 1958, soixante-sept en 1963, on imagine sa puissance de travail.
Établi à Québec depuis 1948, où il fut greffier adjoint de l’Assemblée législative jusqu’au moment de sa retraite, Boutet ne décéda qu’en février 1971, le 24 février, à 75 ans moins un mois.
Émile Boucher
Ses humanités terminées à l’Université d’Ottawa, Émile Boucher fut comme d’autres en face du problème de gagner son sel, peu attiré par les professions libérales alors accessibles, moins nombreuses qu’aujourd’hui, ou incapable d’envisager les frais de séjour à Toronto, Montréal ou Québec. Je ne sais rien de sa famille ni de son origine, de ses père et mère, de ses frères et sœurs, s’il en eut. Il n’invita jamais l’un de ses camarades chez lui, pour une soirée ou une heure, se comportant comme un fils authentique de la capitale guindée et peu accueillante. Plus tard, quand il fut marié et chez lui, entouré de sa femme et de ses enfants, il se montra le plus aimable et le plus policé des hommes. Il ne vivait plus sur le même plan et les étrangers de la veille s’étaient transformés, après quelques années, en des amis qu’il ne délaissa plus. Des journalistes qui frayèrent dans le même monde que moi à Ottawa, il est le seul qui vint me voir à Saint-Hyacinthe, du temps qu’il put se permettre une automobile.
Après un apprentissage de quelques mois en photographie, sous la direction du réputé Alexandre Castonguay, il se tourna vers le journalisme et y entra sur la fin de l’été 1919. Il y entraîna Boutet en octobre et j’y arrivai pour ma part le 19 décembre. Nous y étions, pour ainsi dire, de la même portée, soumis ensemble à Donat Kavanagh, qui menait son monde d’un bras de fer, disions-nous dans son dos, mais il n’y avait rien en lui de méchant, sauf l’air que parfois il se donnait, comme pour impressionner. Il avait, sur ses sujets, ce double avantage de savoir mieux qu’eux le français, et de posséder une expérience journalistique qui leur manquait.
Renonçant à l’art photographique, Émile Boucher se consacra de plus en plus à celui du chant. Sa réputation de ténor n’était pas surfaite. On l’entendait tour à tour à la chorale de la basilique, que dirigeait Fortunat Champagne; chez les Troubadours de Bytown, en même temps que Charles Marchand leur fondateur, Pierre Gauthier et Miville Belleau; associé au Quatuor Alouette, avec Oscar O’Brian et d’autres, qui remplaçaient selon le besoin ceux de la première heure : Roger Filiatrault, Jules Jacob, André Trottier, Émile Lamarre. Des années durant, le quatuor donna chaque hiver une série de concerts au Château-Frontenac de Québec, sous les auspices du chemin de fer Pacifique Canadien, propriétaire de l’hôtel. Le quatuor se rendit aussi en Europe, à bord d’un Empress du Pacifique Canadien, et participa à une croisière aux Antilles. Émile n’en revenait pas de ces voyages, en un temps où se déplacer coûtait cher, et il en gardait un souvenir émerveillé.
C’est à la musique et au chant que Boucher devait celle qui allait être sa femme et partager sa vie : Berthe Quévillon. Elle l’accompagnait au piano dans les concerts et il lui arriva de chanter avec lui en duo. D’un concert à l’autre, ils décidèrent de se marier. Ils vécurent dans l’harmonie, dans les divers sens du mot, et n’eurent pas beaucoup d’enfants, se contentant de quatre. La Providence, disait Émile, ne lui en avait pas envoyé davantage.
Quand Charles Marchand organisa ses tournées en province, Boucher ne compte qu’une vingtaine d’années, mais il débute auprès de Fortunat Champagne, Madeleine Reinhardt et plusieurs autres. On joue des pièces, on chante aux entractes, et les accompagnateurs sont Oscar O’Brian, qui se fera une réputation de folkloriste; René Provost, père de Guy le comédien; Robert Choquette, futur poète-ambassadeur. J’ai connu Charles Marchand et Léonard Beaulne, qui venaient voir Boucher au journal, lui exposer des projets, et celui-ci nous les présenta. Nous ne chantions ni l’un ni l’autre, Boutet et moi, ni ne savions trois notes de musique, mais il est prudent d’entretenir de bons rapports avec les journalistes pratiquants.
