Chapitre 5: Anecdotes et faits divers au «Droit»
Les changements survenus au printemps 1920 me haussaient aux responsabilités de rédacteur en chef, quand Gautier s’absentait pour ses vacances de l’été, pour raisons de maladie ou de musique, car il était organiste de sa paroisse et prêtait son concours en d’autres localités que la sienne, quand les circonstances le demandaient. De sorte qu’à vingt-deux ans, qu’on le veuille ou non, il se présentait des périodes où je pouvais me dire rédacteur en chef d’un quotidien, ce qui m’estomaquait moi-même. Si je le rappelle, c’est que je plains aujourd’hui ceux qui se sentaient le courage de me lire. J’ajoute avec satisfaction que jamais personne ne me félicita de rien, ni ne me blâma, ni ne contracta d’angine à cause des opinions que j’exprimais.
Ne recevant pas de nouvelles de l’ex-patron, parti en voyage de noces à Toronto et aux chutes Niagara, nous nous vîmes forcés de rédiger quelques paragraphes de « haulte graisse » comme dit Rabelais, dans notre Bulletin des nouvellistes. Ce bulletin, encore jeunet, perdu de façon irrémédiable et que Boucher chercha jusqu’à sa mort, constituait un répertoire unique de sottises, idioties et gauloiseries, auquel chacun mettait du sien, et dont un feuillet s’affichait au mur, chaque jour de la semaine. Le bulletin n’épargnait personne, méprisait la décence, et notre Émile prenait soin de l’enfouir au fond d’un tiroir, dès que les intéressés en avaient pris connaissance. Seul Aimé Bernier ne le lisait pas, n’ayant pas une minute à perdre à de pareils batifolages.
Le Père Charlebois montait nous voir presque chaque jour, rebaptisé Brisebois pour les fins du Bulletin, et chacun de nous appréhendait l’instant où l’un des feuillets sacrilèges lui tomberait sous l’œil ou la main. Or, ce qui devait arriver arriva. Un après-midi que nous tenions conseil, cherchant à truffer au mieux le bulletin du lendemain, la noire soutane du Père Charles, qui tirait au vert depuis longtemps, parut dans la porte d’entrée, et le grand manitou de s’aller planter devant le feuillet fixé à un clou, pour y apprendre les dernières turlupinades et les prouesses présumées d’un transparent Brisebois. Révolté, l’œil mauvais, il eut beau demander qui était l’auteur de pareilles singeries, ce n’était personne. Il questionna chacun des coupables possibles, pour récolter une imposante série de dénégations.
― C’est bien! dit-il. Si ce n’est pas vous autres, ça doit être les anges…
Après quoi, il disparut.
On décida séance tenant que seul Bernier s’en était tenu à l’exacte vérité, mais que dans l’ensemble de l’équipe des quatre B, nos noms commençant tous par B – Boucher, Boutet, Bernier, Bernard – avait tenu avec courage et fermeté contre l’ennemi commun et c’était autant d’acquis pour le bulletin du lendemain.
Vint un moment, longtemps après mon départ, où la collection du Bulletin des nouvellistes se révéla volumineuse, au point que Boucher la tirait d’un tiroir pour la cacher dans un autre, plus profond ou moins encombré, avec ce résultat qu’elle finit par se perdre, personne ne sachant comment ni quand. Quelques années avant de mourir, quand j’allais le voir à Ottawa, Émile m’en parlait avec regret, incapable de s’imaginer ce qu’il était advenu du Bulletin, le seul du genre au monde, disait-il, et dont n’existait aucune copie. Peut-être quelqu’un l’avait-il emporté chez lui pour le relire, oubliant de le rapporter, ou peut-être l’avait-on laissé dans le tréfonds d’un pupitre fatigué, remplacé par un neuf. On aura idée du ton qui y régnait, par l’intelligente remarque consacrée à Boutet, prié de rédiger le compte rendu d’une réception de la haute gomme au Château-Laurier : « Comme il ne voulait pas y paraître en queue de morue, il s’y rendit en queue de chemise. »
Parmi les visiteurs à la salle de rédaction du Droit, on comptait un évêque et un futur cardinal. J’ai nommé Monseigneur Charlebois, frère de notre Père Charles et plus âgé que lui de huit ans, vicaire apostolique du Keewatin, qui nous arrivait deux ou trois fois l’an à chaque visite à son cadet, lequel s’empressait de le produire pour notre admiration. Ce qui n’impressionnait personne, ne provoquant ni chaud ni froid.
