Chapitre 7: Fort Chimo

Je dois à Daniel Johnson de m’envoler un jour vers Fort-Chimo, en 1959,  à bord d’un DC-3 chargé pour une moitié de voyageurs, pour l’autre de malles et de caisses, de bois de construction et d’acier en barres, qui remplacent les banquettes sur le côté droit de l’appareil. Le chargement retarde le départ de quelques heures, mais il n’y a pas à maugréer. Estimons-nous heureux du service offert vers l’Extrême-Nord, car il n’est pas une route, pas un sentier convenable, qui le relie avec le sud de la province.

C’est à la demande de Johnson que je me rends à Fort-Chimo sur la rive gauche de la rivière Koksoak, à quelque trente milles au sud de la baie d’Ungava. Ministre des Ressources hydrauliques dans le cabinet Duplessis, il arrête un après-midi au Courrier de Saint-Hyacinthe, entre chez moi et demande à brûle-pourpoint s’il m’intéresserait de m’aller promener au Nouveau-Québec, pendant mes vacances d’été.

La conversation se continue à peu près comme suit :

― Cela t’irait de fureter, pendant une quinzaine, dans un coin de la province que tu ne connais pas, ni moi non plus?

― Cela m’irait, mais qu’arrive-t-il à ma femme? Je la suspends dans une garde-robe jusqu’à mon retour?

― Tu l’emmènes, ce qui est plus simple. Il y a peut-être à Fort-Chimo, où tu vas d’abord, des indigènes avenantes. Mieux vaut prévenir!

― Intelligent! Tour d’esprit qui n’est pas celui de Sacha, bien que tu le lises. Pas étonnant que Maurice Duplessis vit en toi l’étoffe d’un ministre. Et pourquoi Fort-Chimo?

― Parce que j’y ai des gens relevant de mon ministère, qui te guideront et t’aideront là-bas.

Au fond, que veut Johnson?

Que je me renseigne sur le Nouveau-Québec, que personne ne connaît et dont tout le monde parle; que j’écrive pour un journal une série d’articles, qui se transformeront en livre avec le temps. Daniel veut que je me rende sur place, que je voie de mes yeux, que je cause avec les gens, que mon récit n’ait rien de livresque ni de déjà-vu.

Le programme séduit, d’autant plus qu’après Fort-Chimo viendront la baie James, le littoral Est de la baie d’Hudson, les mines de fer de Schefferville, peut-être les chutes Churchill au Labrador, le secteur de la rivière George, parcouru depuis des années par l’infatigable Jacques Rousseau.

Tel est le projet d’ensemble. À l’âge que j’ai, je ne suffirai pas à la tâche, mais je déblaie une partie du terrain et d’autres assureront la relève.

Pour l’instant, Johnson me facilite les voies. Après le voyage aérien, j’aurai une chambre dans un bâtiment appartenant à la compagnie R.-J. O’Connell et nous mangerons à la cuisine du ministère des Ressources hydrauliques. À certains jours, plus humides que d’autres, nous ne mangeons que pour nourrir maringouins et mouches noires, celles-ci aussi voraces que les autres, mais en moins grand nombre.

Inconnue, la suite du conte de fée.

Élections provinciales en 1960. Maurice Duplessis n’est plus, qu’Antonio Barrette remplace après l’intermède Paul Sauvé. Défaite de l’Union nationale et avènement du parti libéral, avec Jean Lesage comme chef. Réélu dans son comté de Bagot, Johnson n’en perd pas moins son portefeuille de ministre.

Un an plus tôt, je partais donc pour Fort-Chimo. Accompagné de ma femme, j’y suis accueilli par l’ingénieur Guy Chaussé, qui dirige une équipe poursuivant des travaux hydrauliques et autres pour le ministère de Johnson, lequel délègue son autorité à un ingénieur-conseil de Montréal.

L’ingénieur en second a nom Germain Charrette, qui vient de Saint-Marc-sur-Richelieu et travaillera l’année suivante en Indochine, à l’érection d’un énorme barrage sur le Mékong.

Je rappelle au hasard d’autres noms, sans souci de la hiérarchie : le cartographe D’Auray, souriant et serviable, mort depuis, qui s’y connaît mieux que quiconque en photographie; le secrétaire-comptable Jacques Coombs, né de père anglo-canadien, de mère française, élevé à Paris et Français jusqu’au bout des ongles, qui signera Payac des dessins esquimaux de son cru; le chef Rosaire Boucher, venu de la métropole, qui vous sert, en un tournemain, un « pain doré » comme personne n’en savoura de meilleur; Jean-Marie Fournier, homme de confiance de la compagnie O’Connell, proclamé maire pro forma de la municipalité, alors non existante de Fort-Chimo; le pilote Marc Bélanger, dépassant à peine la vingtaine, toujours prêt à démarrer, soucieux à chaque envol de son Beaver, du poids à enlever, de ses trois ou quatre passagers, de ce qu’il appelle le plafond, son appareil ne devant pas dépasser une altitude de trois milles pieds; le Russe Walter Reniger, en charge des entrepôts frigorifiques, l’un des trois Blancs autorités, y compris l’argent Fred Kamaike, de la Gendarmerie royale, à partager leur solitude nordique avec leurs épouses.

Fort-Chimo nous réserve maintes surprises, dont la taille de certains résineux de quinze pieds, d’un diamètre de trois ou quatre pouces à la base, qui atteindraient trois cents ans d’existence. Les botanistes disent leur âge d’après les cercles d’une coupe horizontale, mais il y a longtemps qu’ils ne grandissent plus. Quand nous dépassons la limite des arbres pour entrer dans la toundra, il n’y a plus de conifères. À peine des arbustes de trois pieds, de menus saules et des essences que j’ignore, qui tremblotent de froid sous le soleil chaud.

