Chapitre 3: Journaliste au quotidien «Le Droit»
Après mes humanités au petit Séminaire de Saint-Hyacinthe, y compris deux années de philosophie potassée en latin et mal digérée, je ne songeais qu’à écrire, fût-ce dans un journal. Voir mon nom au bas d’un article me paraissait le comble de la félicité sur terre. Ce que j’ai déchanté depuis!
Je me présentai au Droit, en décembre 1919, porteur d’une lettre m’y invitant, prêt à y accepter le plus modeste poste des services de rédaction.
Ottawa
Je n’essaierai pas de peindre, décrire ou interpréter la ville d’Ottawa connue en ma jeunesse. Celle d’hier ne ressemble pas à celle d’aujourd’hui, mais je me demande si l’une n’est pas aussi difficile à saisir que l’autre. Il y a cinquante ans, l’agglomération Ottawa-Hull, à laquelle s’agglutinaient Eastview et Clarkstown à l’est, les municipalités de la baie Britannia à l’ouest, celles issues de Hull et Aylmer, de l’autre côté de l’eau, offrait à l’observateur une sorte d’énigme, sinon plusieurs. Cela tenait à son caractère bilingue, qu’on le veuille ou non. Cela tenait aussi à la forte entité de Hull, sur la berge québécoise de la rivière des Outaouais – de son nom ancien et historique – et au fait qu’une bonne partie de la population ouvrière de la capitale, et de ses gagne-petit, y possédait feu et lieu. Comme appuyée, arc-boutée sur les deux provinces de Québec et d’Ontario, la capitale n’était ni québécoise ni ontarienne, ni surtout anglaise, comme on le voulait dans les milieux officiels. Elle était ce qu’elle était. On l’acceptait ou on la rejetait, mais rien en elle ne changeait.
Quand on raconte qu’Ottawa est une ville hautaine et fermée, il faut y avoir vécu sans y connaître âme qui vive à l’arrivée, pour comprendre. Peut-être cela diffère-t-il aujourd’hui, ce que j’ignore, mais il fallait de la patience et s’y soumettre à un apprentissage en règle, sinon à de dures épreuves, il y a un demi-siècle et plus, avant d’obtenir à la fin sa carte de compétence, comme disent les syndiqués. Laquelle finissait par se traduire par une espèce d’acceptation tacite que personne n’avouait, ni les conquérants ni les conquis, et dont on n’entendait plus parler après ce qu’on pourrait appeler l’intégration graduelle, ni trop humiliante ni douloureuse.
Entourée d’eau et perdue dans les arbres, le vent y soufflant plus qu’ailleurs en hiver, la jeune et belle ville n’avait point perdu son caractère de Bytown – à cause du lieutenant-colonel John By – bien que l’on prétendît le contraire – et les vieux de la vieille ne se remettaient pas de son choix pour capitale d’un pays comme le Canada, au temps où la reine Victoria n’avait pas désappris de sourire, avant de devenir la sombre veuve de Windsor, comme l’écrivit un jour Rudyard Kipling, pour son malheur, tandis que son fils le prince de Galles, plus tard Édouard VII, l’appelait la mère éternelle.
Il s’agissait de mettre fin aux incessantes querelles entre Montréal, Québec et Toronto, quant au site de la capitale canadienne, dès avant le pacte confédératif de 1867, mais le souvenir subsistait, dans les artères de la basse ville aboutissant à la rue Sussex, de Jos Montferrand et de ses durs-à-cuire, se saoulant pour se battre dans les hôtels louches des rues George et Murray; des Indiens taciturnes se promenant à la file dans les rues qui s’appellent aujourd’hui Sparks et Rideau; des anciens militaires se vantant d’avoir participé à la pendaison de Riel à Regina, en 1885; des trains de bois qui descendaient la rivière des Outaouais jusqu’à l’île Perrot près de Vaudreuil, après avoir sauté tant bien que mal les chutes écumeuses de la Chaudière.
Le local du Droit
Sauf des modifications en sa structure que j’ignore, Le Droit appartenait à la congrégation des Oblats et il lui appartient encore. La fondation du journal remonte à 1913, trois ans après celle du Devoir à Montréal, dont il essaya d’être l’émule en terre ontarienne. L’homme qui se chargea de le tirer du néant, de lui insuffler vie et de l’étayer, aussi longtemps que ses forces le lui permirent, fut le père Charles Charlebois, ex-missionnaire en Alberta et ancien curé près d’Ottawa. Il s’identifia à tel point avec lui qu’il était le journal, ni plus ni moins. Il y avait la haute main, par le truchement de l’Association canadienne-française d’Éducation de l’Ontario, de même que son bureau, se confondant avec ceux de ladite association, dont le secrétaire, collaborateur occasionnel au journal, était cet Edmond Cloutier, lui-même ancien religieux qui avait jeté le frac aux orties, pour se hisser à la fin au poste d’Imprimeur du Roi et régent indiscuté de l’Imprimerie nationale, avec rang de sous-ministre.