Nous avions ouvert les yeux à la première rencontre, n’imaginant pas que le chef possédât un parent de cette envergure, pour retrouver l’instant d’après notre passivité indifférente. Le missionnaire vieillissant était un homme de soixante ans, qui serrait les mains sans conviction, ne disait pas un mot aux jeunes qu’on lui présentait, sauf les banalités qu’impose la politesse. Il était de ces gens qui pensent dire tout en ne disant rien, se donnant l’air de le dire. C’est là, du moins, l’impression qu’il laissait. Nous pouvions, nous devions lui demander une entrevue sur son lointain champ de travail, les formes de vie et les ressources du vicariat confié à ses soins, les congrégations œuvrant avec lui et autour de lui, les Indiens et les Esquimaux, le nombre de Blancs parmi ses fidèles, mais personne ne l’osait, par crainte du Père Charlebois. Nous ignorions si l’initiative aurait été appréciée, de sorte que chacun des attachés à la rédaction, de Gautier au dernier barbouilleur de papier, exerçait mal son métier. À cause du chef des chefs, lequel voulait de notre part un rendement aussi parfait et complet que possible.
Monseigneur Charlebois, qui mourut en 1933 à l’âge de soixante-et-onze ans, était courtaud de taille, plutôt replet, non point long et maigre comme son frère, et il portait une barbe ondulée qui cachait le haut de sa soutane et son faux-col romain, alors qu’il montrait crâne nu comme un genou. Ce qui portait à conclure qu’il n’avait pas le poil au bon endroit – remarque sans nouveauté. La voix pâle, le geste sobre, il paraissait bien nourri plutôt que mal, vivant dans un pays réputé pauvre, tandis que Charles-Borromée, pour ne pas ignorer son double prénom, réussissait à ne pas engraisser dans le monde de l’abondance. Trois frères Charlebois, le second prénommé Guillaume, entrèrent chez les Oblats, tandis que leur sœur Armandine, mariée à Eusèbe Lajeunesse, leur donna trois de ses fils. Martin, le troisième, de dix-neuf ans plus jeune que le premier, fut ordonné prêtre par Monseigneur Ovide son oncle, et il le remplaça comme vicaire apostolique du Keewatin, de 1933 à 1934. Monseigneur Lajeunesse passa ses dernières années à Rougemont dans le diocèse de Saint-Hyacinthe, à la résidence Saint-Joseph des Oblats, et il mourut à Montréal en 1961.
Notre futur cardinal n’était autre que le Père Rodrigue Villeneuve, Oblat lui aussi, qui fut le premier évêque de Gravelbourg en Saskatchewan, avant sa nomination, dix-sept mois plus tard, comme archevêque de Québec, créé cardinal par Pie XI, le 13 mars 1933.
Quand je le connus à Ottawa, il avait trente-six ou trente-sept ans, et il enseignait les sciences ecclésiastiques au Scolasticat Saint-Joseph d’Ottawa-Est, dont il fut supérieur, sans cesser de professer, de 1920 à 1930. Il arrivait au journal à tout propos, sans raison apparente, et j’entends la voix d’Émile Boucher lui souhaitant la bienvenue, quand il apercevait sa courte silhouette dans la porte d’entrée :
― Tiens! V’là le p’tit Père Villeneuve! Venez vous assoère…
Vous asseoir, cela signifiait se hisser sur une table, repasser des mains les plis de sa soutane, accepter une cigarette et attendre, jambes pendantes, ce qui allait venir.
Il le savait d’avance, le petit Père, car c’était chaque fois le même rite, Émile enchaînant sans plus de transition :
― J’en ai une bonne à vous conter aujourd’hui, qu’est pas piquée des vers. Tenez-vous bien, pour ne pas tomber de votre perchoir.
Émile lui contait alors, non pas une histoire, mais deux, trois, quatre, parmi les plus salées, les plus épicées, les plus rosses et les moins convenables, apprises depuis le dernier passage du religieux, qui ne jetait pas les hauts cris pour autant, riait s’il y avait lieu, malgré ses titres de docteur en théologie, en droit canonique, en philosophe, et qui tout à coup disparaissait sans bruit, comme il était venu, et sans adieux prolongés.