À cent milles et plus au nord de Fort-Chimo, en direction de la terre de Baffin, je n’en reviens pas du nombre, de la variété, des vives couleurs de fleurs courtes sur tige, piquées à travers la mousse et les lichens, épinglées au sol rougeâtre où le pied enfonce. Des mauves, des jaunes, des blanches, d’autres d’un pourpre vif.

Je me rappelle dans Rimbaud cette affirmation qu’il n’y a pas de fleurs arctiques, et le regretté Jacques Rousseau, qui s’y connaît comme pas un, releva le propos dans une étude sur la toundra, publiée dans la revue montréalaise Liaison, en janvier 1950. Il a raison et la liste de fleurs qu’il nomme est si imposante qu’elle m’humilie de savoir si peu, et je parie que le poète français, s’il vivait, l’apprécierait encore moins que moi. Après les boutons d’or, les immortelles, les kalmia, l’arabette et la drave, l’épilobe charnu, les saxifrages, loiseleuria et dispensia, il s’attarde en particulier à cette linaigrette à feuilles étroites qui fleurit l’été, qui poussait partout dans les limites de Fort-Chimo, balançant au bout de ses tiges des boules de duvet ressemblant à du coton. J’en rapporte des photographies et des échantillons parfaits comme au premier jour, plus secs – il va sans dire.

Deux autres sujets d’étonnement : marée avec amplitude quotidienne de quelque vingt-cinq pieds, taille incroyable des maringouins affamés.

Ceux-là vous foncent dessus en piqué, avec un bruit de moteur d’avion, et ils vous videraient les artères de la dernière goutte de sang, s’ils le pouvaient. J’écris « ils », où il faudrait dire « elles », car seules piquent les femelles. Essayons de nous représenter le martyre, si les mâles entraient en jeu, mais les mâles ne se préoccupent pas d’œufs à mettre en état de subir les froids de l’hiver.

L’incroyable marée, roulant d’heure en heure dans la baie d’Ungava, gonfle vers le sud jusqu’à la rivière Koksoak, laquelle cause la mort de deux étudiants employés par le ministère des Mines pendant leurs vacances de l’été, le 15 juillet 1959.

Le drame n’était pas vieux d’un mois, quand j’arrivai là-bas avec ma femme, deux cannes à pêche et une bonne volonté qui s’employa en pure perte. Des deux morts, ou des disparus, l’un venait de Saint-Hyacinthe, qui avait nom Yvon Aubin, tandis que l’autre, Montréalais appelé Peter Redpath, appartenait à la famille des sucriers. Deux jeunes dans la vingtaine, partis pour les joies du nouveau, de l’imprévu, de l’aventure.

Descendus d’avion à Fort-Chimo, ils apprenaient que l’escale durerait plusieurs heures, avant l’arrivée d’un appareil les devant conduire à leur destination finale. Ils décidèrent alors d’aller pêcher dans la rivière, dans l’espoir de quelques truites, sinon de saumons. Les gens de l’endroit les mirent en garde contre les dangers de la marée, mais ils refusèrent de se laisser alarmer. Ils se procurèrent un canot, le mirent à l’eau et partirent, ne revinrent pas. Les Esquimaux trouvèrent des ossements, en octobre de la même année, sur une plage à quelques milles de Chimo. On présume que les ours blancs dévorèrent les cadavres.

  • * * *

Le mot Chimo, qui signifie « bon courage », peut-être bienvenue, serait d’origine esquimaude, mais cela même reste incertain. Il rappelle l’habitude des Esquimaux d’autrefois, qui accueillaient l’étranger en se frottant la poitrine de la main, disant en même temps « Chimo! Chimo! » en signe d’amitié et de paix. Le poste de traite de Fort-Chimo, de la Compagnie de la Baie d’Hudson, date de 1830. Fermé douze ans plus tard, parce que non rentable, on le rouvre en 1866. Il poursuit son œuvre jusqu’à ces dernières années, sur la rive Est de la rivière Koksoak, tandis que le village, ou ce qui en tient lieu, se transporte de l’autre bord pendant la guerre de 1939-1945, avec la construction d’une poste d’atterrissage pour l’aviation militaire des États-Unis. Cette piste sert aujourd’hui à des fins civiles et les appareils de Nordair s’y posent chaque semaine.

Le Père Norbert Lechat est en charge de la mission catholique de Fort-Chimo depuis 1955. Originaire de l’Anjou, il arrive jeune au Canada, peu après son ordination en 1945, et il se consacre depuis au bien de l’Extrême-Nord québécois, temporel et spirituel.

Accompagné de ma femme, je passe en 1959 une dizaine de jours à Fort-Chimo, où je vois le Père Lechat au travail. Le Père Lucien Schneider, qui sera son premier collaborateur et le demeure, n’a pas encore gagné son poste. Son aide de chaque jour est le Frère Jean Destrée, lequel vient de Belgique, tandis que deux Esquimaudes prennent soin du presbytère. Au vrai, le presbytère n’en est pas un, mais une sorte de bureau-résidence, accolé à un autre bâtiment de fortune appelé église. Les choses changent et la mission de Fort-Chimo loge aujourd’hui son personnel dans un immeuble neuf, dont la construction remonte à l’été de 1970.