Boucher s’intéresse au théâtre comme au chant, et l’on aperçoit sa mince silhouette partout où des pièces s’interprètent dans la région Ottawa-Hull, y compris des opérettes populaires, avant l’avènement du cinéma parlant et de la radio, qui tuèrent le spectacle vivant.
Ovila Julien exagérait à peine quand il essayait de se payer la tête de Boucher, l’accusant de minauder pour les beaux yeux de Mercédès Reinhardt, car je sais qu’Émile parla souvent d’elle en ma présence, sur le ton admiratif. Elle était plus âgée que lui, parce qu’on la voit en même temps que sa sœur Madeleine, à ce théâtre de Hull que dirige Léonard Beaulne, dès 1910. Boucher avait alors douze ans. Il la connut plus tard, atteignant, par exemple, dix-huit ou dix-neuf ans, quand elle arrivait à la trentaine. On retrouve Boucher avec Émile Desrosiers, Madeleine et Mercédès Reinhardt, dans la troupe d’opérette de Charles Marchand, entre 1915 et 1919. Il joue en même temps que Wilfrid Sanche et Oscar Auger (aujourd’hui Jacques), dans des pièces que monte Ernest Saint-Jean, l’un des plus solides pionniers du théâtre et de l’opérette dans le secteur outaouais, avec Sanche, René Provost, Léonard Beaulne. Ce dernier, décédé en 1947, était père de Guy Beaulne, premier responsable du théâtre à travers le Québec, sous l’égide du Gouvernement, et d’Yvon, ambassadeur du Canada en plusieurs pays d’Europe et d’Amérique du Sud. Boucher se manifeste encore dans le Groupe du Beau Théâtre d’Émile Desrosiers, en même temps qu’Oscar Auger, qui épouse peu après Laurette Larocque (Jean Després), décédée il y a quelques années.
Victor Barrette et Alfred Verreault
Des autres journalistes connus au Droit, rappelons encore Victor Barrette et cet homme sans malice qui s’appelle Alfred Verreault, compagnon d’infortune de Victor Barrette et plus malheureux que lui, ou moins, du fait qu’il débuta comme correcteur d’épreuves et le fut jusqu’à la fin, tandis que l’autre se hissa jusqu’à la rédaction, ou certains à-côtés de la rédaction. Avec ce résultat que Barrette mourut en 1958, âgé de soixante-dix ans, tandis que Verreault, aux dernières nouvelles, vivrait encore dans sa ville natale d’Ottawa, plus qu’octogénaire.
Les deux hommes travaillaient dos à dos, dans un réduit ressemblant au sommet d’une cage d’ascenseur, et qui peut-être l’était. Si exigu le local, dont l’entrée donnait sur les charriots de la mise en page et les linos en rang d’oignons, le long de fenêtres, que deux bureaux, un calendrier et deux hommes assis le remplissaient. Mur en béton armé, plancher de même, ampoules électriques projetant une lumière crue vers le bas, grâce à des abat-jour de métal. L’endroit n’avait rien de réjouissant et personne ne dépassait le cadre de la porte, quand les hôtes des lieux se tenaient à leurs places respectives, c’est-à-dire sans arrêt. Car les épreuves se succédaient en un flot continu, avant, pendant et après la publication du journal, celui de chaque jour empruntant à la copie rédigée de la veille, avec titres et sous-titres. Personne ne savait grand-chose des mercenaires encagés ensemble, qui ne parlaient guère et surtout d’eux-mêmes.
Les biographies de Barrette paraissent un brin mystérieuses, que l’on connut après son décès. Elles racontent, par exemple, qu’il enseigne la littérature et l’histoire pendant dix ans, à Joliette et à Rigaud, après quoi il apparaît au Droit en 1921. La vérité vraie, c’est qu’il est un ex-Clerc de Saint-Viateur, né à Joliette en 1888, qui se joint à l’institut de ses maîtres, à titre de frère convers, après ses humanités au collège de sa ville natale. Quand il se lasse d’enseigner, il accroche sa soutane à un clou et se donne au journalisme, à l’exemple de tant d’autres, comme s’il lui apportait un cadeau. Il corrigea des tonnes d’épreuves, finit par se marier et n’eut pas d’enfants. Sauf erreur, car je ne le vis pas en ses plus beaux jours, il n’eut jamais accès à ce qu’on appelle la haute rédaction. Ce qui n’était pas dans son tempérament, les chicaneries et la bataille, la critique, la polémique qui est le sang, l’âge et la vie d’un journal, lui répugnant.