Il partait en douce, saluant d’un geste de la main, revenait dix jours plus tard et cela recommençait. Je n’ai jamais su pourquoi notre distingué visiteur s’asseyait sur une table ou un bureau plat, quand les chaises abondaient autour de lui.
Au moment où personne ne le prévoyait, le Père Charlebois nous joua un tour de sa façon, croyant d’abord nous rendre service, donner en même temps un coup de pouce dans le sens de l’amélioration du journal, son journal. Il nous apparut donc, sans avertissement préalable, accompagné de Louis-Joseph de la Durantaye, étudiant en droit à l’Université de Montréal, connu de nous depuis longtemps, qui se cherchait un emploi d’été pour relever une finance personnelle à son plus bas. Admis auprès du Père Charlebois, avec ou sans la connivence d’Edmond Cloutier, il réussit à le convaincre que le français de ses rédacteurs n’était pas à l’abri des reproches, fussent-ils légers, et il l’aiguilla petit à petit vers la possibilité d’une langue moins négligée, ou plus châtiée. Il nous fut donc annoncé que Louis-Joseph se joignait au personnel de la rédaction, à titre de reviseur des textes, lesquels lui passeraient par les mains avant l’atelier de composition. Gardant son sérieux sans perdre le sourire, intéressé à garder un poste conquis de haute lutte, le confrère à particule se mit en frais de se prouver à lui-même, ainsi qu’un maître de céans, qu’il savait de quoi il retournait et que son rôle n’en était pas un de fantaisie.
Ce qu’il restait à voir.
Jos. De la Durantaye déterra donc pour chacun de nous, en dehors des articles signés en page de rédaction, un nombre appréciable d’anglicismes et d’impropriétés, de tournures fautives, de paragraphes à scinder en deux, et il rafistolait le tout avec célérité, son assurance égalant notre scepticisme. Ce qui ne pouvait durer, et l’on décida de contre-attaquer dans le plus bref délai, personne ne tenant à se laisser manger la laine sur le dos. Il y eut conseil de guerre, au cours duquel maintes mesures furent étudiées, pesées avec soin, car il importait d’atteindre le Père Charlebois à travers son censeur, d’en finir avec les embêtements des deux. Le plus sage paraissant de porter la guerre sur le terrain de l’ennemi, de combattre le feu par le feu, nous nous entendîmes sur une tactique qui n’entraînerait pas une dépense inutile de munitions. Comme l’un des humiliés achevait de lire les derniers numéros de l’Action française, qui nous arrivaient de Paris une fois la semaine, il eut cette lumineuse idée d’y découper un article de Charles Maurras, traitant de politique internationale, de le recopier sans y changer une virgule ni un tréma, sur le papier-journal de la maison, de le donner ensuite pour une nouvelle en provenance de Paris et datée du jour, traduite d’un texte anglais de la United Press.
Le perfide feuillet mêlé à vingt autres, soumis à l’attention du gardien de la langue française en nos murs, celui-ci y décela et décortiqua quarante-sept fautes, de langue et de goût. Il va de soi que le Père Charles fut mis au courant, par voie directe ou non, et son Louis-Joseph disparut de la circulation. Je crois que celui-ci ne sut jamais à quoi il tenait sa chute. Reçu avocat peu après, il commença d’exercer sa profession à Hull, transporta son étude dans la métropole, s’y maria, eut des enfants et mourut.
Charles Gautier mis à part, qui entra au Droit à sa fondation en 1913 et ne le laissa qu’en 1948, après avoir été chef de la rédaction pendant plus d’un quart de siècle, Émile Boucher est celui qui fut le plus longtemps au journal, y passant trente-huit ans de sa vie. Il plia bagage en 1937 et parut le regretter jusqu’à la fin. Chaque fois que je le voyais, il parlait du Droit et de sa peine de n’y être plus. S’il avait pu y retourner dans les vingt-quatre heures, avec les anciens de 1919, il y serait retourné au pas de course. Au point que je me demande pourquoi il n’y resta point, quand il y avait son trou – comme nous disions. Il ne l’a pas dit, mais je crois qu’il partit comme d’autres, pour gagner plus ailleurs, ses enfants grandissant et leur préparation à la vie exigeant plus que ne permettait son revenu de journaliste. Il en avait quatre, deux fils et deux filles, qui le continuent sans lui ressembler, personne n’était le double ou le sosie, moral surtout, de ses père et mère.