Des centaines de chiens de traîne errent çà et là, qui couchent dans des trous creusés dans le sable ou sous les bâtisses, quand ils arrivent à se faufiler à travers les solages de bois. Chaque famille a les siens, qu’elle ne nourrit pas, n’ayant rien à leur donner. Ils mangent ce qu’ils peuvent : une petite bête attrapée dans les herbes ou les déchets des cuisines transportés au dépotoir. S’ils ont trop faim, ils deviennent dangereux. On raconte que des enfants furent à moitié dévorés par eux, à certains endroits. Il est prudent de ne pas les approcher ni de les caresser. Ils peuvent mordre, plus sauvages que méchants. À mesure que s’accroît la popularité de l’autoneige, leur nombre diminue. L’Esquimau propriétaire de chiens est aujourd’hui celui qui ne peut se payer un véhicule à essence pour la visite de ses pièges, l’hiver. Mais la loi exige qu’il les tienne attachés et les nourrisse, ce qui entraîne la disparition de la majorité. Ses chiens perdus, Fort-Chimo n’a pas le même caractère.

Sauf le dimanche, alors qu’il revêt pour la messe ses habits sacerdotaux, je ne vis le Père Lechat qu’en salopette et chemise de travail, pendant mon séjour à Chimo. L’égoïne ou le marteau à la main, il rafistole une porte branlante ou met en place le gros œuvre d’un garage.

La mission possède plusieurs véhicules-moteur, dont un camion indispensable. Il y a donc dans la région quinze milles de routes convenables, assez pour justifier une voiture. Pendant la belle saison, on roule sur le sable durci. De même l’hiver, ou à peu près. Les vents sont si violents, soufflant surtout de l’ouest, qu’ils emportent le gros de la neige avec eux. Il en reste pour l’amusement des enfants, pas assez pour incommoder les parents. Ce tableau remonte à 1959-1960, mais je crois comprendre qu’il a changé sur un point. Autrefois, se donnant peu de mal pour l’entretien des routes, l’État n’exigeait pas de permis ou licence. Il n’en est plus de même aujourd’hui, ce qui ne veut pas dire que les routes ont beaucoup changé.

Le Père Lechat eut un jour l’idée d’adjoindre à son logis une serre de vingt pieds sur dix, dans l’espoir d’ajouter quelques légumes frais à sa table. Il commence par se trouver de la terre arable, rare dans le pays, recommande ses semences à Dieu le père et au soleil qui là-bas ne manque pas, le temps venu. Il ne récolte, pour sa peine, ni un radis ni une feuille de salade, tandis que ses plants de tomates poussent en orgueil, sans fleurs ni fruits. Il y eut de l’amélioration depuis, les missionnaires se régalant aujourd’hui de radis roses et de laitues, de carottes fraîches, de betteraves. Je le sais par le Père Lechat, occupé comme dix et disposant de peu de temps pour la correspondance, qui répond quand même à mes questions.

Un dimanche matin après la messe, il m’invita à déjeuner avec mon épouse, et nous n’oublions pas l’excellente chère des ménagères esquimaudes.

Je sais grâce à lui que le Fort-Chimo d’aujourd’hui ne ressemble pas à celui d’hier. D’autres me confient que maints changements apportés là-bas, dont s’enorgueillissent les hommes politiques, ne seraient pas pour le mieux ni le bien véritable des Autochtones. Au nombre d’environ 600 en 1971, ceux-ci se comparent avec 200 au plus, douze ans plus tôt. Alors que l’on compte entre 50 et 75 Blancs en 1959, ils sont maintenant plus de 250. Même aujourd’hui, c’est à peine si l’on aperçoit un Indien, ou un Amérindien, parmi la population. Cela seul ne change point, qui ne doit pas étonner, Esquimaux et Indiens ne partageant pas les mêmes manières de vivre. Pour ce qui est de l’instruction et de l’éducation, on note aussi des différences marquées, mais les indigènes y trouvent-ils leur avantage? À ne pas oublier que l’immense péninsule de l’Ungava, sise dans les limites de la province de Québec, reste sous juridiction fédérale en ce qui regarde les Esquimaux. On imagine les conflits que peut apporter un pareil état de choses, même si chaque partie essaie de les prévenir. On offre aux enfants de s’instruire en trois langues : l’anglais, le français, l’esquimau. Ces deux dernières relèvent du gouvernement de Québec, l’anglais de celui d’Ottawa.

L’autorité première en langue esquimaude est le Père Lucien Schneider, compagnon du Père Lechat, Parisien de Paris malgré son nom alsacien. On lui doit depuis 1959 une grammaire et un dictionnaire de la langue esquimaude, haut cotés dans les milieux intéressés. Ce qui revient à dire qu’Ottawa devrait compter sur un Français, presque un Canadien français, pour permettre l’enseignement de l’esquimau dans les institutions où il garde la haute main.

Pour l’instant, le problème ne se pose pas, l’État fédéral ne tolérant pas – pour ainsi parler – la cohabitation de l’anglais, du français et de l’esquimau. Entre-temps, les jeunes de Fort-Chimo, Baie des Feuilles, Baie de Payne – aujourd’hui Bellin – doivent répondre à nombre de questions dont ils n’entrevoient pas la gravité. S’ils veulent apprendre la langue de la majorité blanche, ils iront à l’école anglaise que leur offre Ottawa. Si, d’autre part, ils préfèrent la langue maternelle et familiale, et celle de leur province, ils fréquenteront l’école du Québec, renonçant à cet anglais dont ils ne sauraient se passer plus tard, pour travailler et gagner leur vie. Les voilà comme écartelés entre deux régimes scolaires.