Pourvu du côté des lettres, Barrette se permet en sus des idées, ce qui l’autorise à prendre des initiatives intéressant les jeunes lecteurs du journal, auxquels il s’adresse sous le nom de l’Oncle Jean. Il est l’être amène par excellence, calme, souriant, obséquieux, parlant d’une voix douce, mielleuse même. C’est à lui qu’on doit pendant quelques années, dans les cours d’écoles, la prolifération des croix dites de Jacques-Cartier. L’idée lui en vient en 1934, avec le quatrième centenaire de la découverte du Canada par le célèbre Malouin.
Alfred Verreault, son alter ego, est d’une autre pâte. Natif et produit authentique de la capitale, il est peu communicatif, moins pliable et moins maniable, renfermé en lui-même, d’approche un peu difficile, comme les trois-quarts et demi de ses concitoyens. Ce qui signifie, entre autres traits, qu’il n’ouvre pas la bouche si on ne lui adresse la parole. Il a l’air sceptique et de rire en dedans, quand il vous écoute. Fils d’un fonctionnaire lui aussi, il est frère du Père Georges Verreault, ex-économe du Juniorat du Sacré-Cœur, délégué au Droit comme surveillant de la caisse et de la comptabilité. Le frère aîné n’use pas de son influence pour le combler. Il le cantonne à la correction des épreuves, peut-être à sa demande, et l’autre n’en sort pas. Je ne crois pas qu’il ait jamais tenté de rédiger un fait divers ou un articulet quelconque. Aux dernières nouvelles, il dépassait comme son frère les quatre-vingts ans, jouissait d’une santé convenable, mais il ne quittait guère la maison.
Fulgence Charpentier
Pour sa part, Fulgence Charpentier ne tient au journal que par un fil. Il ne reste pas en place. Après un bref séjour comme courriériste parlementaire, son entregent et sa mobilité prennent des formes variées : correspondant de journaux montréalais et québécois; secrétaire particulier de Fernand Rinfret, secrétaire d’État, de 1926 à 1930; conseiller municipal et « contrôleur » de la ville d’Ottawa, de 1929 à 1935; chef aux procès-verbaux des Communes, de 1940 à 1945; depuis 1946, au ministère des Affaires étrangères, qui l’envoie à Paris, Montevideo, Rio de Janeiro, Port-au-Prince (Haïti) puis, à titre d’ambassadeur, au Cameroun, au Gabon, au Tchad et au Congo. Jean Charpentier est son fils, qui se promène à travers le monde comme reporter-annonceur de Radio-Canada. Georges, son aîné, issu d’un premier mariage, suit dans la carrière les traces de son père.
J’ai retrouvé Charpentier à Paris, en 1950 et 1951, alors qu’il y est du personnel du major-général Georges Vanier, ambassadeur du Canada. Il m’accueille avec son affabilité naturelle et diplomatique, m’invite à dîner chez lui, puis à une soirée en l’honneur d’un groupe de Canadiens poursuivant des études avancées dans la capitale française, dont plusieurs médecins et des artistes, entre autres la chanteuse Colombe Pelletier, seul nom que je retienne. Madame Charpentier, originaire de la région de Rimouski, joue à la perfection son rôle d’hôtesse, se multipliant pour l’agrément de ses invités. À mon second séjour à Paris, je dînai chez elle en compagnie de Thomas Greenwood, dont personne ne paraît connaître les antécédents, qu’on dit Levantin malgré son nom et qui l’est peut-être. Je sais qu’il enseigna à l’Université d’Ottawa, puis à celle de Montréal, mais ma science ne va pas au-delà. Sa femme l’accompagne, brune et paraissant plus jeune que lui, qui répond au prénom de Nina. On la dit espagnole et elle donne l’impression d’être française.
Aimé Bernier
Aimé Bernier se joignit à nous […] sorti on ne sait d’où, et son arrivée fut si discrète et silencieuse que personne ne la remarqua. Je sais que ce ne fut pas avant 1920, car les services de rédaction du journal avaient aménagé sur la rue Dalhousie, dans un ancien logis perché, deux étages au-dessus de la bijouterie Bastien. L’immeuble appartenait à la compagnie éditrice du journal et l’on décida de nous y transporter, pour permettre l’agrandissement des bureaux de l’administration, ou ceux du Père Charlebois, qui commençait d’en mener pas mal large dans le monde canadien-français de l’Est ontarien. Quant à Bernier, personne ne lui porta beaucoup d’attention, ce qui parut lui aller comme un gant, peu désireux qu’il paraissait lui-même de se mêler à autrui. Il n’avait pas à dominer le dédain d’Ottawa, lui opposant le sien.