Peu avant le départ de Kavanagh pour Montréal, Émile Boucher le devant remplacer comme chef de l’information – après le retour imprévisible du père J.-Adélard Caron, réapparu un moment – il s’imposait d’injecter du sang nouveau aux services. C’est pourquoi nous arriva Henri Lemieux, frère d’Edmond, chargé de la publicité du Droit depuis ses débuts. D’excellente compagnie et le meilleur garçon du monde, Henri venait de Curran en Ontario, après de solides études au Collège de Rigaud. Après avoir songé à entrer chez les moines, comme il disait, il se rabattait sur le journalisme, qui n’en fut pas bouleversé. Non qu’il manquât de qualités, mais il était plus lent que mélasse en hiver, comme le veut le dicton, et il n’en finissait plus de relire, corriger, raturer, ratisser la copie que le patron espérait avec impatience, les presses n’attendant pas pour leur part, ni les trains qui emportent le journal aux quatre coins cardinaux.
Donat Kavanagh, pourtant calme, manquait de se fâcher :
― Vas-tu finir par finir, espèce de pas pressé! J’attends après toi pour fermer la première page, ou la deux, ou la quatre, et tu n’aboutis pas!
Henri répondait avec un flegme à rendre jaloux le plus britannique des Anglais authentiques :
― J’admets que je ne suis pas rapide, mais ce que je donne est bien fait.
― Je ne discute pas de la qualité, je dis que ça presse, que j’attends après toi, et je te demande de te dépêcher.
Lemieux ne s’énervait pas :
― Peut-être pas vite, monsieur Kavanagh, mais vous admettrez que c’est bien fait, écrit avec soin et sans fautes…
Cela durait de jour en jour et ne changeait pas.
Si bien que Lemieux jugea bon de quitter les lieux et de gagner Toronto, où étudier les secrets de la pédagogie. Il ne se trompa point, car une fructueuse carrière dans l’enseignement suivit, qui le conduisit jusqu’au poste d’inspecteur en chef des écoles normales et bilingues de l’Ontario. Aujourd’hui retiré à Ottawa, célibataire, n’ayant jamais eu le temps, non pas de se marier, mais d’y penser. Son frère Edmond n’était pas de sa trempe, qui éleva une dizaine d’enfants et ne compte plus ses descendants. Il vit lui aussi, dépassant les quatre-vingts ans, ce qui prouve que les soucis de la famille ne conduisent pas au tombeau.
Bastien n’était ni le premier ni le dernier venu. Homme de chiffres, cultivé à sa manière, original comme il en est peu, il avait sa conception de l’existence et n’en démordait pas. Comme un bon nombre de fonctionnaires montés en grade, il avait acheté une vaste maison qui lui coûtait cher de taxes et d’entretien, et je crois qu’il avait du mal à joindre les deux bouts. Il louait donc une bonne moitié de sa propriété, pour arriver à la payer. Arpenteur-géomètre de son état, il avait passé sa jeunesse dans l’extrême nord-ouest du pays, s’y occupant à des relevés géodésiques et autres, si ma mémoire ne me trahit pas, dans la région du Lac des Esclaves et de celui de l’Ours. Ce qui n’est pas à la porte. Rapatrié à Ottawa, dont peut-être il n’était pas parti, étant originaire d’Orléans près de la capitale, il entra au service du Gouvernement, aux Travaux publics ou dans des bureaux connexes. Il menait une vie selon ses goûts, qui n’étaient pas ceux de la majorité. Il cultivait ses tomates, gardait des poules pour avoir des œufs frais, fabriquait en sa cave un vin buvable et de la bière qui l’était moins. Ce que je sais par expérience. Son salon abandonné pour les raisons dites, il passait les trois-quarts de ses loisirs dehors, la température le permettant, ou dans sa salle à manger tapissée de reproductions artistiques en blanc et noir, des nus pour la plupart, qu’il ne regardait pas. Sauf quand quelqu’un l’immobilisait au téléphone, ses images le reposant, disait-il, des propos ennuyants ou stupides. S’il ne faisait trop chaud ni trop froid, entre quatre heures de l’après-midi et six, il allait jouer au tennis avec sa femme et le Père Odilon Allard, son ami de cœur, parfois Claude Melançon, qui se piqua toujours d’être un sportif : tennis, plongeon, pêche à la truite et au saumon. Il avait dans sa bibliothèque des recueils de Verlaine et de Richepin. Les dimanches d’hiver, quand il ventait et neigeait à ne pas mettre un chien dehors, il s’asseyait au piano et jouait le Dies Irae, sous prétexte de s’amuser.