À mon arrivée au Droit, le journal logeait dans un immeuble à lui, à l’angle des rues Dalhousie et George, la Banque Nationale occupant le rez-de-chaussée, moyennant un loyer qui payait chez nous plusieurs traitements. Nous avions entrée sur la rue George, à l’arrière de la banque, par un large escalier peint en noir, qui donnait accès aux étages. Au premier, bureaux de la rédaction et de l’administration; au second, linotypes et autres machines dites légères, et le trou d’ascenseur, ni plus ni moins, où deux correcteurs d’épreuves avaient leurs pupitres, peinant dos à dos. Les presses et le reste de l’outillage lourd avaient asile dans la cave. La compagnie-éditrice du journal possédait l’immeuble voisin de la rue Dalhousie, qui comprenait sur la rue l’établissement du bijoutier-opticien R.-J. Bastien, surmonté de deux modestes appartements, aux étages un et deux.
Quand le plus haut perché se vida de ses locataires, on décida d’y transporter la rédaction d’un bloc, du chef au dernier saute-ruisseau, et c’est ainsi qu’il nous échut de nouveaux locaux, à peine plus spacieux que les anciens. Pour arriver à nos bureaux, il fallait traverser l’atelier des linos et de la mise en page, après quoi l’on descendait trois ou quatre marches pour passer d’une bâtisse à l’autre, après le percement d’une porte entre les deux. Le rédacteur en chef, Donat Kavanagh, s’installa avec son roll-top de chêne, ses dictionnaires, ses classeurs à correspondance et un quart de tonne de journaux jaunis, dans une ancienne chambre à coucher. Il était chef de la nouvelle ou de l’information, comme on disait et dit encore, en mauvais français. Il avait pour seconds Edgar Boutet, qui collabora longtemps au Courrier de Saint-Hyacinthe, en qualité de chroniqueur politique à Québec, et cet Émile Boucher qui mourut de si pitoyable façon en septembre 1969, âgé de 71 ans. Calés l’un et l’autre en leurs fauteuils non bourrés, depuis déjà plusieurs mois, ils ne parurent pas enthousiasmés de mon apparition, troisième violon d’un orchestre qui ne se débrouillait pas mal, à deux.
Donat Kavanagh eut son fief, entouré de trois aides, dans le salon-vivoir du logis – ou salle de séjour, comme on ne disait pas alors – tandis que m’était dévolue la cuisine de l’arrière, agrémentée d’une fenêtre qui ne voyait le jour ni le soleil, vidée de son évier, du poêle et de hautes armoires, dont les traces restaient au mur.
Le premier jour de mon arrivée à Ottawa, ma valise à la consigne de la gare, Kavanagh m’apprit qu’il y avait une chambre libre à la maison de la rue Laurier où il avait la sienne, et il m’y amena voir le propriétaire, qui me la céda pour onze dollars par mois. Cela me parut cher, à moi qui en gagnais quinze par semaine. Même si le coût de la vie se tenait bas à l’époque, nous avions comme aujourd’hui de la difficulté à joindre les deux bouts.Ceux qui ne demeuraient pas chez leurs parents, comme le chanceux à Boucher, s’empiffraient de grasses nourritures chez un restaurateur chinois de la rue Rideau, où les repas du midi et du soir coûtaient trente-cinq sous chacun. Ceux qui avaient en poche le montant exigé se procuraient une carte imprimée, que le propriétaire poinçonnait au comptoir, ce qui voulait dire une économie de cinq sous par repas. Économie représentant le coût du petit déjeuner, à prendre dans un établissement peu cossu de la rue Nicholas – à l’anglaise – à l’arrière de la pharmacie du coin et face au luxueux magasin Ogilvy qui n’a pas cessé d’être, au coin des rues Rideau et Nicholas. Je ne crois pas que notre hôte de cette rue Nicholas, petit homme nommé Viau, se soit enrichi à vendre pour cinq sous une tasse de café et deux rôties beurrées, non pas de margarine – produit qui alors n’existait pas. À la fin du mois, les frais de la buanderie payés et le reste, le budget s’équilibrait plutôt mal que bien.