Le géographe Michel Brochu donne une idée de la situation dans son ouvrage sur Le Défi du Nouveau-Québec (Éditions du Jour, Montréal), qui date déjà de 1962. L’école fédérale, note-t-il, remonte à 1948 et elle accueille une centaine d’enfants qui y apprennent l’anglais sous la direction de cinq instituteurs. Quant à l’école française, qui ouvre ses portes à l’automne 1961, c’est à peine si elle reçoit alors un dizaine d’enfants blancs et une fillette esquimaude. C’est pourtant à cette école provinciale que s’enseignera l’esquimau. En 1962, toujours selon Brochu, la population de Fort-Chimo se composait de 450 Esquimaux et d’une centaine d’autres.

Sous l’angle médical, Fort-Chimo enregistre une amélioration indiscutable, si l’on compare les facilités à la disposition des habitants avec celle d’il y a une douzaine d’années. Plus besoin d’envoyer les malades à l’hôpital de Roberval, ce qui nécessitait un crochet d’envergure pour le gros des voyageurs, souvent partis de l’aérodrome international de Frobisher Bay pour se rendre à Dorval. Fort-Chimo, aujourd’hui chef-lieu administratif de la région, possède son hôpital avec médecin résident et une demi-douzaine d’infirmières. Si la compagnie Nordair assure un service aérien de trois vols par semaine en été, deux en hiver, elle ne va plus du côté de Roberval.

Je me souviens qu’à mon retour de Fort-Chimo, par voie de Frobisher, l’hôtesse de l’appareil était esquimaude, qui s’affairait auprès de trois compatriotes allongés sur des civières. Elle allait de l’un à l’autre, non pour les soins à leur accorder, mais à cause de la langue, que ne parlaient pas les infirmiers blancs.

Il faut connaître cette expérience pour comprendre une escale de quelques heures à la baie de Frobisher, direction nord, pour atterrir à Montréal, direction sud. Dans notre cas, le pilote de l’appareil annonça qu’il se méfiait de la piste d’envol de Fort-Chimo, en train de subir des réparations, et qu’il ne risquerait pas d’y descendre de nuit, à son retour de Frobisher. En conséquence, les passagers en partance pour la métropole devaient accepter de se rendre au bout de la ligne, sans coût additionnel, pour redescendre ensuite vers Roberval ou Montréal, selon les exigences du retour.

L’arrêt forcé à Frobisher dura trois heures, de huit à onze, à cause de plein d’essence à effectuer, de l’examen des moteurs, des bagages à charger, du transport des alités. Il nous permit toutefois de survoler du sud au nord, à l’aller, cette baie d’Ungava presque aussi imposante que celle de James, de même que l’île appelée Akpatok, longue d’environ trente-deux milles et demi, large de quatorze, plus ou moins, où l’on n’aperçut pas l’ombre d’un morse ou d’un ours polaire. Les animaux doivent d’ailleurs se cacher, plutôt que de se montrer à découvert, s’ils entendent le vrombissement d’un avion. À notre arrivée à Frobisher, sur les huit heures, il faisait assez clair pour prendre quelques photos. Ce que c’est que de se rapprocher du pays du soleil de minuit.

Une autre occupation du Père Lechat, parmi tant d’autres : le cinéma. Parlant et en couleurs. Le missionnaire offre trois représentations par semaine, une pour les Blancs, les autres pour les Esquimaux. Il n’est pas question de discrimination, mais l’on disait autrefois que les indigènes ne se lavaient pas trop souvent, et leurs frères blancs s’accommodaient mal des parfums dégagés par les plus odorants. La recette ne manque pas, ni le premier soir ni les autres, et l’on présume que les bénéfices réalisés entrèrent en bonne partie dans la construction du nouveau presbytère, y compris les sueurs et tracas du chef de la mission.

Entre ses travaux manuels et ceux du ministère, la correspondance et le bréviaire, le journal des principaux événements, le jardinage, le cinéma, les visites aux postes relevant de son autorité, le Père Lechat ne se plaint pas d’ennui.

Je garde le souvenir d’une courte conversation qui, dans le temps, m’étonna un peu.

― Depuis quand habitez-vous Fort-Chimo?

― Quatre ans.

― Depuis quand les Oblats dirigent-ils la mission de Fort-Chimo?

― Depuis 1948.

― Combien d’Esquimaux convertis, depuis leur arrivée?

― Aucun.

― Même si je parais me mêler de ce qui ne me regarde pas, pourquoi vous obstinez-vous à tenir le coup?

― D’abord à cause des Blancs catholiques, assez nombreux. Quant aux Esquimaux, on ne sait jamais.

― Pas de catholiques chez eux?

― Oui, une femme, mais qui n’est pas d’ici. Elle vient d’ailleurs. Catholique à son arrivée, elle est restée.

― Les Oblats ne manquent pas de patience.

― L’impatience ne produit rien. Pas plus que les plants de tomates de ma serre, trop chaude ou trop froide. Il faut savoir recommencer.

Il est un point que souvent l’on oublie, et qui ne manque pas d’importance. Depuis environ un siècle, les Esquimaux qu’attirait le christianisme purent l’embrasser dans les cadres de l’Église anglicane, dont les ministres accompagnaient les facteurs de la Compagnie de la Baie d’Hudson. Ce qui explique cette manière de mur de pierre auquel se heurte, trop souvent, le missionnaire catholique.