Vivant de compagnie ou presque, avec Melançon et Desrosiers, c’est à peine si je les rencontrais de temps à autre. Depuis que le Parlement ne m’attirait plus, nos heures libres ne concordaient pas. Nous gardions en commun le goût des lettres, nous nous prêtions des livres, et chacun avait la permission de se servir chez le voisin. Il arrivait à Desrosiers de nous montrer des pages qu’il reprenait dix fois, sans jamais une rature, pour les jeter ensuite dans sa corbeille à papiers. On aurait pu, à recueillir ses brouillons et les comparer, suivre chez lui le mouvement et l’évolution de la pensée, le travail de gestation s’exprimant en personnages, avec leurs qualités et leurs défauts, leurs passions, leurs amours, les ambitions des uns, les réussites ou les échecs des autres, mais Desrosiers se montrait discret en ces matières. D’autant plus qu’il paraissait y peiner et transpirer plus que de raison, lui si à l’aise et alerte dans l’article du journal. Desrosiers continua de travailler comme ses compagnons, et vint un jour où nous nous retrouvâmes ensemble à la Société Royale du Canada, Desrosiers élu en 1942, les deux autres un an plus tard. Des trois, seul Desrosiers n’est plus, décédé en 1967. Il ne sut pas survivre à sa femme (Michelle Le Normand), emportée trois ans plus tôt par une défaillance du cœur. Quand elle partit, il s’écroula. Il n’eut dès lors qu’un souci, terminer sa biographie de Paul de Chomedey, sieur de Maisonneuve, puis il mourut. Il avait soixante-et-onze ans.
Melançon était de tempérament différent, moins sombre et moins renfermé, moins secret, plus porté vers les nouveaux domaines à explorer que fasciné par le passé et l’histoire. C’est à lui que je dois, par exemple, ma curiosité des sciences naturelles, qui m’aide à étoffer de canadianismes mes œuvres de fiction. En marge, surtout, de la faune et de la flore du pays. C’est lui aussi qui m’encouragea aux recherches du côté de la littérature américaine, qui me valurent à la fin une bourse de la Fondation Rockfeller, et permirent mon ouvrage sur le régionalisme dans ladite littérature américaine. Plus âgé que moi de trois ans, il se tenait à l’affût des domaines où exercer son action. Peu avare de ses idées, ni jaloux des initiatives qu’elles suggéraient, il se réjouissait des succès d’un autre, dans une matière qu’il pouvait proclamer sienne.
À l’époque où nous vivions ensemble dans la capitale, je lui révélai un soir que j’estimais assez mal tournées certaines de ses chroniques de La Presse, et il en parut plus étonné que chagriné ou mortifié. Il demanda des explications, et je lui soulignai d’inutiles répétitions de mots, des faiblesses de langue et de tournures, suggérant des corrections appropriées. Il m’arriva le lendemain avec un texte remanié, admettant que j’avais raison et content, me remerciant de l’orienter vers de nouvelles voies. Il ne me donna pas le temps de me réjouir longtemps, révélant qu’il venait de passer au crible un de mes articles du Droit, pour une honnête moisson de manquements et négligences qu’il ne signerait pas. Le pis, c’est qu’il avait raison, m’appliquant le même fer chaud dont je lui avais brûlé la peau. Ce fut à mon tour de battre ma coulpe, et nous prîmes l’habitude d’examiner ensemble, loupe en main, notre double production quotidienne. Melançon s’en tira en définitive à bon compte, car je me trouvais aux prises avec l’abbé Lionel Groulx, quelques années plus tard, pour les mêmes raisons qui nous réunissaient en nous opposant. C’est là une autre histoire, à raconter en temps utile.