L’hiver, quand le froid n’encourageait pas à marcher, je me payais le luxe du tramway, qui passait dans la rue Laurier, descendait la rue Nicholas sur sa longueur pour me laisser au coin de Rideau, à deux pas du restaurant Viau et du journal. Si la finance tendait à se tenir à la hausse, il m’arrivait d’y monter par beau temps. C’est dans une de ses voitures que je coudoyai et connus Samuel Genest, défenseur par excellence des droits scolaires des Canadiens français, pendant la lutte du Règlement XVII. Il portait impériale grise à la Napoléon III, un ventre proéminent et des taches çà et là, sur ses vêtements. C’est lui qui, sommé par un juge de répondre oui ou non à une question, répondit sans broncher ni cligner un œil : oui ou non. Il avait deux fils, Laurent et Jean, qui devinrent médecin et avocat, mais ils moururent l’une et l’autre, comme lui, il y a longtemps.
Dans ses moments libres, le soir ou le dimanche, Kavanagh ne venait pas me relancer à ma chambre et il ne m’invitait pas à la sienne. Il me prêtait livres et revues qu’il avait chez lui, demandait au bureau mes impressions sur mes lectures, mais il n’imposait pas sa présence. Il était discret et secret. Plus cultivé qu’il ne le laissait voir, il s’intéressait à la littérature, au théâtre, à la musique, à la peinture, mais il n’y paraissait pas. Il se gardait d’en parler, au point qu’on le pouvait croire fermé aux inspirations, ou aux manifestations du beau.
Notre journée de travail commençait tôt le matin, pour finir entre deux et trois heures de l’après-midi. Boucher et Boutet s’en allaient chacun chez soi, le dernier demeurant à l’autre bout du monde du côté d’Aylmer, et Kavanagh m’emmenait parfois au cinéma, lui qui détenait les billets de faveur en règle dans les journaux. Je me souviens avoir revu avec lui, dans une salle de la rue Sparks, Les deux orphelines d’Ennery et Cormon, avec les sœurs Lillian et Dorothy Gish dans les rôles titres. Ce qui ravive des souvenirs, sans susciter d’enthousiasme. Car Kavanagh ne manquait ni de goût ni de sens critique.
Les jours ensoleillés et bleus d’été, nous allions nous baigner à la baie Britannia, vaste élargissement de la rivière Ottawa, ou des Outaouais, plus semblable à un lac qu’à une partie quelconque d’un chemin qui marche. S’y rendre voulait dire une promenade en tram d’environ une heure et demie ce qui n’avait aucune importance. L’air embaumait de chaleur et de l’odeur des herbes, nous étions jeunes et savions que nous verrions de jolies filles dans l’eau claire et verte, une fois rendus.
Donat souffrait de myopie et le savait, portait un lorgnon en conséquence, tandis que j’étais aussi myope que lui et l’ignorais, ne possédant pas de verres et voyant mal on ne peut plus. Nos costumes de bain revêtus, Kavanagh laissait son binocle dans la cabine de déshabillage, pour ne pas le perdre, et nous entrions dans l’eau en frissonnant, sans nager plus que nécessaire, plus intéressés par le paysage humain, ou féminin. Je me souviens qu’un après-midi, il demanda, pointant du menton dans une direction qui l’attirait, s’il voyait là-bas, à une trentaine de pieds de distance, deux gars ou deux filles. Je dis que je ne le savais pas plus que lui, les jeunesses en cause souriant de trop loin. La réponse parut le satisfaire, et l’idée ne lui vint pas que je pouvais être myope à son égal – ce que j’appris dans les mois qui suivirent. J’achetai donc le pince-nez de rigueur, car les lunettes à montants et encerclements métalliques faisaient vieux et démodés, et je découvris du jour au lendemain un monde nouveau, imprécis, embrouillé et embué jusque-là.
Je dois mes premiers verres à mon vieil ami J.-O. Legault, attaché au bureau du magasin à rayons J.-A. Freiman, qui devait, avec le temps, accéder au poste de comptable en chef de l’établissement. Nous mangions l’un en face de l’autre, dans un restaurant de la rue Sussex, près Rideau, là où loge aujourd’hui la librairie de l’Imprimerie nationale, quand il me demanda l’heure. Comme je tirais ma montre de la menue poche à la ceinture de mon pantalon – les bracelets montres n’existant pas à l’époque –, il me dit de ne pas me donner tant de mal, une horloge égrenant son tic-tac au mur à dix pieds de moi, qu’il ne pouvait voir, parce qu’il lui tournait le dos.
― Elle est trop loin, je ne distingue pas même les aiguilles.
Il eut comme une révélation :
― Trop loin? Essaye donc mes lunettes!
Je les essayai et le monde entier, ou le morceau que j’en apercevais, m’apparut sous un jour neuf.