Je croyais ne pas revoir de longtemps le Père Lechat, mais j’allai le saluer, six ou sept mois plus tard, à Saint-Marc-sur-Richelieu, en face d’une rivière Richelieu endormie sous la neige. Qui aurait pensé à lui serrer la main en pareil lieu, à quelques milles de Saint-Hyacinthe? Il y était en repos forcé chez un de ses anciens « paroissiens », après une mésaventure qu’il estimait ordinaire. Au cours d’une tournée en traîneau à chiens, son véhicule enfonça la glace d’un lac et il se gela les deux pieds. Il retourna chez lui, s’y soigna de son mieux, avec les moyens à sa disposition, pour terminer sa convalescence dans un pays presque aussi rude que le sien. Il parlait déjà du presbytère qu’il projetait, pour ses collaborateurs et lui-même, mais il attendit encore dix ans pour le voir sortir de terre, ou du sable.

Si le voisinage de Fort-Chimo n’offre rien d’éblouissant, sous l’angle de la chasse aux animaux à fourrure, il n’en est pas de même de la pêche à la ligne, dans d’innombrables lacs et rivières. Dans la plupart des anses de la baie d’Ungava se capture, par exemple, un saumon excellent et de belle taille.

Alors que nous séjournons à Payne Bay – aujourd’hui appelée Bellin –, nous voyons dans de vastes tentes de toile, habitées par des familles esquimaudes, des saumons frais, non vidés, étendus près de la porte d’entrée. Des lanières de poisson cru sèchent aussi sur des cordes, que l’on garde pour la première partie de l’hiver. Seule cette première partie, car la prévoyance n’est pas la vertu dominante des indigènes. Quand le saumon manquera, frais ou sec, on ira s’en chercher du nouveau. Ou de la truite arctique, ou autre chose. Si les hommes ne « chancent » pas, comme on dit en pays mauricien, on mangera du caribou – s’il s’en trouve –, du phoque, du morse, à l’occasion de la chair d’un ours blanc. Pour n’être guère savoureuse, cette dernière est bienvenue, quand manquent la viande et la graisse.

Si l’on estime à quelque 16 000 le nombre de lacs dans le bassin de la rivière Saint-Maurice, il en est autant et davantage en Ungava, au nord comme au sud de l’aire des arbres. De l’avion léger qui vole bas, on les voit briller au soleil, bleus ou verts, ou mauves, selon les jeux de la lumière et de l’ombre. Ils se suivent par centaines et par milliers, bordés de sombres conifères qui grandissent à mesure que l’on descend vers le sud. De l’épinette noire et de la blanche, d’autres sapinages, m’affirme un bûcheron attaché à un camp du ministère des Ressources. À cent cinquante milles au sud-est de Fort-Chimo, en direction de Schefferville, les arbres atteignent douze et quinze pouces sur la souche, mais on ne songe pas à les abattre. Ils offrent ce qu’il y a de plus parfait aux fabricants de pulpe à papier, mais ils poussent trop loin de la civilisation des hommes. Aucune route n’existe qui les conduirait aux usines du sud, et les cours d’eau n’y vont pas davantage. C’est pourquoi ils grandissent en beauté et en pure perte.

Flottant sur ses pontons, le Beaver du ministère attend ses passagers au bord d’un lac transparent, à environ cinq milles du centre de Fort-Chimo. Une route de sable jaune et grenu y conduit, que l’on quitte en auto sans beaucoup d’inconvénients, s’il y a lieu, On passe du sable durci au sable durci. Au lac, des truites mouchetées de huit pouces sommeillent sous l’avion, qui gagnent le large à l’arrivée du pilote et de ses hôtes. Les truites s’habituent à la présence d’hommes inoffensifs et elles reviennent dans l’ombre accueillante de l’appareil. On ne leur offrirait pas en vain un ver de terre, à la condition d’en découvrir un dans la région, ni une mouche artificielle, ni une étroite cuillère nickelée, ornée de plumes voyantes. Sauf erreur, personne ne tend jamais une ligne dans leur eau. Elles seraient de taille trop modeste, à comparer à celles que l’on sait ailleurs.

L’ingénieur Chaussé nous invite à voir le campement d’une douzaine de ses hommes, sur un lac dont j’oublie l’impossible nom. Le Beaver ne va pas vite. Cent dix milles à l’heure au plus, à ce que l’on dit. Portant quatre personnes et des provisions pour l’équipe isolée, planant bas comme le veulent les règlements, il permet de voir ce qui se passe au-dessous de nous. Il ne s’y passe rien, mais nous nous emplissions quand même les yeux du paysage.

Le temps est si clair qu’aucun détail n’échappe aux yeux. Pas un signe de vie, même animale. Les bêtes sauvages ne manqueraient pas, mais nous volons trop haut pour les apercevoir. D’ailleurs, l’habitude veut qu’elles se cachent au moindre bruit, à la moindre alerte.

Du décollage à l’arrivée, le spectacle ne change pas : sable strié en sillons parallèles, rochers gris remontant à la nuit des temps, bouquets isolés d’épinettes noires qui ressemblent à des îlots perdus dans un océan sableux. Ce qui serait plutôt le contraire, les arbres puisant aux lacs l’eau indispensable à leur survie. Sauf erreur, il nage du poisson dans la moindre cuvette, non point stagnante, mais profonde et froide, vivante : truites d’espèces diverses, brochets et dorés, à ce qu’on raconte, d’autres aussi, qui nourrissent les plus nobles. Pendant mon séjour là-bas, je ne pêche que ce touladi, appelé truite grise, et n’avance rien quant au reste. Sinon pour l’omble de fontaine ou truite mouchetée, que je vois de près sans moi-même la poursuivre.