Melançon et Desrosiers ne collèrent pas à Ottawa plus que moi, le premier beaucoup moins longtemps que l’autre. Venus de Montréal, mandatés par leurs journaux respectifs, ils y retournèrent à la première occasion favorable. Melançon dès 1923, la même année que celle de mon propre départ du Droit; Desrosiers en 1941, après avoir été porte-parole du Devoir, puis fonctionnaire, pendant environ dix ans. En 1941, nommé conservateur de la Bibliothèque municipale de Montréal, à l’angle des rues Sherbrooke et Amherst, il s’y prélasse selon ses goûts, sédentaire et studieux, comme un rat besogneux dans un énorme fromage, et d’une savoureuse qualité. Il n’y perd pas son temps. Cela dura douze ans, après quoi il se réfugia à Saint-Sauveur-des-Monts, dans cette partie des Laurentides appelée le petit nord de Montréal, suivi de Michelle Le Normand, son épouse et ses trois enfants, dont une fillette malade qui devait mourir. Michelle Le Normand était un nom de plus qui cachait celui de Marie-Antoinette Tardif et se superposait à Madame Desrosiers. Ce que personne n’ignorait dans le monde du journalisme ou des lettres. À eux deux, mari et femme laissèrent un monceau de livres, une trentaine ou plus. De ceux de Michelle Le Normand, le plus captivant est à coup sûr, cet Autour de la maison qui date de plus d’un demi-siècle et n’a pas vieilli, où elle raconte ses souvenirs d’enfance, où l’on croit retrouver parfois, au détour d’un chemin herbeux ou d’une allée de jardin fleuri, comme un écho, une exclamation, un subtil parfum de la célèbre Colette.
Saint-Sauveur-en-Puisaye n’est-il pas d’ailleurs le nom, au cœur de la Bourgogne parfumée, du modeste bourg où naquit Sidonie-Gabrielle Colette?
Léopold Richer, fondateur du Temps, et sa femme Julia (née Sigouin), suivant les Desrosiers à Saint-Sauveur, comme plus tard Pierre Tisseyre et les siens, de même que mon vieil ami Elzéar Bernard, de Beloeil, qui y mourut. Ce dernier n’était pas de mes parents, appartenant à la famille des Brouillette dits Bernard, ou Brouillé, la plupart de Beloeil et de la région, mais il fut toujours l’un de mes amis.
Melançon est un phénomène en son genre. Les ouvrages de biographie affirment qu’il étudia au Collège Sainte-Marie, ce qui n’est qu’à moitié vrai. Il m’a souvent raconté qu’il n’alla presque pas au collège, pas même à l’école, à cause d’une santé fragile en sa jeunesse, et que des précepteurs privés se rendaient chez ses parents, pour le préparer à la vie. Ils n’y réussirent pas trop mal, mais Claude apprit à lire dans les livres, dont il lut une tonne ou deux avant de mettre la main à la plume. Il ne rejetait aucun moyen d’apprendre, d’enrichir son vocabulaire, d’approfondir la grammaire.
Bien lui en prit, car il est chez nous l’un des rares qui écrivent sans bavures, avec l’air de n’y pas toucher et une remarquable clarté. Il sait où il va et ne perd jamais le fil. Il quitta Ottawa pour accepter les fonctions de publiciste français et directeur adjoint des relations extérieures des chemins de fer de l’État, qu’il quitta en 1958 pour prendre sa retraite. Il voyage depuis, dans la mesure du possible, et passe les mois d’été dans la maison de ferme qu’il acheta sur le lac Brome, il y a des années.
Le sort voulut que Melançon se tournât vers l’histoire naturelle, et il donna sur la faune du Québec, petite et grande, une demi-douzaine d’ouvrages de belle venue auxquels on peut se fier. Il en est un consacré aux oiseaux, intitulé Charmants voisins (1940), que je n’ai pas lu. Claude me l’envoya, dédicacé et signé, mais je l’avais à peine qu’un avocat de Saint-Hyacinthe, entrant dans mon bureau, l’aperçut et me l’emprunta, avec promesse de me le rapporter dans les huit jours. Au lendemain de sa mort, quelque vingt ans après, un de ses fils me l’apporta, avec les excuses posthumes de son père. L’ayant remercié, un autre visiteur se saisit du volume et le feuilleta, me priant de le lui confier pour une semaine. Je n’ai revu ni le livre ni l’emprunteur. Je ne désespère pas de la visite de l’un portant l’autre, le jour où le vent des délicatesses remplacera celui de l’indélicatesse.