Le surlendemain, je chaussai des verres comme les trois-quarts et demi de l’humanité, et je continue.
Au collège, je lisais au tableau quand j’occupais un pupitre à l’avant de la classe, non si j’avais ma place à l’arrière. Raisonnant qu’on voit plus mal en arrière qu’en avant, parce que plus loin, je ne me lamentais pas, acceptant la situation comme normale. Je préférais d’ailleurs m’asseoir dans la dernière rangée, le dos au mur, parce que j’y pouvais lire avec plus de facilité, à l’insu du professeur – ce qui n’est pas sûr – les recueils de Musset et de Hugo, recouverts de toile cirée, feignant de m’absorber dans ma grammaire latine ou une table de logarithmes. Ne me plaignant jamais de mes yeux, mes parents ne songèrent pas à me conduire chez l’oculiste.
À mon entrée au Droit, le journal comptait à peine six années d’existence. En ce temps-là, comme il est dit aux contes de fées, J.-Albert Foisy se pavanait avec le titre de rédacteur en chef du journal, et il avait pour adjoint un Français nommé Marcel Bernard, qui signait Luc Bérard ses articles de chaque jour. Charles Gautier, autre Français venu du Mans, qui écrivait son nom sans « h », comme le bon Théo, avait charge de la chronique et de la nouvelle en provenance du Parlement, en attendant qu’on m’invitât à le remplacer, cinq mois plus tard.
C’est qu’il se produisit un jour une sorte de révolution, à l’insu de la valetaille que représentaient Kavanagh et ses aides, après quoi Foisy quitta le journal en claquant les portes, celle de son cabinet et la nôtre, devant traverser la salle de rédaction commune, grande comme la main, pour pénétrer en son antre. Son vicaire Bernard dit Bérard le suivit de près, sinon le même jour, cependant que Gautier, venu jeune au pays, riche d’une longue expérience de la vie et de la politique canadiennes, se voyait bombardé rédacteur en chef du Droit, avec entente que je le remplacerais sur la colline parlementaire.
Foisy partit peu après pour Québec, où il n’accomplit rien de mirobolant, après quoi on le retrouve en Nouvelle-Angleterre, où il fonde, à Woonsocket dans le Rhode-Island, de concert avec J.-Elphège Daignault, cette Sentinelle qui réussit à s’attirer une condamnation de Rome, mais il semble qu’on perdit pour de bon la trace de Bernard-Bérard. Personne ne découvrit non plus, à notre niveau, ce qui provoqua le départ de l’un et de l’autre. On imagina, sans risque de se tromper beaucoup, qu’un problème d’argent se posait – traitements ou émoluments, dépenses de voyages – car les journalistes d’alors étaient moins payés encore que ceux d’aujourd’hui. Ce qui n’est pas peu dire, toutes proportions gardées et compte tenu de l’époque. Il y a cinquante ans, plus ou moins, il était rare que la neuve recrue d’une salle de rédaction, reporter ou nouvellistes – terme qu’essaya d’implanter Émile Boucher – rédacteur ou critique quelconque, littéraire, musical, artistique, touchât plus de 15 $ par semaine à ses débuts. Malgré ses études et un B.A. encadré de noir qu’il pouvait suspendre au mur devant lui, au-dessus de sa machine à écrire, pour le douteux plaisir d’en relire de temps à autre le texte latin, alors qu’un linotypiste de vingt ans, incapable d’écrire à sa mère ou à sa blonde, sans cribler [leurs textes]d’impropriétés et de fautes de grammaire, tirait au moins le double de son enveloppe de paye, le vendredi de chaque semaine.
Retiré à Miami, se dorant l’épiderme au soleil de la Floride, Foisy mourut à 65 ans, en avril 1952. Les feuilles du temps rappelèrent qu’il avait été rédacteur au Droit et à L’Action catholique de Québec (pas longtemps), au Bulletin de Fall River (Mass.), même au Daily Tribune de Woonsocket, mais aucune n’insista sur l’aventure de La Sentinelle.
Je naquis à la vie politique sous le signe de sir Wilfrid Laurier, au journalisme sous celui de Donat Kavanagh. Les deux hommes ne se connaissaient pas. S’il reste possible que Kavanagh jeune ait aperçu de loin le premier ministre du temps, il est vraisemblable que l’homme d’État ignora sa vie durant l’existence du gratte-papier, originaire de Papineauville, visitant la capitale en son adolescence. Rapprochant les noms de l’un et de l’autre, il paraît singulier que le premier, né à Saint-Lin au Québec, étudiant à Montréal et diplômé en droit de McGill, ne cessa en son âge mûr de poser à l’anglaise, tandis que l’autre, venu au monde à la frontière de l’Ontario, portant un nom écossais hérité d’ancêtres lointains, ne se vit jamais que dans la peau d’un « Canayen » pure laine.