Au lac où nous séjournons, les employés du ministère vivent comme des rois repus, même s’ils se passent du téléphone, de l’eau courante, de l’électricité au toucher d’un commutateur. Les torches électriques et les lampes « à manteaux », alimentées d’essence, apportent la lumière dont ils ont besoin. Pour cuisiner et pour se laver, on compte sur l’eau du lac. Tuyaux et robinets n’existent pas, ni la pollution. Les hommes vivent dans des tentes pontées de madriers, entourées d’un demi-mur de planches. Il y a là le bureau de l’ingénieur en charge, avec ses cartes et ses dossiers, son lit dans un coin; la salle à manger où l’on bavarde en fumant, après les repas; les quartiers des ouvriers et ceux des manœuvres, s’il y a lieu d’ainsi parler; outre ceux chargés des relevés hydrographiques, un bûcheron qui abat les arbres, coupe à la sciote et fend le bois dont on a besoin; le cuisinier, ses marmitons et ses show-boys (chore boys); un Indien venu de Pointe-Bleue dans le Haut-Saguenay, responsable de la manœuvre des canots, légers ou lourds, qui n’ouvre la bouche si on ne lui parle pas.

La table est de telle qualité qu’on la compare à celle des chantiers, dans les opérations forestières. Les viandes, qui vont du porc et du bœuf jusqu’à la dinde, arrivent de l’entrepôt frigorifique de Fort-Chimo, qui la reçoit en été par bateau, d’ordinaire en deux fois. Si l’on a du poisson plein le lac et l’embarras du choix, il s’en consomme peu. Houillés sont les convives, pour en avoir trop mangé les premiers temps. Les jours maigres, car l’abstinence du vendredi n’a pas encore disparu, on préfère les œufs et les pâtes, les crêpes arrosées de sirop d’érable ou de mélasse, le pain doré, quand on ne s’emplit de viande comme la veille et l’avant-veille.

En trois heures de pêche au lancer, utilisant pour leurre une cuillère cuivrée de trois pouces de long, sans autre appât, j’amène à la rive quatre-vingts livres de touladi, plus ou moins. Au moment de partir, je parle d’offrir ce poisson frais au cuisinier, mais quelqu’un me prie, non sans énergie, de m’en abstenir.

― On est tannés d’en manger, du poisson, depuis longtemps.

― Qu’est-ce que je vais en faire?

― Laisse-le là, sur la grève, et des animaux viendront s’en régaler.

― Vous n’êtes pas sérieux?

― Puisqu’on vous le dit!

Je n’en crois pas mes oreilles, mais je ne puis me résoudre à pareil gaspillage. J’emporterai donc mes truites, dans l’intention de les remettre au chef Rosaire Boucher, à la cuisine-salle-à-manger de Fort-Chimo.

Celui-ci s’en montrera heureux, précisant que sa réserve de poisson mangeable tire à sa fin.

Je sais à peu près le poids de mes truites, parce que je les entasse en deux caisses de bois mince qui contenaient la viande apportée par nous le jour même, et qui pesaient chacune soixante livres.

Dans sa cuisine, Boucher me promet en retour un repas d’omble de l’Arctique, que Pierre, Jacques et Jean appellent char, de son nom anglais. Ce sera sa façon de remercier. C’est à peine la saison pour l’espèce, appelée omble-chevalier de mer, qui remonte les rivières de l’Ungava pour frayer à compter de septembre, des fois à la fin d’août. Il en garde en réserve de l’année d’avant. Gelés à fond et durs comme la pierre, les beaux poissons à chair rouge n’ont rien perdu de leur saveur – ce qu’il garantit. Nous saurons quelques jours plus tard, qu’il dit vrai.

L’omble-chevalier est une truite de mer qui pénètre à l’intérieur des terres à l’automne, pour y déposer ses œufs dans les pièces d’eau rencontrées, rivières et lacs. À l’âge adulte, son poids moyen varie de cinq à sept livres, mais il s’en capture de vingt-cinq ou près, dans certaines zones. Les gouvernements n’en interdisent pas la vente, et l’on en sert dans les salles à manger de renom, celles des plus luxueux hôtels de Montréal, Québec, Toronto, Winnipeg. Incroyable le prix qu’on en demande, quand on sait que les Esquimaux en nourrissaient l’hiver leurs chiens de trait, avant l’invasion de la motoneige.

J’en commandai un soir dans l’un des meilleurs hôtels de la métropole, où l’on servir à sa place de la truite grise ou touladi. Personne de l’établissement, du garçon de table au directeur général, ne pouvait soupçonner mon expérience du poisson. À cause de mon hôte, que je ne voulais pas peiner, je ne soufflai mot. Ma femme non plus, qui se rendit compte comme moi de la supercherie. C’est jeu d’enfant de s’y reconnaître, la chair du char étant plus savoureuse, plus fine, beaucoup plus rouge que celle du touladi.

Les rivières et lacs de l’Ungava sont en ce bas monde le paradis du pêcheur à la ligne et des coureurs de grèves, des « limoneux », comme on disait au pays de ma jeunesse, près des Cantons de l’Est. On ne saurait se représenter, avant d’y aller voir, l’abondance, la variété, la voracité des poissons qui s’y disputent le droit de vivre. S’ils ne se dévoraient [qu’]entre eux, les gros avalant les petits, il y a des siècles qu’ils ne seraient plus, ni les uns ni les autres.

Face au campement de travailleurs du lac, mais sur la berge opposée, rugit une chute en rapides successifs, longue d’un quart de mille ou à peu près. Du roc partout, d’un gris terne de calcaire, jusqu’à quinze pieds du bord.