C’est à Melançon que je m’alliai, en cette lointaine année 1920, pour affronter en Chambre, à Ottawa, les fameuses séances d’obstruction. Celles-ci donnaient des résultats négatifs et elles n’existent plus. Tant mieux pour les journalistes, les premiers à en souffrir, qui n’en tiraient pas vingt lignes de copie utilisable. Les séances redoutées commençaient tôt dans la soirée, pour se prolonger sans arrêt jusqu’au jour, le lendemain matin. L’obstruction se résumait à une manœuvre simpliste, visant à empêcher un débat d’aboutir dans un sens ou un autre, dirigée surtout contre la droite, c’est-à-dire le Gouvernement. Ce qui veut dire que, deux fois sur trois, les responsables se recrutaient du côté de l’Opposition.
Venu le moment de l’ajournement, quand la discussion se prolongeait et qu’aucune conclusion ne pointait nulle part, ces messieurs de la presse commençaient de prendre leurs dispositions. C’est-à-dire qu’ils s’entendaient pour former équipe deux par deux, l’un dormant pendant que l’autre baillait à se décrocher les mâchoires, écoutant les propos décousus des représentants de la nation. On se relevait de deux en deux heures. Les canapés funèbres du salon négligé trouvaient une raison d’être, mais il n’y en avait que pour quelques-uns. Ce qui ne constituait pas un embêtement majeur, les attachés des journaux ne réagissant pas de la même façon.
La plupart des anciens gagnaient leur foyer et leur lit, sachant que l’interminable séance nocturne ne produisait rien, tandis que les joueurs de cartes et les buveurs de scotch tuaient le temps d’autre manière, se joignant aux députés pratiquant les mêmes rites. Melançon et moi unissions nos forces, parce que la Presse ne voulait rien manquer, tandis que le Droit, quotidien local, ne pouvait pas moins. Ce fut un beau jour pour les derniers esclaves du régime, celui où une loi interdit les spectacles d’obstruction et d’endurance.
Parmi les journalistes connus au Parlement, Omer Langlois fut peut-être celui qui m’accueillit avec le plus de gentillesse. Le mot n’exagère en rien. Onctueux comme un évêque bénisseur, de mise impeccable, Langlois était l’affabilité incarnée. De voix égale et douce, il n’élevait jamais le ton. Accueillant, discret, serviable, diplomate-né, se donnant du mal pour rendre service, il était de ces gens dont on dit qu’ils cherchent à se faire aimer. Non par intérêt, mais parce que telle est leur nature
Quand j’arrivai à la salle enfumée du Parlement, réservée aux journalistes du pays et du monde entier, il me prit, pour ainsi dire, sous son aile, me rompit aux ficelles du métier, m’indiqua les écueils à éviter, les tactiques à connaître et comment arrondir les coins, quand il y a lieu. De douze ans mon aîné, il pouvait se permettre ce genre de paternité spirituelle. Avec d’autant plus d’aise qu’il n’essaya point d’exercer l’ombre d’une influence partisane, sous l’angle politique. Vu ses accointances avec le monde libéral, il passa bientôt du journalisme au fonctionnarisme, parfait secrétaire d’hommes aussi exigeants et difficiles à servir qu’Ernest Lapointe et P.-J.-A. Cardin, ce dernier dieu de Sorel et de la circonscription de Richelieu – à cause de leurs hautes fonctions, leur influence, les innombrables solliciteurs et quémandeurs qu’ils attiraient. Omer Langlois mourut à Ottawa en 1969, à l’âge avancé de quatre-vingt-trois ans. Comme quoi l’homme calme et doux, ne malmenant ni son cœur ni ses nerfs, a peut-être plus de chances de se prolonger que le coléreux.