Le courriériste parlementaire
Quand on m’envoya au Parlement pour y remplacer Charles Gautier à la tribune de la presse, j’eus comme les autres un pupitre, une machine à écrire et un téléphone, dans une immense salle où pianotaient ensemble, ou à tour de rôle, entre soixante-quinze et cent représentants de journaux. On entend le tapage, et comme c’était facile de s’entendre penser, quand chacun toussotait en plus, à cause du nuage de fumée maintenu en suspension par pipes, cigares et cigarettes, tandis que voix et rires se mêlaient, que les commissionnaires couraient porter au télégraphe les dépêches adressées aux feuilles de l’extérieur : au Canada, aux États-Unis, en Europe.
Gautier m’accompagna à ma nouvelle salle de rédaction, sise dans l’édifice central du Parlement, mais à l’arrière, donnant sur la rotonde gothique de la bibliothèque, le sentier des amoureux qui n’existe plus, la rivière Ottawa, pour employer le langage courant – la ville de Hull en face et les lointains houleux de la Gatineau, pourpres et dorés sous le soleil de cinq heures.
M’ayant présenté à ses camarades de la veille, qui devenaient les miens, il me confia à leurs soins et s’en alla. Je constatai sans déplaisir que je me trouvais parmi les courriéristes de langue française, réunis ensemble dans le coin nord-est de la vaste pièce, que suivait à l’autre extrémité un salon à notre usage, meublé de fauteuils et canapés de cuir noir, où personne n’entrait jamais en temps normal.
Mon bureau touchait de face à celui d’Alfred Fortier, correspondant de la Patrie de Montréal, homme dans la cinquantaine au cheveu raréfié, à la tenue négligée, toujours disposé à rendre un service et ne cessant d’en demander. Ce que j’appris tôt, le temps de me retourner. Près de lui Omer Langlois, celui-là tiré à quatre épingles, premier journaliste entré au Droit en 1913, devenu confident des quotidiens libéraux de la vieille province : Le Canada de Montréal, Le Soleil de Québec, La Tribune de Sherbrooke.
Venaient ensuite les autres, dont Claude Melançon de La Presse, appelé à s’illustrer par des ouvrages de zoologie sur les bêtes sauvages, les oiseaux, les batraciens et reptiles de l’Est canadien; Léo-Paul Desrosiers du Devoir, qui s’essayait déjà à la nouvelle et au roman, avant de s’attaquer à l’histoire, et dont j’enviais la facilité dans une chronique politique qu’il truffait d’anecdotes, de traits de mœurs, de paysages enlevés d’un crayon rapide.
Il ne se passa pas dix jours que Fortier me proposa un marché : après entente sur la facture de l’article à pondre chaque jour, il me passait copie d’une page du sien, rédigée à la main d’une robuste calligraphie, en échange d’une page de mon cru. Il en demandait autant à d’autres, ce qui lui permettait d’avoir en vitesse, à peu de frais et sans trop grande dépense d’énergie, un article qui ne manquait pas d’originalité, pour distribution à la Patrie et aux autres feuilles qu’il alimentait.
Il changeait l’ordre des pages, selon son caprice, les besoins, les exigences de ses clients, et pour qu’on ne découvrît avec trop d’aise le jeu auquel il se livrait. Ce qui, pour lui, se traduisait par des raccords et des mises au point indispensables, avec cette conséquence qu’il aurait mis moins de temps à écrire ses propres articles qu’à rafistoler ceux des autres pour son usage. C’était là son problème, non le mien, et je lui assurai la collaboration qu’il sollicitait, sans m’engager à m’appuyer sur la sienne.
Entré à la tribune des journalistes en mai 1920, je la quittai en juillet de l’an d’après, par une chaleur accablante et la session terminée. Edgar Boutet me remplaça et je n’y retournai pas. Je perdis de vue Fortier et d’autres.
Sauf Desrosiers et Melançon, auxquels je restai mêlé plus que jamais. Il arriva, les circonstances aidant, que nous eûmes ensemble nos quartiers de célibataires dans une même maison de l’avenue du Collège, appartenant à un fonctionnaire nommé Arthur Bastien, frère du bijoutier-opticien de la rue Dalhousie. Nous y occupions chacun deux pièces, une sorte de salon-bureau où travailler et une chambre à coucher. Au cœur de la Côte-de-Sable, à quelques coins de rue de l’église du Sacré-Cœur et de l’université.