Pour revenir à Aimé Bernier, nous ne l’avons connu qu’après sa mort, d’après les journaux l’annonçant. À moins qu’on ne lui parlât, il n’ouvrait pas la bouche. S’il jugeait une question mal venue, il l’ignorait. Entré au journal pour travailler, il travaillait. Quand il s’y présenta, Kavanagh était marié, rendu à Montréal, et Boucher occupait son poste. Installé devant une machine à écrire, Bernier ne décollait pas de sa chaise, sauf à midi et quatre heures, ou trois, selon les besoins de la boîte. Cela dura un quart de siècle. Il était le plus âgé de nous tous, né en 1888 à Sainte-Claire de Dorchester, mais personne ne le savait. Cela signifie qu’il avait dix ans de plus que Boucher et moi, huit de plus qu’Edgar Boutet, l’emportant même de cinq ans sur Charles Gautier, le rédacteur en chef.
Malgré son prénom, il était le type parfait du mal aimé, et il semble avoir connu autant d’épreuves qu’il en corrigea au journal. Boutet m’écrivait un jour à son sujet :
― La dernière fois que je l’ai vu, c’était à l’église du Sacré-Cœur à Ottawa. Il était accompagné de sa femme et de son garçon. Il était déjà une loque humaine. Je ne l’ai jamais vu sourire ni entendu dire quelque chose de gai. Quand je lui demandais pourquoi un mot s’orthographiait d’une certaine façon, il répondait sur un ton désabusé : « C’est une autre chinoiserie de la langue française. » Je crains bien que pour lui, la vie ne fut en somme qu’une décevante chinoiserie (7 octobre 1969).
De quelques autres journalistes
Il y avait au Droit trois journalistes qu’on voyait peu, parce qu’ils n’y étaient jamais, et un quatrième, Aimé Ber4nier, qui ne s’absentait pas, mais si timide et renfermé en lui-même, si sombre et discret, que personne ne s’apercevait de sa présence. Des trois autres, Poulin avait charge d’informer le journal de ce qui se passait à Hull, Wrightville, Aylmer, Deschênes et autres endroits, même s’il ne s’y passait rien. Il avait domicile à Hull, où il s’empressait, son travail accompli, de retrouver sa femme surchargée de besogne, une demi-douzaine d’enfants, sinon plus, et un chien dont il racontait les prouesses.
G.-O. Julien, comme on disait, avait la responsabilité des pages sportives du journal, alors aussi en vogues qu’aujourd’hui en d’autres mains. Les quatre-cinquième de la population jeune, à cinquante et cent milles à la ronde, comptaient sur lui pour les résultats des joutes de baseball et de hockey, des rencontres de tennis, des premières audaces en ski – dont l’engouement commençait –, des courses de chevaux à la piste Connaught sur le chemin d’Aylmer, pour lesquelles on nous adressait des billets de faveur que nous offrions à qui les voulait, n’ayant pas d’argent à parier sur les bêtes.
Haut de six pieds et de solide charpente, gros et trop gras, Julien était un colosse qui courait après son souffle, un dollar à gagner et les nouveautés du monde sportif. Pour se tenir en forme, il ajoutait à son activité normale l’enseignement des mathématiques à l’université, de l’histoire du commerce, de la géographie ou de la géologie, selon les besoins.
Il s’affaissa à Hull un dimanche matin, sur les minuit et demi, le cœur lui manquant. On le transporta à l’hôpital, où un médecin constata sa mort. Cela remonte à février 1938 et j’avais quitté le Droit en juin1923, quinze ans auparavant. Si j‘appris son décès, c’est par d’autres, par les journaux; j’en ressentis un choc que je ne suis pas près d’oublier. À peine âgé de quarante-cinq ans, il était le premier de mes compagnons de travail à disparaître, et son départ me paraissait inacceptable. Le « trophée » Gil-O-Julien, institué sur l’initiative de Charles Daoust, son successeur, sans contribution posthume de sa part – quoi qu’on ait écrit à ce sujet – honore chaque année l’athlète de langue française le plus remarquable de l’ouest du Québec ou de l’Ontario.