J’étais à mon bureau de Saint-Hyacinthe depuis près de vingt ans – dix-huit pour être plus précis – quand Omer Langlois frappa à ma porte. Un peu vieilli, il avait peu changé. Il restait l’homme que je connaissais, amical et souriant. Après échange de quelques souvenirs, il m’exposa un projet en voie de réalisation : la publication d’un ouvrage intitulé Les Biographies françaises d’Amérique dont les responsables seraient quelques journalistes associés. Je donnai mon approbation et mes bénédictions, sachant comment se financent les entreprises du genre : une contribution personnelle des célébrités qui y figurent. L’excellence du projet reconnue, j’ajoutai que je ne saurais me séparer de cinquante ou cent dollars, pour la satisfaction de lire mon curriculum vitæ dans un recueil relié de toile forte. Langlois n’insista pas, qui ne demandait rien sous la forme de chèque ou billets de banque, disant tenir à me voir figurer dans sa galerie et que cela ne me coûterait pas un sou vaillant. Ce qui explique que j’y suis avec une mauvaise photo, en même temps que quelque six cents autres.
Paru en 1942, le livre compte parmi les plus précieux de ma bibliothèque, ranimant un passé qui s’estompe de plus en plus. Hors les journalistes, qui ne pèsent jamais lourd dans l’opinion, on y découvre l’essentiel sur les Canadiens de langue française qui comptent ou qui comptaient, dans les neuf provinces d’alors, ainsi qu’aux États-Unis. Langlois n’y a son nom ni sa photographie, ni parmi les éditeurs et rédacteurs de l’ouvrage, ni parmi les journalistes présentés. Sa modestie ne le permettait pas. Je crois qu’il fut au Droit le premier chef des journalistes ou reporters, dès la fondation en 1913, au moment où J.-Adélard Caron en était le rédacteur en chef, mais je n’en suis pas sûr. C’était pas mal avant moi. Chose étrange, Langlois ne me parla jamais de son passage au quotidien français d’Ottawa.
Je m’en voudrais de quitter le Parlement sans évoquer la sympathique silhouette de Jules Tremblay, fils du journaliste Rémi Tremblay et poète comme lui, sans rien de verlainien ni de baudelairien dans sa manière. Traducteur à la Chambre des Communes, il arrêtait volontiers à notre salle de rédaction, incapable de ne pas se mêler à ceux qui donnent à manger aux linotypes. Suivant l’exemple paternel, il débuta dans les journaux à l’âge de dix-huit ans, s’y dépensa pendant une quinzaine d’années, y gagna mal sa vie, pour passer à la fin à d’autres occupations. Il m’invitait chez lui le dimanche pour parler littérature, ne manquait aucune occasion, sur la colline, de me rendre service. Il connaissait tout le monde, avait ses entrées dans les secrétariats et les bureaux des ministères, où il dénichait pour mon bénéfice des informations inédites. Des scoops solides, comme dit l’argot du métier, qui me consolidaient dans l’esprit de mes patrons.
C’est par lui que j’appris, entre autres choses, à apprécier la finesse de Louvigny de Montigny, rencontré près de l’édifice de l’Est, lequel me dit, après les présentations d’usage :
― Comme ça, jeune homme, vous faites dans le Droit!
Ce Louvigny à barbichette, me semblait-il, qui n’était pourtant pas le premier venu, se permettait peu de frais pour briller.
Je ne puis oublier à travers mes souvenirs, même à cinquante ans de distance, le féérique spectacle qui s’offrait chaque soir derrière les édifices du Parlement, au coucher du soleil. Sur le fond moutonnant et bleuté des lointaines Laurentides, une fantastique orgie de couleurs et nuances, teintes et demi-teintes, pendant que chatoyaient en premier plan les moires de la rivière. Des coloris inexprimables se joignant aux jeux de l’ombre, capables de rendre fous les peintres les plus extravagants, où l’éclat des ors brunis s’allie aux tons dégradés des turquoises et des roses, des lilas, des mauves, des violets qu’on ne voit qu’une fois en sa vie. Le chemin des amoureux, où personne ne s’engageait, contournait le rond édifice de la bibliothèque nationale, bordé d’un inutile garde-fou qui dominait un abîme dévalant vers le rivage clapotant, où s’entrecroisaient des arbres et arbustes d’essences variées, de la vigne vierge et des concombres grimpants, l’ortie et des fleurs sauvages, l’eupatoire pourpre, le bident jaune, le fer de flèche de la sagittaire, le pied-de-veau, les joncs et autres herbes assoiffées qui hantent le bord de l’eau.