Un aide-cuisinier de Fort-Chimo, arrivé avant nous et qui a nom Dufresne, s’amuse à ferrer de la mouchetée. Il retourne sous peu à Montréal et veut en apporter à ses parents. Il déchantera peut-être, apprenant le coût du transport par avion, qui s’applique au contenant et à la glace indispensable, autant qu’au poisson. À moins qu’il ne voyage aux frais de la princesse, à bord d’un appareil nolisé par le Gouvernement.

Debout dans un canot, dont la pince avant creuse le sable du rivage, il jette à bout de bras une étroite cuillère de métal, du même mouvement et au même endroit, pendant une heure ou plus. Il ramène chaque fois une truite d’une douzaine de pouces. Le leurre touche à peine la surface de l’eau qu’il plonge vers le fond, happé par une affamée d’une bonne livre. Sa canne plie en demi-cercle, qu’il tient ferme, avant de ramener sa proie à l’esquif. Pointée vers le haut, elle ne permet pas au fil de se détendre. Le temps que nous le voyons à l’œuvre, Dufresne exécute vingt lancers et ramène autant de saumonées farouches. Chaque coup porte. Jamais je n’ai vu rien de pareil. L’homme a son mérite, le poisson aussi, qui ne désespère pas de gagner la partie, à sa façon.

Malgré de courtes bottes, j’entre dans le lac pour atteindre une pierre plate, loin de la berge, d’où je lancerai dans l’eau blanchie d’écume, à cent pieds de distance. Contact violent dès le second lancer : un touladi qui me paraît aussi lourd qu’un veau, de ce double fait que je combats ensemble le courant descendant et le poisson qui le remonte. Je ne m’émeus pas pour autant, mais la bête met un terme à notre commune attente, enroulant autour d’une roche le nylon de ma ligne et le cassant net, d’un coup brusque. Le vairon perdu pesait ses dix livres, au jugé. À peine remplacés mon avançon et la cuillère qui l’accompagne, je touche de nouveau. Cette fois, je tire au bord une grise respectable qui accuse ses dix livres, balance de pêcheur en main, mais non menteuse. De celles qui suivront, pas une ne dépassera ce poids. Témoins d’un succès qui leur paraît modeste, mes compagnons tendent à me plaindre, estimant ma journée manquée à moitié.

― Vous auriez, dit l’un d’eux, dû venir hier. Ici où nous sommes, un type en a pris une de vingt-quatre livres. Un beau bébé! Pour les autres, dix et quinze, à chaque fois. Des gars arrivèrent en avion, qui voulaient s’essayer. Ils ont dit d’où ils venaient, mais j’ai pas fait attention. Chose certaine, ils ont pas manqué leur coup. Vous avez frappé une mauvaise journée!

Je cause avec un homme à tout faire, qui travaille ici chaque été, depuis des années. Pour les uns ou les autres. Je l’interroge sur les bêtes sauvages du territoire, qu’il prétend connaître. Je sais qu’elles n’abondent pas. Il y a du renard argenté, issu du roux, et aussi du blanc, parfois appelé isatis. Il y aurait à l’occasion du glouton ou carcajou, dont la fourrure entre dans le vêtement esquimau, mais il est si rare qu’on ose à peine le nommer; de la martre et de la belette, qui s’appelle hermine en hiver. Ce sont là les principales espèces, en si petit nombre que les indigènes ne sauraient vivre du piégeage. Sous cet angle, répétition de ce que l’on connut au milieu du dix-neuvième siècle, la Compagnie de la Baie d’Hudson jugeant opportun de fermer son poste en 1842. Si elle le rouvre en 1866, c’est pour d’autres raisons que la traite des pelleteries.

Ni l’orignal ni le cerf de Virginie ou « chevreuil », ne vécurent jamais dans l’Arctique. Il n’en est pas de même de l’ours noir, que l’on rencontre.

Je demande à mon interlocuteur s’il y a des loups.

― Il y en avait dans le temps passé, mais on n’en voit plus, depuis qu’il n’y a plus de caribous.

Quelques années plus tard, quand l’agent Pierre Brazeau, représentant de la Sûreté provinciale à Fort-Chimo, m’apporte à Saint-Hyacinthe, d’où il vient, un excellent morceau de caribou tué par lui, je me mets à douter de la science de mon informateur.

Ou peut-être n’errait-il pas : caribous revenus, loups aussi.

Car les loups, dans la mesure où je me suis renseigné, ne manquent pas ces dernières années.

À la Baie des Feuilles, à une centaine de milles au nord-ouest de Chimo, l’omble de l’Arctique emprunte une rivière qui s’y jette, pour remonter vers les cours d’eau et les lacs qui l’attirent.

Nous filons un jour de ce côté, dans l’espoir de voir de près ces truites si rouges de l’Extrême-Nord. Ignorant la baie, nous volons en droite ligne vers Finger Lake (Lac du Doigt), où le fidèle Beaver amerrit. Outre le pilote Bélanger, nous sommes quatre à bord : l’ingénieur Chaussé; un pêcheur enragé du nom de Beauchemin, je crois, qui attend depuis des mois une occasion de capturer le fameux char; ma femme et moi-même.

Vu l’absence de canot ou autre embarcation, nous devons ignorer pour la pêche le lac clair sous nos yeux, entouré de collines dénudées. Au bord du lac, le pied enfonce. Nous marchons sur le pergélisol, ce que l’Anglophone appelle permafrost, mot plus expressif, semble-t-il, que le français, et qui se décompose comme suit : perma, de permanent, et frost, gelée.