Promu à la dignité de courriériste parlementaire et flatté, en mon for intérieur, de la décision prise à mon sujet, je ne me sentais pas plus fier qu’il ne faut. Même après la brève expérience de cinq mois dans le métier. D’abord, parce que le travail en vue ne me plaisait qu’à moitié, absorbant cinq de mes soirées chaque semaine, du lundi au vendredi, et qu’il m’imposait en sus de résumer mes impressions hebdomadaires le samedi ou le dimanche, au choix, pour le journal du lundi suivant. Neuf en matière journalistique, davantage en politique, on imagine ce que je pouvais servir à mes lecteurs – si j’en avais.
En plus des séances de chaque soir aux Communes, il restait à courir celles de jour, car ministres et députés siégeaient sans dérougir, le chapeau de guingois sur la tête, lisant leurs journaux ou écrivant des lettres, avalant l’eau glacée que leur apportaient les pages de la Chambre, se mêlant le moins possible aux débats, quand ils ne jouaient pas aux cartes avec des collègues et leurs secrétaires, dans les bureaux mis à leur disposition par l’État.
Midi sonnant ou six heures, ils se précipitaient au pas de course vers le café du Parlement, pour le gueuleton traditionnel qu’on disait aussi excellent que soigné et d’un chic remarquable, avec somptueux menu imprimé en anglais, mais pas un écrivailleur des feuilles publiques ne pouvait se le permettre, à cause de la note, souvent salée, à envisager. À moins d’être l’invité d’un député qui s’en chargeait, se dédommageant ensuite par l’effarante publicité exigée pour sa personne ou des discours que personne n’écoutait.
Il fallait assister aussi aux séances du Sénat, d’ailleurs peu fréquentes, les membres de la Chambre rouge étant âgés pour la plupart et peu enclins, disait-on, à se tuer au travail; causer avec les confrères, les plus anciens surtout, dans l’espoir de leur arracher un potin ignoré; recueillir les nouvelles émanant des bureaux des hauts fonctionnaires, des sous-ministres en descendant, ce qui obligeait à se transporter de la Chambre des Communes au Sénat, de l’Édifice de l’Ouest à celui de l’Est, comme on disait et comme il se dit encore, le premier ministre ayant cabinet et son personnel de choix dans celui de l’Est, dominant le canal Rideau.
Il faut avoir assisté pendant des mois aux séances de la Chambre des Communes, jour après jour et le soir, pour mesurer l’inanité du jeu politique chez ceux qui l’adoptent pour profession. Ils s’escriment aux cartes dans les salons aménagés à cette fin, ou prennent un coup solide – selon l’expression consacrée – avec leurs collègues d’un parti ou de l’autre, dans des bureaux meublés sans mesquinerie, pourvus de machines à écrire et à calculer, de casiers d’acier et du téléphone, d’élégantes secrétaires à leur service, efficaces et bilingues. Vienne le moment de voter sur un projet de loi, les whips partent à l’épouvante, chacun essayant de rassembler le plus grand nombre possible de ses partisans, les endoctriner et les pousser vers le parquet de la Chambre, sans qu’ils leur puissent échapper. Après quoi ces messieurs, leur vote enregistré pour insertion dans le Hansard, retournent à leurs occupations extra-gouvernementales.
De ceux qui acceptent de siéger, sauf les membres du cabinet et leurs vis-à-vis de la gauche, qui harcèlent les premiers et les malmènent – ou font semblant – les moins fainéants parcourent les journaux ou s’adonnent à leur correspondance – comme rappelé ailleurs –, ingurgitent de l’eau glacée faute de scotch ou de gin mêlé de citron, consultent avec une fébrilité étudiées les Statuts que les pages à culotte courte courent chercher à la bibliothèque. Et ce, dans une absence honteuse de décorum, le chapeau sur la tête, repoussé en arrière sur un crâne à moitié chauve, pendant que les meneurs de jeux s’interpellent en gesticulant, se lardant de coups plus ou moins bas.
Je ne sais si les choses changèrent depuis, mais je dis ce que je vis dans les années 1920, non ce qui se passe depuis 1970. Venus des neuf provinces du pays – avant l’adoption de Terre-Neuve – les députés de l’époque offraient le spectacle pitoyable d’un ramassis de désœuvrés et de paresseux, intéressés à la seule indemnité parlementaire. Au nombre de 235, si mon souvenir est bon, on n’en voyait jamais qu’une cinquantaine dans l’enceinte de la Chambre. Les absents n’exprimaient pas d’opinion, les autres non plus, chez les non-ministrables. Les uns et les autres s’occupaient des affaires du Dominion en ignorant les travaux et les débats de la session en cours. Ils ne se compromettaient en rien et personne n’avait raison de ne pas les admirer, quand ils paradaient dans leurs circonscriptions respectives.