Julien avait un collaborateur assidu en la personne d’Henri Laperrière, fonctionnaire au ministère des Travaux publics, mais je crois ne l’avoir jamais vu. Le soir et le dimanche, il aidait le gros Vila en la cueillette et la rédaction des nouvelles sportives, mais n’apparaissait jamais au journal qu’à six heures du matin, ou tard dans la soirée, en l’absence des autres. Quand sa collaboration devint plus intense, à compter de 1923, j’avais quitté Ottawa pour mon patelin de Saint-Hyacinthe. Il resta attaché au Droit, m’a-t-on dit, s’y occupant des pages et des archives agricoles.
Quant à Thomas Poulin, [manière] d’autorité en questions ouvrières et syndicales, il dit un jour adieu au journal, à l’ébahissement de tous et chacun, pour envahir avec sa smalah la vieille cité de Québec, où il entra au service de l’Action catholique, aujourd’hui amputée de son catholicisme et appelée l’Action, qui avait pignon sur la rue Sainte-Anne à la haute-ville. Je n’oserais dire qu’il succomba au dépaysement, mais il décéda après quelques années. Ses enfants avaient grandi et je crois qu’un de ses fils le suivit dans la carrière, mais je n’en suis pas sûr. Il n’y persista guère. S’il n’y renonça point, il fut lui-même emporté par la mort.
Se souciant de musique comme une poule d’un canif à deux lames, Julien se payait une pinte de bon sang ou deux, plus souvent qu’à son tour, aux dépens d’Émile Boucher. Le taquinant sur ses talents d’artiste-amateur, pourtant estimés partout, il ne se gantait pas de blanc, ni ne se bardait de précautions oratoires, pour nous combler d’un humour aussi pittoresque qu’injustifié.
Entré en coup de vent dans la salle de rédaction, planté au milieu et gesticulant de ses longs bras, il vociférait ou presque, les yeux sur Émile et paraissant ne pas s’adresser à lui.
― Dire que ça se pense artiste et que ça chante! Dix flancs-mous alignent une vingtaine de madriers sur des chevalets salis de peinture encroutée, hauts de deux pieds, et vous avez un théâtre. Vous trouvez çà à Curran, Rockland, Orléans, Gatineau et autres endroits, où personne n’a jamais rien vu, et voilà que ce monsieur s’avance, salue de la tête, se met à crier, brailler, hurler, ce qu’il appelle chanter, avec accompagnement d’une musiquette de Shoeman ou de Meilleure-Bière, si ce n’est de Charlie Marchand. Les enfants des cantons voisins applaudissent à se casser les poignets, tandis que leurs mères tombent dans les confitures. Un autre tantôt, notre blond arrondit le torse et fait le joli cœur, face à une demoiselle fraîche comme rose du matin, qui a prénom espagnol et nom allemand, et le voilà artiste dramatique, vanté par les critiques ses amis, non plus « chanteux », mais acteur, « acteux », et le voilà quelqu’un, pas n’importe qui! Si vous ne me croyez pas, messieurs-dames qui m’écoutez, voyez le programme imprimé en cachette par Eugène Beaudry, dans le coin le plus sombre des ateliers du Droit, et vous y voyez le nom de notre Émile face à celui de Mercédès.
Il disparaissait en coup de vent, comme il était venu, mais cela recommençait le lendemain ou la semaine suivante, selon que la binette de Boucher lui revenait ou pas, selon le temps dont il disposait entre ses cours et ses courses. À la fin, personne ne l’écoutait plus, et Boucher continua sa double carrière de journaliste et de ténor, jusqu’au jour où, fatigué de son poste de chef à l’information, premier ou second remplaçant de Kavanagh, il quitta le journalisme pour le fonctionnarisme. Il avait quarante ans et j’ai raison de croire qu’il regretta jusqu’à la fin son départ du journal.
Un quart de siècle plus tard, voyant venir l’heure de la retraite, il me disait chez lui, un soir que je me trouvais de passage à Ottawa :
― Si tu voulais, on s’arrangerait pour retourner ensemble au Droit. Je pense qu’on nous accepterait. Je m’occuperais ensuite d’arracher Boutet à Québec, de l’amener avec nous autres. Ce serait le bon temps, comme avant.
Sans croire ce qu’il disait, il prenait un plaisir infini à son rêve d’une demi-seconde.