Sous quinze ou vingt pouces de sol, la glace ne fond jamais. Pays de la toundra aux fleurs multicolores, piquées à travers de courtes herbes et d’humides lichens que la chaleur assèche. Sauf les immortelles et les boutons d’or, parents des nôtres dans le sud, je ne reconnais pas une corolle. Une broussaille d’arbrisseaux entrave la marche, dont je ne puis dire l’identité. Ce qu’on peut se sentir ignorant dans un pareil milieu!

Reposant sur le sable plus blond que rougeâtre, ses pontons pointés vers le large, l’avion tient au sol par de simples cordes, enroulées autour de roches à moitié enfouies, comme soudées à la glace au-dessous.

Nous le quittons à peine que Beauchemin – et c’est là son nom – prépare sa canne à pêche. Avant même de remonter ses hautes bottes de caoutchouc, qui se retournent vers le bas. Il court au premier ruisselet courant sur le gravier, amène le premier poisson comme il ferrera le dernier. Je le suis, pendant que mon épouse porte les appareils photographiques, l’un armé d’une pellicule-couleurs, l’autre satisfait du blanc et noir. Ni Chaussé ni Bélanger n’ont comme nous cette manie de tremper du fil dans l’eau. Ils flânent en attendant, échangeant des propos qui peut-être nous concernent, face à un paysage qui ne leur apporte plus de surprises.

Des mares stagnantes en apparence, des trous d’eau et des filets qui ne le sont pas plus qu’elles, se multiplient autour de nous. Ils se suivent, se tiennent, se mêlent, tendent à couler vers l’est et le sud. Il importe de repérer les bassins à sombre surface, qui cachent dans les creux des touladis de douze à quinze pouces. Nous en prenons tant et plus, mais pas un omble-chevalier. La mouche à truite et celle à achigan, la cuillère simple ou double, le vairon artificiel, les autres leurres tirés des sacs, rien ne paraît devoir attirer la curiosité d’un char. Ce qui ne saurait se produire, nous assure-t-on, dans le voisinage de Finger Lake. Il n’y a qu’une explication plausible : le poisson retarde dans sa migration vers l’embouchure des fleuves qu’ils remontent dans l’Arctique : ceux des baies d’Ungava, de James, d’Hudson.

Une fois de plus, nous donnons nos truites au chef Rosaire Boucher, mais je réserve les plus belles à mon ami Daniel Johnson, qui pourtant mérite mieux –autant dire des chars.

Si celui-ci promit vingt fois de visiter le poste lointain de Fort-Chimo, on attend encore sa venue. Il ne manque pas de bonne volonté, n’arrive pas à se libérer. Il souffre aussi de cette maladie du cœur qui l’emportera et qu’il cache jusqu’à la fin. S’il disparaît un moment, hors celui des vacances, c’est qu’il entre à l’hôpital. Il n’empêche qu’on l’attend plus que jamais à Fort-Chimo. On s’appuie sur son intérêt pour le Nouveau-Québec, et dont ma mission, patronnée par lui et sans caractère officiel, paraît une indication nouvelle. En attendant, on se prépare à l’accueillir.

Comme on roule sur le sable à Chimo et que les fleurs, sauf les boules blanches de la linaigrette, ou coton du nord, n’existent nulle part dans le voisinage, les hommes décident de recueillir ce qu’ils pourront de terre et de semer. Ils se rendent compte, au dernier moment, qu’ils n’ont pas même de graines de pissenlits. En désespoir de cause, quelqu’un met en terre des pois à soupe, ce qui explique l’étroite ceinture vert pâle entourant le pavillon de la cuisine.

Impuissant à effectuer un voyage en 1959, Johnson le sera davantage après la campagne électorale de l’année suivante.

Si je gagne un jour Fort-Chimo grâce à Johnson, c’est à cause de lui que j’en pars plus tôt que prévu. Je m’aperçois tout à coup que certains villages s’allongent en ma présence, et que parfois l’on rit jaune. Les gens continuent de se montrer aimables pour la forme, mais je note aussi que, sans en avoir l’air, on organise le vide autour de nous, ma femme et moi. On ne nous invite plus à la pêche, ni à sauter dans le Beaver pour visiter un groupement esquimau. Nous passons deux longues journées à lire, n’ayant rien d’autre à faire. Si bien que j’annonce notre départ et réserve au bureau de Nordair deux sièges, dans le premier DC-3 décollant en direction de Montréal. Personne n’essaie de nous retenir.

Y pensant un peu beaucoup, me rappelant certaines questions insidieuses, j’arrive à conclure que mes hôtes, si obligeants la veille, viennent de découvrir en ma personne une sorte d’espion du ministre dont ils relèvent, par-dessus le bureau d’un ingénieur-conseil, et que je viens rédiger un rapport sur leur ardeur au travail, celle des chefs surtout, qui donnent le ton et l’atmosphère.

Sinon, pourquoi déléguer sur les lieux un journaliste apte à ce genre d’enquête discrète, capable de rendre service en tant d’autres endroits?

Nous ne saurons jamais quel fin finaud se découvrit pareille idée lumineuse, qu’il communiqua à ses collègues ou subalternes.

Rien ne m’oblige à révéler les raisonnements sur lesquels je m’appuyai pour conclure. Plus je m’y attardais, plus ils m’apparaissaient naturels et logiques. Daniel se paya une pinte de bon sang en apprenant la fin ridicule de mon aventure. Il n’en revenait pas de la naïveté de certains adultes mal mûris, se demandant si quelques-uns d’entre eux ne révélaient à leur insu un jeu qu’ils entendaient cacher. Ils se donnaient du mal, semblait-il, pour éventer une mèche qu’ils voulaient garder dans l’ombre.

N’ayant rien à me reprocher, je fus quand même le plus puni, à cause d’un demi-sot ou de plusieurs.