Je ne puis ne pas songer à L.-J. Gauthier, député de celle de Saint-Hyacinthe, foudre d’éloquence parmi les siens, dont on prenait plaisir et joie à écouter les emportements verbaux, destinés à écraser chez lui les vers de terre conservateurs, ou les modulations harmonieuses d’une voix persuasive, qu’il lui arrivait d’utiliser pour ramener un récalcitrant dans le giron. Il était de ceux qui daignaient se rendre en Chambre, mais je n’ai pas souvenance d’un son émis par lui en si auguste lieu. Du haut de son paradis, l’entendant ou ne l’entendant point, Laurier devait être fier de lui.
Gauthier n’était pas seul de sa bande, et je n’en finirais pas de mettre en lumière l’indifférence, la passivité, le je-m’en-foutisme des uns, l’absentéisme des autres, l’éclipse totale d’un bon nombre, le cynisme de ceux qui échangeaient des billets doux avec les dulcinées passagères qui les admiraient de haut, gantées et chapeautés comme il convenait alors, des galeries réservées qu’elles parfumaient de leur odeur.
Je pense qu’il y a lieu de rapporter ici l’aventure d’un député que je ne puis nommer, que ses collègues et amis laissèrent tomber avec une insolente hypocrisie, à la suite d’un échafaudage éhonté de chantage, dû à une petite pute de vingt ans. L’homme fut destitué et chassé de la Chambre sous le coup d’une accusation de viol, jugé indigne de s’asseoir désormais auprès de ses pairs, dont plus d’un ne le valaient pas. Aucun ne se mit à mal de lui venir en aide. Il partit et on le laissa partir.
Un métier qui s’apprend
En ce qui me regarde, je ne saurais oublier sa première leçon, qui même n’en fut pas une. Kavanagh me dit un après-midi vers trois heures, comme la journée de travail s’achevait :
― Toi, tu vas ce soir à la salle Sainte-Anne, et tu prendras pour te rendre le tramway de la rue Saint-Patrice. Il s’y tiendra une assemblée, une soirée quelconque en l’honneur du curé Mayrand, et tu m’apporteras un bon compte rendu.
J’hésitai un moment :
― Je n’ai jamais rédigé un compte rendu d’assemblée, et je voudrais savoir comment m’y prendre pour arriver.
― Tu le feras comme tu voudras, au meilleur de ta connaissance, mais il me faut une colonne de texte en sept points pour huit heures et demie, demain matin.
Il n’y avait pas à rouspéter et le patron eut sa colonne à l’heure dite. Notre journée commençait à sept heures moins le quart, la première édition du journal paraissant à onze, et chaque moment se devait mettre à profit. Je demandai quelques conseils à Boucher, à Boutet, quant à la façon de commencer la nouvelle, puis je n’eus qu’à relater ce que j’avais vu et entendu.
Kavanagh me donna une autre leçon, celle-là plus directe, après m’avoir envoyé au Château-Laurier, l’hôtel super-chic de la ville, pour y entendre, en anglais, une conférence d’un personnage considérable, et la résumer en français pour le journal.
Comme je me présentais le lendemain, il demanda :
― Ta conférence?
― Il n’y eut pas de conférence, parce que le conférencier ne vint pas.
― Et pourquoi?
― Est-ce que je sais?
― Si tu l’avais demandé, tu le saurais. Mon garçon, je te confie une fois pour toutes un secret : quand il y a une conférence, c’est une nouvelle; quand il n’y a pas de conférence, c’en est une autre. Tu ne pouvais m’apporter la première et tu as manqué la seconde. À ta place, je ne serais pas trop fier.
Il me regardait de ses yeux sévères, mais j’eus l’impression qu’il avait envie de rire, et il conclut :
― J’espère que cela ne se répétera plus, et l’avertissement vaut pour tout le monde. Vous saisissez, les autres?
Kavanagh finit par nous mettre en tête qu’une nouvelle longue ou courte, importante ou pas, se doit contenir en entier dans le premier paragraphe qu’on lui consacre, qu’il ait cinq lignes ou dix. Le reste, disait-il, c’est du développement. Le regard du lecteur glisse sur le titre, qui résume déjà la nouvelle. S’il n’est pas intéressé, il ira voir ailleurs. S’il l’est, il parcourt le premier paragraphe, où il apprend l’essentiel de sa nouvelle, avec circonstances de temps et de lieu : accident, incendie, mort subite, assassinat ou pendaison. S’il veut savoir davantage, il continue de lire.
― Le principe, c’est de présenter un premier paragraphe complet, qui est un peu comme un œuf, contenant en son écaille le blanc, le jaune, le germe.
J’eus comme une révélation un après-midi que Donat Kavanagh, guère plus âgé que ses sujets, leur donnait à sa manière la leçon de français dont il avait l’habitude, une fois le journal sorti des presses. Je l’entends comme si c’était hier :
― J’ai beau dire et te répéter, à toi Émile Boucher, l’artiste prometteur, de soigner ton langage et surveiller ton vocabulaire, mais je m’époumone en vain, comme si tu n’entendais rien. Tu viens encore d’écrire, dans le journal d’aujourd’hui, « marier » au lieu « d’épouser ». Vas-tu finir par comprendre, même natif de l’Ontario, qu’on épouse une femme et qu’on marie sa fille? Tu marieras un jour tes filles si tu en as, mais tu n’épouseras jamais que ta femme. Compris? Et prends donc la peine de consulter ton dictionnaire, de temps à autre. Les dictionnaires, ça existe pour qu’on s’en serve.
Je le dévisage et l’entends, regardant par-dessus ses lunettes de myope et n’y voyant pas mieux, qui nous interpellait ensemble et l’un après l’autre. Tenant une cigarette d’une main, son crayon de l’autre, agitant l’une ou l’autre dans la direction de celui qu’il apostrophait, il continuait sans reprendre son souffle :
― Boutet, lui, n’en a pas encore fini avec les « bâtisses » du Parlement. Tu ne te mettras donc jamais dans la tête, mon cher Edgar mal peigné, ou pas peigné, malgré tes études de droit ou celles de ton feu frère, qu’on dit les « édifices » du Parlement et non les « bâtisses » – traduction vulgaire et littérale de « Parliament Buildings ». Les édifices du Parlement, où trône le premier ministre, c’est tout de même pas une écurie! Les bâtisses du Parlement!!!
― Et notre Bernard de Saint-Hyacinthe, comme tombé du ciel pour nous enseigner le français, à nous pauvres demi-Anglais de l’Ontario, voilà-t-il pas qu’il a l’audace d’écrire Warsaw pour Varsovie, en tête d’une nouvelle venant de Pologne! Comme s’il n’avait encore découvert, le pauvre garçon, que le Warsaw de la Presse associée se dit Varsovie en français, et qu’on ne l’endure pas ici pour écrire plus mal que ses compagnons!
C’est pendant un cours du genre que Boutet, voulant se payer la tête de Kavanagh, lui posa à brûle-pourpoint une question aussi pertinente qu’impertinente, qui lui valut de la part d’Émile, dans une repartie imprévue, la réponse qu’il n’attendait pas.
― Poil culinaire, mon cher confrère…
Je me rendis compte peu à peu qu’il existait, entre les journalistes d’Ottawa et du voisinage, venus de Hull, Pointe-Gatineau, Montebello ou Buckingham, et ceux qu’ils considéraient comme des immigrés de la vieille et démodée province de Québec, une sorte de tension qui se manifestait pour un rien, à la première occasion jugée favorable. C’est ainsi que Claude Melançon et Léo-Paul Desrosiers, originaires de Montréal et Berthier, ne furent pas acceptés d’emblée plus que moi, parachuté de Saint-Hyacinthe – comme on ne disait pas en ce temps-là. Les choses se tassaient après quelques semaines ou quelques mois, personne n’arrachait les cheveux de personne, mais il n’y eut jamais beaucoup d’intimité, d’attachement profond, entre les locaux et ceux qu’on estimait étrangers.
Il en était de même dans les familles, les salons, les clubs, la plupart des milieux, non dans les seules officines des journaux. Le seul à trouver grâce était celui qui épousait une demoiselle de l’endroit, car le nombre était grand des filles à marier, venues des quatre coins du pays pour travailler dans les bureaux du gouvernement, alors que la jeune population mâle ne changeait guère de niveau.
Je note pour mémoire qu’en quatre ans près, domicilié à un arpent de l’Université d’Ottawa, je n’y mis jamais le pied. Pour cette simple raison que personne ne m’y invita jamais. Pas même ce défunt professeur que je préfère ne pas nommer, Oblat de Marie-Immaculée comme il en est tant dans la capitale, que je rencontrais trois ou quatre fois la semaine chez Arthur Bastien, mon logeur, rue du Collège, avec lequel je fis maintes excursions en canot sur la rivière des Outaouais, et qui était, comme moi, un ancien élève du Séminaire de Saint-Hyacinthe, natif de Saint-Simon de Bagot. Québécois d’origine, il avait fini par s’imprégner, de la tête aux pieds, de l’esprit ambiant.